Chapitre 11 (2/4)

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Sales gosse, songea Cécile en remontant la rue déserte trois heures plus tard, tout le portrait de leur frère, sans aucun doute. Elle l’avait bien mérité, son salaire, tiens !

Le lourd faisceau lumineux de phares de voiture arrivant en sens inverse la cloua sur place dans ses réflexions. Aveuglée, elle plissa les paupières mais ne distingua pas les occupants du véhicule qui s’arrêtait devant elle.

— Tu veux qu’on te ramène ? proposa une jolie voix légèrement flûtée.

Non, mais de quoi-je me mêle ?! Cécile s’échappa et accéléra le pas en serrant tout contre elle son sac à main.

— Cécile ! Monte dans cette bagnole !

Cécile encaissa. La voix sèche de Florian n’admettait aucune réplique savamment dosée. Elle fit face à la voiture : à la place du mort était posée une fille blonde, frêle comme un oiselet, qui la regardait avec une curiosité insolite mais avenante de ses beaux yeux noirs. À ses côtés, le visage fermé de Florian traduisait clairement son envie de la voir monter dans sa « bagnole » : à coup sûr cette brillante idée ne venait pas de lui.

Cécile laissa son regard errer sur la Renault type familiale avant de lâcher une de ses remarques les plus sensées :

— Mais euh, tu as le permis au moins ?

— Bah, oui, tu ne sais pas qu’on les trouve dans les pochettes surprises ?

La petite amie de Florian le fusilla du regard avant de le poser avec perplexité sur Cécile, comme si cette dernière représentait un mystère insoluble.

— Je l’ai passé en février et c’est tout ce qu’il y a de plus légal, soupira Florian en tapotant son volant. Si cela peut te rassurer, je peux te coller le A sur le pare-brise, il est quelque part dans la boîte à gants, ajouta-t-il d’un ton radouci, bien qu’un brin sarcastique.

Cécile insista, elle n’habitait vraiment pas loin et le quartier n’était pas à risque. La fille gloussa doucement.

— On est investis de cette mission ce soir. En voiture, ma jolie !

Dialogue de sourds. Cécile agrippa la portière arrière en essayant de contenir le déluge qui s’amoncelait dans sa tête. La petite amie n’avait pas à payer pour Florian mais à lui, elle lui règlerait son compte dès qu’elle en aurait l’occasion.

Elle s’installa prudemment entre le siège auto et la place encombrée de coussins et d’appuie-têtes. Boucla sa ceinture presque avec ostentation, d’un clic bien sonore. Oui, elle ne plaisantait pas avec la sécurité, qu’il aille se faire voir si cela ne lui convenait pas ! Elle releva la tête et tomba sous le regard de Florian qui observait son manège de son rétroviseur.

— C’est la voiture de ma mère, Cécile, explicita-t-il sobrement comme s’il avait compris son intention de vouloir détruire tout ce qui lui appartenait, à commencer par cette voiture.

Cécile inspira et desserra sa prise sur la ceinture d’un bref hochement de tête. La blonde inclina légèrement sa tête d’un air interrogateur puis se retourna vers Cécile pendant que Florian se replaçait sur la chaussée.

— Cécile, c’est ça ? Moi c’est Chloé, ravie ! Désolée d’avoir été lourde, c’est moi qui ai demandé à Florian de te raccompagner mais c’est la moindre des politesses. J’essaie de l’éduquer, mais franchement c’est quasiment perdu d’avance ! Sa mère n’y est pour rien, c’est une femme adorable mais elle a bien du mérite de t’élever, pouffa Chloé en frappant gentiment le bras de Florian qui ne broncha même pas, les yeux sur la route. Alors, les filles ont été sages ce soir ?

— Oui, ça allait.

— Avec Emma, cela ne m’étonne pas, elle est à croquer ! Clem’ est super mature pour son âge ! Et avec Zoé ? questionna Chloé, le sourire aux lèvres.

— Elle est un peu difficile sur les bords, mais…

— C’est une chieuse ! s’emporta brutalement Florian. Une vraie chieuse et encore, moins que Sophie. Putain, c’est pas difficile de dire ce que tu penses !

— Florian, calme-toi un peu, qu’est-ce qui te prend, merde ! sursauta Chloé presque avec effroi.

Florian baragouina un semblant d’excuse et Chloé ferma un instant les yeux, le visage tourné vers Cécile, exposant sa fragilité à nu. Cécile se tassa sur son siège toute colère envolée, regrettant de se trouver dans la meilleure situation gênante de tous les temps, et c’était peu dire. D’autant plus qu’elle avait reçu le message de Florian 5/5 même si elle doutait de son interprétation. Seigneur, c’était si compliqué à décoder et elle qui n’était pas douée pour les relations sociales !

