Confidences sur la presque île

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 Je me réveille fraîche et heureuse d’être où je suis sur le planisphère, accompagnée, une fois n’est pas coutume, par les saveurs de l’Inde. Le petit déjeûner est un festin composé de naans maison, d’une omelette et d’un tchai que j’apprends à préparer sous les directives de Naia. Le ventre plein, nous sortons faire prendre l’air près d’une rivière avec les petits emmitouflés dans la poussette. Dalil nous rejoint en début d’après-midi, en sortant du travail. Il profite quelques instants de ses neveux, puis nous prenons la voiture tous les deux vers un endroit qu’il souhaite me montrer.

 Il coupe le moteur aux abords d’une péninsule dont on ne voit pas le bout. Personne à l’horizon. Sous le ciel couvert, on entend le silence vivant de la nature. La plage est faite de sable noire et de pierres volcaniques. “Je te présente la presqu'île de Geldinganes, un de mes coins fétiches", fait Dalil pendant que je respire la brise et sonde l’horizon. L’air est rempli de surprises. “C’est magnifique” réponds-je pour le remercier. Des ondes se dessinent avec précision sur l’eau calme et limpide du rivage. On y voit les algues onduler au rythme lent des remous. Je commence à marcher en direction de la presqu’île.

 Mes pieds rebondissent sur le sol tendre, un champ de mousse clairsemé de pierres volcaniques et d’herbes décoiffées. Je lève les yeux vers la course des nuages dans le ciel. Quelques goélands décrivent des plongeons aériens. Dynamisée par l’air frais et l’euphorie de la découverte, je marche à grands pas, je cours même. En un rien de temps, les masses nuageuses s’écartent. Tel un voile de magie, le soleil bas répand son faisceau de lumière jaune sur la prairie d’herbe fanée. Chaque brindille resplendit d’une couleur dorée. Un brasier en contraste avec la mer turquoise et la plage de sable noire. Mes cheveux au vent se laissent sublimer par cet or solaire. Je me concentre pour imprimer cette palette de couleurs dans mon esprit. De retour en France, il me faudra les retrouver au pinceau. Je me dit que cette seule vision donne tout son sens à mon voyage sur cette île des contrées nordiques.

 Et comme pour compléter la parade céleste, un arc-en-ciel vient couronner l’horizon. Que vouloir de plus ? À la manière dont on est pris du sentiment amoureux, le cœur en expansion, je me sens comme prise de vertige du haut d’une falaise. Noyée dans la seconde intense qui précède une chute libre. Ce n’est pas de la peur mais un trac ; qui prend aux tripes, sert la gorge et donne les larmes aux yeux. Je suis au bout du monde et caresse l’instant. L’Islande, royaume des cieux…

 J'avance en marquant des pauses pour m’imprégner de cet incroyable tableau. Mon acolyte me laisse galoper devant lui en respectant mon silence émerveillé.

 Au bout d’un moment, sans pouvoir se retenir davantage, il finit par relancer la conversation.

— Ta démarche est celle d’une personne forte, on dirait que rien ne saurait t’arrêter !

— Ce paysage est invraisemblable ! Dalil, je te remercie de m’avoir emmenée ici.

— Sérieusement, Juliette, ta démarche a quelque chose de spécial, qui en dit long, ajoute-t-il. Et je ne dis pas ça pour te flatter. J’ai emmené d’autres touristes ici avant toi, mais ceux-là sont vite blasés après quelques photos. Toi, tu plonges à fond dans l’expérience, tu ne laisses aucune partie de ton corps sans vie. Tes membres sont toniques et tu marches avec la ferveur d’un pèlerin. Vois-tu, après les avions, l’esprit humain est mon objet d’étude favori. Comme j’ai la chance de connaître en profondeur plusieurs cultures, je suis assez doué pour cerner les personnes qui croisent mon chemin. En particulier, je repère facilement l’endroit où elles se sont inventées des limites qui les empêchent d’avancer. Or, je t’avoue que jusqu'ici, j’ai peine à me définir où se situent les tiennes.

— Personne n’est parfait, me défends-je. Là, devant un tel panorama, je peux effectivement sembler épanouie, mais c’est sans aucun mérite. Dans la vie de tous les jours, je suis face à mes lacunes, comme n’importe quel être humain.

