La vie locale
Le matin suivant, Beata et moi nous rendons ensemble à la piscine où elle travaille. Dans l’obscurité matinale, nous prenons le bus en bâillant mais de bonne humeur.
Une première surprise pour moi quand je pénêtre le vestiaire des femmes. Pas de cabine individuelle, il faut se rendre impérativement nu aux douches collectives afin de se nettoyer comme il faut, ainsi que l’indiquent plusieurs dessins légendés en islandais et anglais. Ensuite, presque tous les bassins se trouvent à l'extérieur et aucun mur n’encercle le parc aquatique. Je m’allonge paisiblement dans la pataugeoire, prolongeant ainsi l’état de demi-sommeil dans lequel je nage depuis la sortie du lit. J’aurais pu me permettre de dormir davantage, mais je souhaitais profiter un maximum de la journée qu’il me restait sur cette île extraordinaire. Mon regard s’attarde sur la vapeur des bains qui renvoit les flocons dans une danse rythmée par les coups de vent. À mesure que le jour se prépare, je découvre la vue sur une forêt de conifères saupoudrés de blanc. Le soleil apparaît progressivement dans un lit de nuages roses, encore d’une beauté scandaleuse.
Les moments où il faut marcher dehors en maillot de bain pour passer d’un bassin à l’autre laissent encore plus apprécier le confort brûlant des jacuzzis. Un grand tableau digital affiche en pointillés rouges -1°c /10:47. Je songe à ma position sur le globe. C’est euphorisant. Trois semaines plus tôt, je découvrais la ville de Beata aux températures glaciales, et encore six mois auparavant, j’arpentais, sous un soleil agressif, le pays qui avait vu naître Dalil…
Je passe plusieurs heures à me prélasser dans les différents bassins et le sauna, ainsi qu’à nager dans l’eau tiède. La piscine semble être un véritable repère de vie sociale pour les locaux. Des groupes de personnes âgées, notamment, conversent volontiers dans les jacuzzis. J’ai moi-même l’occasion d’échanger avec plusieurs personnes. “Tu vois, ceux dans le bassin à 42 degrés, c’est le groupe qui discute politique, m’explique un retraité islandais. Moi, ça ne m’intéresse pas plus que ça, étant donné que les élus ne tiennent jamais leurs promesses. Je suis dans le groupe qui cause de sport. Nous nous retrouvons tous les jours à la même heure dans le même bassin.”
L'après-midi, je prends le bus pour me rendre, cette fois, sur le lieu de travail de Dalil. Il s’était enthousiasmé à l’idée de me faire visiter son “second lieu de vie”. “Maintenant que nous avons essuyé les endroits touristiques, une expérience de la vie locale s’impose ! Tu verras, tu ne seras pas déçue”. Par le biais du couch-surfing, j’avais l’habitude de ce genre d’expériences qui étaient souvent les plus dépaysantes. Je monte dans le bus de la ligne 12 qui me dépose à l’arrêt Vogar, remplie de curiosité.
Accueillie par mon guide, je mets les pieds pour la première fois dans cette entreprise de matériaux de construction. L’enseigne “Timburland” de couleur vert fluo s’impose dans l’environnement gris. En passant l’entrée, nous sommes dans ce qui semble être la salle de pause. Des hommes à la bedaine plus ou moins avancée se trouvent attablés avec des casse-croûte. Je vois des têtes chauves et des cheveux gris-blancs, des yeux bleu très clairs caractéristiques du pays. Nous nous asseyons à une table pour manger nos sandwichs également.
Puis, nous pénétrons le hangar où Dalil passe la journée. D’imposantes étagères métalliques supportent des piles de planches de bois, de plâtre, des revêtements d'isolation et autres matériaux de grande taille. Les employés sont vêtus d’un blouson épais orange fluorescent et se déplaçaient à pieds ou en fenwick. Une grande porte rouge automatique se soulève lorsque des clients entrent avec leurs fourgons pour acheter des matériaux. Dehors, il neige et l’air froid rentre sans arrêt. Je fais le tour jusqu’au bout de l'entrepôt et jette un coup d'œil aux tas de bois entreposés dehors sous la neige.
Tandis que Dalil s’occupe d’assister des clients venus se procurer de la laine de verre, un de ses collègues s’est présenté à moi. Hákon, un jeune islandais longiligne, au visage très pâle. Il parle un bien meilleur anglais que moi et m’explique qu’il est “half canadian”. Nous échangeons un moment à propos des islandais. Hákon n’est pas le genre qui croit elfes, mais comme une majorité de locaux, il consomme beaucoup de café, de sodas et des antidépresseurs pendant l’hiver.
Il reste un peu moins d’une heure avant que mon ami ne débauche. Comme je ne sais pas quoi faire, il me propose un balai pour nettoyer la salle de pause. Je me plais à exécuter cette tâche inattendue pendant qu’il retourne à sa besogne dans le hangar. Je me trouve à présent seule dans la pièce. J’allume la petite enceinte portative que Dalil m’a confiée et commence à diffuser de la musique à bas volume, tout en improvisant quelques pas de danse avec le balai. Seuls quelques employés passent furtivement avec leurs affaires car ils ont fini leur journée. Ma présence ne semble pas les choquer. Alors, j’augmente le volume et me mets à danser pour de bon, récoltant quelques sourires amusés au passage.
En partant de Timburland, Dalil me propose de l’accompagner pour une rapide mission. Un de ses amis indien lui a demandé de l’aide pour trouver un travail à sa future épouse originaire d’Estonie.
Nous les retrouvons le couple en question sur le parking d’un hôtel-restaurant. La femme et moi suivons Dalil dans le hall. Il demande au réceptionniste de faire venir le chef du restaurant qu’il connaît.
En cinq minutes de dialogue, notre ami décroche un emploi pour cette femme en difficulté. Je suis assez stupéfaite. Si c'était tellement facile pour elle, alors je pourrais tout aussi bien tenter ma chance. En France, j'étais à la merci des boîtes d'intérim qui me proposaient toujours des missions à l’usine, quasiment au jour le jour. Alors, pourquoi ne pas faire l'expérience d’une saison dans ce pays si séduisant ? Dans la voiture, je soumets cette réflexion à Dalil. Tout aussi enthousiaste que moi, il me promet son aide. Dorénavant, j’ai l’intention de revenir en Islande pour travailler durant la saison d’été.
Par la même occasion, je prends conscience que notre lien d’amitié encore impalpable va certainement être amené à perdurer.
(1) Le kennitala est un numéro d’identité et de sécurité sociale permettant de travailler en Islande.
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