Chloé la tira de son anxiété en meublant le silence épais qui s’était installé.

— Enfin, avec les trois petites, ta soirée a dû être plus palpitante que la nôtre. C’est vrai quoi, j’essaie de nous organiser une petite soirée sympa, la première depuis des mois, et môssieur prétend qu’il s’ennuie ! C’est du grand n’importe quoi, s’enflamma-t-elle en prenant à témoin Cécile qui s’en serait bien passée.

— Je ne prétends pas m’ennuyer, je m’ennuie, articula Florian, mâchoires serrées.

— Et depuis quand ?! J’ai du mal à te suivre, là. Avant, je devais te supplier pour que tu daignes t’arracher de la Wii à plus de 3h du mat’ ou de votre quatrième film d’affilée. Et là tu plantes tout le monde à 22h et tu te casses en faisant comprendre que tu t’emmerdes ! Explique-moi ce qui t’emmerde, vu que je suis trop conne pour comprendre !

Cécile voulait sauter en marche. La voix de Chloé montait crescendo dans les aigus et Florian hurlait presque quand il répliqua grosso modo qu’il avait le droit de rectifier sa position et que les jeux vidéo pourris et les films d’horreur à la con qu’il délaissait prouvait qu’il avait grandi et qu’il était peut-être temps de passer à autre chose pour animer les soirées. Ce à quoi Chloé rétorquait que puisqu’ils n’étaient plus assez bien pour lui, il n’avait qu’à aller voir ailleurs (pour parler poliment), rejoindre ses fréquentations douteuses et garder pour lui ses mensonges et hypocrisies diverses.

Cécile se prit la tête entre les mains, elle ne voulait pas entendre plus de cette dispute de couple qui l’avait complètement oubliée. Toutes les tensions et les non-dits dans cette relation de poker-menteur éclataient en une cacophonie sonore insupportable. Elle écrasa ses genoux de ses poings serrés. Au bord de la nausée, elle se sentait partir à la dérive. Elle qui pensait être capable de contrôler le flot de ses émotions afin de réfréner ses pulsions ! Elle le ressentait jusque dans ses tripes, ce soir elle partait en vrille. Elle se cramponna désespérément à son siège, tentant de reprendre son souffle. De la mousse s’enfonçait dans ses ongles. Désorientés, ses yeux voltigèrent avant de s’accrocher aux coussins. Empilés précairement au sommet du siège voisin, ils formaient une bête tapie dans l’obscurité que les lumières crues et artificielles des éclairages publics zébraient de manière éparse, crevant fugacement de leur halo foudré sa construction cauchemardesque.

Le croque-mitaine ne résiste pas au jour ma belle, comme la vérité.

Cécile ne lâchait pas ce tas informe, s’oubliant presque à respirer, fascinée. La voiture, menée par un conducteur agressif, négocia mal le virage du boulevard Gambetta : le monstre dodelina dans la douceur de la courbe avant de basculer en avant, s’étalant sur la moquette et les pieds de Cécile. Comme fauché par un éclair.

— Arrête la voiture !

Le véhicule stoppa net son embardée tandis que deux paires d’yeux la dévisageaient soudainement douchés.

— Arrête la voiture, je descends, répéta Cécile en proie à sa panique grandissante.

Chloé se renfonça sur son siège sans prononcer un mot. Florian passa tranquillement une vitesse, l’air concentré, avant de promener son regard sur les allées aux maisons calfeutrées.

— Tu n’habites pas là si j’ai bonne mémoire.

— Je marcherai, dépose-moi là.

Il prit le temps d’observer cette fille efflanquée à l’allure gamine, repliée sur elle-même comme par peur de déranger, ses yeux azurés baissés sur des coussins dépareillés, et sa natte brune se fondant dans le décor caoutchouteux et métallique de l’habitacle. Seule sa peau blanche, constamment nuancée par les vifs éclats jaunâtres saccadés provenant des éclairages, semblait trahir sa présence. Elle tenait tant à son image de petite fille sage et discrète qu’elle devait oublier que ce n’était qu’une image de façade qu’elle s’était construite, une carapace qui se craquelait par toutes ses fissures. Il lui semblait l’avoir perçue, enflammée sans son masque de cire.

— Tu n’habites pas là, répéta-t-il, inflexible. Je te dépose devant chez toi.

Cécile savait ce combat perdu d’avance et les signaux de détresse de Chloé étaient si évidents qu’elle n’avait pas le courage de la planter là, entourée de silences gênés et de larmes refoulées gonflées de rancune. Elle comprenait ce rôle de bouclier humain car elle maîtrisait tous les mécanismes de défenses.

