5. A malin, malin et demi
Johnson culminait à un mètre quatre-vingt-dix, les yeux gris, froids et perçants, le visage énergique, vêtu avec une grande élégance pour un yankee, il dépassait Schmidt d’une tête ce qui avait le don d’agacer ce dernier d’une taille pourtant au-dessus de la moyenne.
Mais Schmidt avait une silhouette plus lourde qui ne dégageait pas cette énergie débordante doublée d’une fausse nonchalance quand Johnson était en phase d’observation d’une situation ou de ses concurrents. Il était aussi plus lent, plus méthodique, cédant plus facilement devant les faits quand Johnson pouvait trancher en suivant son instinct. Schmidt était laborieux dans le sens où il prenait son temps avant d’agir. Et cette distance que donne la réflexion lui avait été bien utile dans ses affaires. Finalement, leurs différences les rendaient complémentaires et leurs points communs, solidaires car tout deux n’avaient qu’un seul Dieu : l’argent ; une seule devise : toujours plus.
Néanmoins, ce fut à Conrad Schmidt que s’adressa le garçon de bureau pour le prévenir que le signor Martorana demandait à être reçu.
— Francesco Martorana ! répéta Johnson… n’est-ce pas l’entrepreneur qui ?
— Précisément, le coupa Schmidt.
Et, il ajouta :
— Un Italien qui travaille pour des Français.
Il éclata d’un rire sonore :
— Une belle prise en tout cas !
— Introduisez M. Martorana, commanda Johnson.
Quelques minutes s’écoulèrent et l’entrepreneur se présenta, le chapeau à la main, légèrement hésitant.
Il reconnut aussitôt Johnson pour l’avoir vu à Panama et le salua avec un respect quelque peu excessif avant de se rendre compte qu’il oubliait Schmidt qu’il noya illico sous un flot de paroles où se mêlait salamalecs, compliments et excuses…
— Quelle affaire vous amène ? demanda Johnson toujours direct.
— Laissez-le s’expliquer, fit Schmidt qui préférait voir venir l’entrepreneur.
— Dio mio ! Mes bons messieurs, dit Francesco en tortillant son chapeau, je venais pour un petit escompte sur mes travaux… Je vous ai toujours payés, sans retard, vous le savez bien… et, au guichet, le caissier me dit… qu’il ne peut pas prendre mon petit billet d’escompte sans votre permission. Alors, j’ai pensé… n’est-ce pas….
L’élocution de l’homme était plus incertaine au fur et à mesure qu’il parlait car son regard ne perdait pas de vue le visage impassible de Johnson ni celui peu aimable de Schmidt.
— Continuez, fit ce dernier quand Francesco s’interrompit.
— Johnson fit un geste de la main et demanda sèchement :
— Le montant du billet ?
— Oh ! Une misère, répondit l’entrepreneur hésitant. Six mille petits dollars seulement.
— C’est une grosse somme, constata Schmidt.
— Grosse somme, non, déclara Johnson, mais il faut voir le gage.
— Une délégation sur la caisse de la Compagnie du Canal interocéanique, murmura Francesco. Elle est un peu en retard avec moi.
Il ajouta avec empressement :
— Mais, elle paie toujours.
Pendant qu’il parlait, Schmidt avait écrit rapidement quelques mots sur un bout de papier. Il ouvrit un petit placard à côté de son bureau, mit le papier sur une planchette, referma le placard et appuya sur le ressort.
— Vous dites que la Compagnie est en retard ? répéta-t-il en adressant à Johnson un rapide coup d’œil.
— Oh ! Un tout petit peu seulement, balbutia l’entrepreneur.
A cet instant, un timbre résonna.
Schmidt ouvrit le placard, prit un papier sur la tablette, y jeta un bref regard et le tendit à son associé.
L’entrepreneur regardait alternativement les deux banquiers avec inquiétude, se demandant ce que signifiait ce manège.
L’explication ne se fit pas attendre.
— Le nommé Francesco Martorana, lut Johnson à haute voix, entrepreneur en terrassement à la Gorgona…
— Oui, c’est bien moi, confirma ce dernier.
— … Fréquente l’établissement Le Continental de Colón…
Francesco jeta sur le banquier un regard angoissé.
— … a gagné une cinquantaine de piastres au monte, avant-hier soir…
Il reprit sa respiration.
— … Mais en a perdu plus de quatre mille dans la nuit d’hier…
— Bonté divine ! s’écria l’entrepreneur, qui vous a dit ça ?
Johnson ne prit pas la peine de répondre.
Quant à Schmidt, un sourire vague errait sur ses lèvres minces. C’est lui qui avait eu l’idée de faire financer la remise en état du Continental par la banque, voyant dans cet établissement comme une immense toile d’araignée où viendraient se prendre bien des idiots. Et il se félicitait une fois encore de cette initiative.
Quant aux renseignements sur Francesco, ils se trouvaient sur l’une de fiches que venait d’apporter l’excellent Brad.
— Eh bien ? fit Schmidt, interrogeant du regard son associé.
Johnson opina d’un bref mouvement de tête.
— La Compagnie vous a réglé tout ce qu’elle vous devait, absolument tout, fit Schmidt.
