4. Début de soirée
— Bonsoir, déclame Nathalie, joviale, en pénétrant dans la boulangerie-salon de thé.
La patronne sert un client, elle ne daigne pas lui répondre, elle lui adresse juste un coup d’œil et un haussement d’épaule. Un peu interdit, le jeune couple se dirige vers la partie salon de thé, déserte à l’exception d’un vieux couple.
Un peu douchée par l’accueil de la patronne, Nathalie n’ose pas saluer cette modeste compagnie, mais tente tout de même de capter l’attention de la vieille dame et lui sourit. Elle ne récolte en réponse qu’un vague regard. Ils s’asseyent à la seule table offrant une vue sur l’extérieur. Il semble à Nathalie que le regard de la vieille la poursuit.
— Je pense que nous avons trouvé la dame qui a servi de modèle à la Joconde, chuchote-t-elle à l’oreille de Robin.
— Oui, elle nous observe sans bouger les yeux, je suis sûr de ça. Mais la Joconde était beaucoup plus jolie, répond Robin en souriant.
— Essaye de l’imaginer plus jeune de quelques siècles.
Malgré sa boutade, Nathalie ressent un léger malaise, un serrement dans le creux de l’estomac. Sa blague fait écho à la gêne qu’elle éprouve. Elle n’arrive pas à en comprendre la source. Du coin de l’œil, elle observe le vieux couple muet et immobile. Le vieil homme, la figure flasque et avachie, regarde une peinture marine ornant un des murs du salon. Ses yeux, globuleux et exorbités, ne se détachent à aucun moment de la toile, ne clignent pas, totalement immergés dans leur contemplation.
Nathalie détourne le regard et observe à son tour l’œuvre. Son œil averti reconnaît une marine de qualité moyenne, elle met en scène des pêcheurs du dix-neuvième siècle, le rendu de la mer lui semble tout de même d’excellente facture. Les vagues et l’eau y paraissent animées d’un mouvement lent et captivant.
— As-tu remarqué cette mosaïque sur la façade de la mairie ?
Nathalie sort de ses rêveries, elle regarde Robin, éprouve quelques difficultés à faire le point sur lui.
— Allo ! Ici la Terre ! La Terre appelle Nathalie ! Do you copy ?
— Hein ? Nathalie reprend peu à peu ses esprits.
— As-tu remarqué la mosaïque sur le fronton de la mairie ?
Elle se tourne vers la vitre, constate que désormais, les réverbères éclairent la place, ils diffusent une lumière chiche sur le lieu désert. Elle lève les yeux vers le fronton et découvre, éclairé par des spots, l’image d’un homme vêtu d’une toge et remettant une clef à une sirène bien moins habillée.
— Bien que la mosaïque date du dix-neuvième siècle, elle fait référence à une légende nous parvenant de l’Antiquité. Elle concerne la création de Malport, reprend Robin, de sa voix docte qui énerve tant son épouse.
— Vas-y, je t’en prie, raconte-moi, j’aime quand tu étales ton savoir, le coupe Nathalie en feignant une attitude admirative.
— Puisque tu insistes. La ville a été fondée par les Gaulois au premier siècle de notre ère...
— D’où la toge ! Très gaulois !
— Si tu m’interromps à chaque phrase, je n’arriverais pas à te raconter la suite.
— Vas-y, je ne te couperais plus.
— Au second siècle, les ports naturels manquaient.
— Ils ne sont toujours pas très nombreux sur cette côte !
— Tsss !
— C’est bon, je te laisse parler.
— On raconte que les premiers habitants, chassés de leur village, ont erré à travers les grandes forêts pour tomber sur un vallon les conduisant à la mer. On appelle ça une valleuse. Une fois installés avec la petite plage ouvrant sur une mer poissonneuse, mais dangereuse, ils auraient offert les clefs de la ville à une divinité marine pour obtenir le droit de pêcher en toute sécurité.
— Passionnant ! La serveuse n’est toujours pas venue, répond Nathalie en regardant autour d’elle.
— Je vais la chercher, tu veux quoi ?
Suite à l’insistance de Robin, la serveuse arrive. Elle pose bruyamment un plateau entre eux, et dispose brutalement leur boisson su la table. Elle ne leur adresse pas la moindre parole de politesse ni ne juge nécessaire de nettoyer le chocolat versé dans la soucoupe de Nathalie. Elle attend ensuite le règlement des consommations, elle rythme le temps qui passe par de profonds soupirs. Pendant que Robin extirpe son portefeuille de sa veste, ce ne sont pas moins de dix qu’elle leur inflige. Une fois payée, elle part sans dire un mot.
— Ils parlaient aussi de la légendaire amabilité des serveurs dans ton guide ? Demande Nathalie, outrée.
— Non. Pas plus que de leurs yeux fuyants ni de l’odeur aquatique qu’ils dégagent.
Un bruit de chaise les interrompt, le vieux couple se lève. Ils traînent, ils semblent plus glisser leurs pieds sur le sol que les mouvoir librement, dans un suintement humide et visqueux. Le vieil homme tarde à abandonner sa contemplation de la toile et un des yeux de son épouse semble constamment fixé sur les jeunes gens.
Un peu déstabilisés, Nathalie et Robin terminent leur boisson. La serveuse revient. Armée d’un torchon, elle entreprend de nettoyer chaque table. Elle commence par la leur, les bousculant pour s’acquitter de sa tâche. Devant autant d’empressement à rendre leur séjour déplaisant, ils sortent. Dès que la porte se referme derrière eux, les verrous claquent dans la nuit.
— Bonjour la qualité d’accueil !
— Tu as désormais la preuve par l'expérience que faire du tourisme en France nécessite une bonne dose de masochisme, répond Robin en souriant.
Un vent froid et humide, chargé d’iode les saisit dans ses bras glacés. Nathalie se serre contre son homme, à la recherche de chaleur et de réconfort.
Ils empruntent une rue secondaire. Il est dix-neuf heures. Les commerçants ferment leurs volets métalliques et les regardent passer, pleins de méfiance hostile, prêts à défendre leurs biens contre l’invasion parisienne.
La rue débouche sur la plage et leur hôtel. Avant de rentrer, il laissent leur regard errer sur l’étendue marine, la pleine Lune nimbe les galets et les falaises d’une lumière blanche et crue, son reflet déformé par les flots danse dans la nuit. Sur la rive, des pêcheurs hissent des barques sur la grève.
— Je ne savais pas qu’ils pratiquaient encore la pêche, déclare Nathalie entre deux claquements de dents.
— Le guide n’en parle pas…
— Je savais bien que ton expertise sur l’histoire de Malport provenait du routard ! Rentrons ! J’me gèle.
— J’ai de quoi te réchauffer.
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