— Si cela ne te dérange pas, alors ça me va, merci ! Prends la prochaine à droite, c’est plus court.

Surpris de son changement d’attitude, Florian sourcilla. Il sentit Chloé se détendre, manifestement soulagée, et redevint aussitôt maussade lorsqu’il comprit l’accord tacite des deux représentantes de la gente féminine. Il actionna le clignotant de mauvaise grâce et la voiture s’engagea, docile. Au moins un truc sous contrôle dans cette soirée.

— Tu as quel âge Cécile ? s’enquit Chloé en les embarquant sur un terrain moins glissant.

— Bientôt 17 ans. Je suis en première ST2A au lycée Choiseul.

Florian n’entendait pas la définition d’une première ST2A, il bloquait sur le nombre 17, certain d’avoir mal entendu. Il dut se faire violence pour ne pas se retourner et l’examiner à nouveau sous toutes ses coutures pour trouver un indice, un seul. Au lieu de quoi il garda les yeux sur la route, faussement attentif au petit groupe qui défilait sur le trottoir en chahutant bruyamment, alors que le nombre 17 tournoyait en boucle dans son esprit sans parvenir à s’associer à sa représentation de Cécile. Les apparences sont trompeuses, certes, mais à ce point ! Même Claire qui n’avait que 14 ans et visiblement dotée d’une grande immaturité qui avoisinait la folie, lui avait paru plus âgée dans ses effronteries affichées.

17 ans… Jamais il ne l’aurait cru s’il ne l’avait pas entendu de sa bouche.

— Je te signale que le feu est vert.

La voix agacée de Chloé le rappela à l’ordre. Florian s’exécuta machinalement. Chloé continuait de discuter sans plus lui prêter la moindre attention, questionnant Cécile au sujet de la thématique de l’un de ses projets artistiques de cette année.

De quoi ?

— … plutôt étalé sur deux ans, pour nous préparer à cet examen. L’objectif de cette année est de définir le sujet de notre projet pour mieux l’exploiter et le présenter devant un jury en fin de Terminale. Comme ça, on a plus de temps et plus de chances de réussir.

— Ce n’est pas con, surtout si cela compte pour votre bac. C’est un peu l’équivalent de notre TPE en fait. Tu as déjà choisi sur quoi tu voulais travailler ?

— Oui, j’ai déjà une idée.

La voix tendue de Cécile se modula en des inflexions graves, presque solennelles, soulignant une idée mûrement réfléchie.

— Je ne suis pas encore sûre pour le support, peut-être un collage ou un autre truc dans le même esprit et sur plusieurs tableaux. À chaque fois, je voudrais mettre en parallèle un comportement humain et celui d’un animal par le biais d’un objet. J’ai déjà commencé l’esquisse d’un tableau mais je pense que je le présenterai en dernier : un poisson dans son aquarium recouvert de miroirs sur toute sa surface. Les miroirs ont été placés pour faire croire au poisson que son territoire était infini et qu’il vivait entouré de poissons comme lui. Et comme un poisson ne se pose pas trop de questions, il était persuadé que c’était sa réalité.

— Ah je vois, c’est un peu comme le mythe de la caverne de Platon, explicita Chloé apparemment ravie de pouvoir enfin associer la philosophie à une idée concrète. Tu sais, l’homme dans sa caverne qui croit que les ombres qu’il voit sur les parois sont des choses réelles jusqu’au jour où il sort dehors et qu’il s’aperçoit qu’il vivait dans l’illusion.

— Euh oui, c’est ça, acquiesça Cécile qui se promit de se renseigner sur ce mythe qui reflétait si bien sa pensée.

— Et alors, ton poisson il finit par sortir de son aquarium ?

— Il essaie de s’échapper parce qu’il commence à s’ennuyer tout seul alors qu’il y a plein de poissons à côté. Mais il se rend compte en se cognant aux miroirs que sa vie n’était qu’illusion, que la réalité se trouvait de l’autre côté des murs de verre et qu’il a passé sa vie enfermé dans un bocal. Depuis le début, la réalité était sous son nez et il ne voulait pas la voir. Quand il s’en aperçoit, c’est trop tard.

Un long silence.

— Ce n’est vraiment pas drôle, Cécile.

— Je sais.

Repartie toute simple, dénuée de sarcasme, mais assenée par des prunelles le disséquant froidement à travers le rétroviseur, comme si elle savait tout le cheminement de ses pensées et le défiait de formuler la moindre objection à tout ce qu’elle avait pu dire, à commencer par son âge.

Chloé qui n’avait pas perçu la tension ou qui était déterminée à ne rien voir, regardait Cécile d’un autre œil après son intéressante théorie.