— Pour être honnête, je ne perçois pas encore lesquelles. Ma question n’a peut-être pas de réponse bien nette, à ton jeune âge, mais si je te demande de m’éclairer un instant ? À quelle occasion as-tu constaté le plus ces barrières qui sont les tiennes ? À quel moment t’es tu sentie trébucher sur tes propres chaines, si tu devais choisir un exemple ?

— Ai-je atterri entre les mains d’un thérapeute ?

— Tu vois, Juliette, lorsque j’avais ton âge, j’étais habité par des élans, des rêves et des ambitions, tout comme toi, et cette énergie encore intacte pouvait soulever des montagnes. Seulement, avec du recul, j'ai compris que je ne l’utilisais pas toujours au bon endroit, car il me manquait un précieux élément. Je n’avais pas appris à me connaître moi-même… C’est pour sonder où tu en es que je te pose la question.

 Son interrogation vient semer le trouble dans mon euphorie. C’est un saut dans mon intimité qu’il m’invite à faire. Je respire et regarde successivement mes pieds en marche et l’horizon.

— Depuis que j’ai quitté les études pour voyager, j’ai la sensation de vivre la vie avec beaucoup plus d’intensité. Je fais tout simplement ce qui me plaît. J’ai réalisé un rêve qui m’habitait depuis plusieurs années : partir seule pour un long voyage en Amérique du Sud. J’ai même étendu ce rêve dans le temps et sur d’autres continents. J’y ai découvert que je possédais les ressources pour m’en sortir presque en toutes circonstances. Cela m’a donné la confiance qui m’a longtemps fait défaut. Maintenant, à première vue, tu dirais que rien ne m’arrête... Mais en réalité, dès lors que mes désirs sont en désaccord avec ceux des personnes qui me sont chères, je finis souvent par perdre de vue mes aspirations renoncer à ce qui m’habite. Le fait que je sois là en train de m’offrir cette aventure est déjà une victoire ! Disons que les circonstances m’ont été favorables… mais la vie m’attend au tournant. Chaque fois que je place mes ambitions en priorité, je finis par sentir de la culpabilité. Je suis capable d’hésiter à l’infini sur des choix qui ont parfois si peu d’importance. Tout ça parce que je voudrais que mes agissements conviennent à tout le monde. Fatigant, n’est-ce pas ? Mais je ne parviens pas à fonctionner autrement.

 Lancée par le sujet, je me retrouve à lui parler de ma dernière histoire d’amour avec un camarade étudiant d’origine tunisienne. J’avais beaucoup souffert de me laisser atteindre par ses nombreuses exigences. Au fur et à mesure de notre relation, celles-ci avaient fini par dépasser les limites de l’acceptable. J’avais mis beaucoup de temps à me l’avouer et prendre les mesures nécessaires.

— Là-dessus, Dadji, je ne suis pas fière.

Nous avancions toujours, le pas un peu plus lent.

— Je vois bien… C’est pour cela que j’ai toujours eu du mal avec les maghrébins, a-t-il enchaîné. Ils se croient tout permis et n’ont rien dans le crâne à part des plans pour arnaquer la terre entière.

 Malgré l’air pur qui nous entoure, ma poitrine se raidit tout à coup. Il me faut un instant pour encaisser ces propos pleins de haine.

— Dalil, ce n’est vraiment pas la peine d’employer ce genre de discours pour me consoler. Si on peut s’abstenir de mettre tout le monde dans le même sac. Il était particulièrement possessif et envahissant, mais c’était son caractère, du moins à cette époque.

— D’accord, mais tu l’as dit toi-même, ça tenait surtout à son éducation. Il y a des tendances générales au sein de chaque peuple, tu ne peux pas le nier.

— Franchement, comment réagirais-tu si je disais que les indiens étaient tous de telle ou telle manière ?

— Tu y es allée, alors tu peux te le permettre ! Je dirais même tant mieux, si tu es capable de voir ces grandes lignes. Il s’agit d'être observateur, c’est très utile, après tout.

Aucune réponse de ma part. Son point de vue m'agace.

— Dans tous les cas, cette expérience renferme une précieuse leçon, conclut-il. Je ferai de mon mieux pour t’aider à t’affirmer.

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