— Bon, après ce n’est pas faux, lâcha-t-elle avec prudence, mais c’est, euh… une conception un peu noire de l’humanité, non ? Je veux dire, reprit-elle avec un petit rire forcé, tous tes tableaux ne vont pas être comme cela, si ?

Cécile haussa les épaules.

— C’est pour l’instant la seule idée que j’ai.

Le silence retomba. Chloé semblait à court de sujets de conversations et personne ne voulait faire d’efforts pour atténuer le malaise provoqué. Florian se mit inconsciemment à tapoter son volant de sa main droite, comme toujours lorsqu’il était tendu, ses doigts marquant la cadence.

— Prends à gauche, c’est juste là, dit Cécile.

Florian tourna à gauche tandis que Cécile se détachait et farfouillait dans son sac à la recherche de ses clés. Chloé posa sa tête contre la vitre et contempla l’obscurité sans rien en attendre.

— Au fait, si vos mères se connaissent depuis aussi longtemps, comment ça se fait que c’est la première fois que tu gardes les filles ? Ou que j’entends parler de toi ?

Cécile dévisagea le visage de Chloé dans le reflet de la vitre avec des yeux de merlan frit. Florian tentait l’exploit de faire un créneau tout en réfléchissant à une explication pour pouvoir se tirer d’affaire, le tout sans avoir l’air coupable sous le regard meurtrier de Cécile.

— Oh, euh… eh bien, commença Cécile.

Une vibration bien familière dans la poche de son jean l’empêcha de développer.

— Excuse-moi une seconde, murmura-t-elle non sans soulagement en se tortillant pour pouvoir extirper son portable.

— Allô ?

L’inquiétude se peignit soudainement sur son visage. Elle ouvrit sa portière et descendit de la voiture en tentant d’apaiser son interlocutrice dont la voix affolée jaillissait du téléphone.

— Attends, attends, calme-toi, je ne comprends rien à… s’il-te-plaît, Claire, ralentis… Comment ça, complètement bourré ?

Florian éteignit son moteur et tendit son bras à travers la fenêtre ouverte.

— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Chloé en se redressant.

— Passe-la-moi, ordonna Florian.

Cécile obéit sans discuter, trop déboussolée pour rechigner, et se contenta de regarder mécaniquement Florian prendre le relais.

— Où es-tu ? interrogea-t-il les sourcils froncés, les poings crispés sur le volant.

Même au son de sa voix, Claire ne modifia pas d’un iota son débit confus et affolé qui se déversait à toute vitesse dans son oreille. Florian saisit vaguement les termes de « bowling » combiné au « bourré », « dépression », « culpabilité », et la notion de « peur » qui revenait en boucle.

— Il va faire une connerie, il va faire une connerie, il déraille à nouveau, bordel, je sais pas quoi faire… Putain de bordel… et ma mère ne répond pas ! Oh merde, je fais quoi, putain ?

Claire hachurait à présent ses phrases en gros sanglots incompréhensibles. Pas assez pour qu’il n’en comprenne pas l’idée générale.

— Ne bouge pas, on arrive.

— Où ça ? C’était qui ? glapit Chloé, complétement pommée.

— Bastien a des ennuis, expliqua brièvement Florian en remettant le contact.

— Hein ? Dis-moi que c’est une blague ! Tu ne vas quand même pas…

— Tu viens ? interrogea-t-il en rendant le portable à Cécile qui l’observait, statufiée.

— Attendez une minute, c’est quoi ce bordel ! Qu’est-ce qui se passe ?

Chloé se tordit presque le cou pour passer alternativement de Florian au portable de Cécile. Elle esquissait un geste de ras-le-bol-que-je-sois-la-dernière-au-courant quand sa main retomba, faisant naître un rictus sur ses lèvres.

— Je crois que j’ai pigé, souffla-t-elle en chargeant sur Cécile son regard désabusé. Tu fais partie du lot, hein ?

— Chloé, arrête-ça tout de suite.

— J’aurais dû m’en douter, continua-t-elle. Lui. Toi. Claire, la chère sœur hystérique de Bastien. Et le gars qui n’arrête pas de traîner avec lui. Dis-moi, Cécile, combien d’entre vous dépendent de Bastien maintenant ? C’est quoi votre petit trafic ?

— Putain Chloé, on n’a pas le temps de jouer à ces conneries !

— Depuis quand tu t’inquiètes de savoir ce que fait Bastien ? repartit Chloé avec morgue.

— C’était ton meilleur ami !

— Ça ne l’est plus ! Et réponds à mes questions !

— Je viens ! Fermez-la et démarre !

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