— Pas tout, mon bon monsieur, pas tout…
— Vous avez été payé et vous avez tout joué…
Piteusement, Francesco s’écria :
— C’est la première fois que cela m’arrive… je vous le jure, par la Madone ! Mais vous ne me laisserez pas dans l’embarras… Il faut que je paie mes ouvriers avant midi… Imaginez, cinq cents hommes en furie… ils vont tout casser s’ils n’ont pas leur paye. Pour votre banque, ce n’est qu’une toute petite somme… Vous doublerez le taux d’intérêt si vous voulez… d’ici la fin du mois, je vous aurai tout remboursé.
La proposition de l’entrepreneur relative aux intérêts alluma une étincelle dans les yeux de Schmidt.
— Faut-il doubler ? demanda-t-il à Johnson.
— Non, répondit celui-ci.
— Alors, vous consentez à prendre mon petit billet ? demanda Francesco plein d’espoir… Oh ! Messieurs ! Messieurs ! Je vous serai tout dévoué… et vous pouvez me demander tout ce que vous voulez, je le ferai pour vous !
Johnson haussa les épaules.
— Pas de paroles inutiles, fit-il.
— Mais c’est de la reconnaissance ! s’exclama Francesco avec effusion.
Schmidt l’interrompit d’un geste.
— Nous allons, dit Schmidt, vous donner huit mille dollars, pour qu’il vous reste un peu de trésorerie.
— Douze mille, fit laconiquement Johnson.
— Eh bien ! Douze mille, reprit Schmidt. Nous pouvons être compréhensifs en affaires… Seulement, nous n’avons pas besoin de votre délégation… ce que nous voulons, c’est un billet de vous, tout simplement : une reconnaissance de dette en bonne et due forme.
— Un billet ! Avec ma signature ! s’écria Francesco. Je vais vous le signer tout de suite… A l’échéance d’un mois, n’est-ce pas ?
— Non, à quinze jours, dit Schmidt.
— A huit jours, rectifia Johnson.
— Soit, à huit jours, fit Schmidt.
Francesco eut un haut-le-corps.
— Alors, murmura-t-il, j’aime mieux me contenter de six mille dollars.
— Douze mille, fit Johnson d’une voix brève, douze mille… c’est à prendre ou à laisser.
— Mais, je ne pourrai jamais payer dans huit jours, murmura Francesco d’une voix éteinte.
— Dans ce cas, nous renouvellerons le billet.
— Vous me le promettez ?
Schmidt regarda Johnson.
— Cela dépendra de vous, répondit ce dernier.
— Je ne comprends pas bien, fit Francesco.
Schmidt sembla se recueillir un instant.
Quant à Johnson, il ralluma tranquillement son cigare.
— Nous sommes très riches, reprit Schmidt, et nous pouvons faire des sacrifices quand nous le décidons.
— Oh ! Je ne vous ferai rien perdre ! s’empressa de dire l’entrepreneur.
— C’est possible, fit le banquier… mais il faut tout prévoir. Si vous n’avez pas douze mille dollars, nous vous en donnerons davantage.
L’entrepreneur eut un regard halluciné, n’en croyant pas ses oreilles.
Soudain, une idée lui traversa l’esprit :
— Si vous me prêtiez trente mille piastres sur un billet à deux mois, se risqua-t-il à dire, je pourrais augmenter le volume de mes affaires, je gagnerais plus d’argent et je vous paierais un intérêt plus fort.
— Pas d’intérêt ! fit laconiquement Johnson.
Le ton cassant de l’Américain troubla Francesco.
Il regardait Johnson sans comprendre tandis que ce dernier s’absorbait dans la contemplation des volutes bleues qui s’échappaient de son cigare.
— Trente mille piastres, soit, dit Schmidt, mais sur un billet à un mois.
— Quinze jours, reprit Johnson sans cesser de mâchonner son cigare.
Francesco faillit tomber à la renverse.
— Mais c’est impossible ! …
— Puisqu’on renouvelle si besoin est… insinua Schmidt.
L’entrepreneur poussa un soupir.
— Allons, murmura-t-il, résigné, je signe les douze milles à huit jours.
— Vous avez demandé trente mille, dit la voix glaciale de Johnson.
— C’est trente mille ou rien, ajouta Schmidt.
— A un mois, implora l’entrepreneur.
— A quinze jours, répondit Johnson.
Tirant sa montre, il ajouta :
— Il est dix heures quarante-cinq… Le train pour Gatún part à onze heures vingt… et nous avons encore à causer.
— Allons, murmura Francesco, dépassé par la situation, je vais écrire le billet.
Il s’approcha du bureau de Schmidt pour prendre une plume.
— Pas si vite, dit ce dernier. Causons d’abord.
Johnson fronça brièvement les sourcils.
— Soyez bref, Schmidt, dit-il.
Francesco Martorana était ahuri.
Il demandait six mille piastres, on lui en offrait douze mille, puis trente mille. Il proposait des intérêts, on les refusait… Il ne demanda pas d’explication car il sentit que le moment approchait où il aurait le fin mot de cette comédie et il en tremblait d’avance. Il éprouvait l’envie irrépressible de fuir cette maison sans conclure l’affaire : Schmidt lui apparaissait sous un jour qu’il ne lui connaissait pas et la voix de ce Johnson le glaçait jusqu’à la moelle.
Mais ses ouvriers attendaient. Dans une heure ils allaient se présenter à la caisse et son commis n’aurait pas de quoi les payer…
Force-lui fut donc de rester et d’écouter.
— Monsieur Martorana si vous voulez pouvoir payer vos ouvriers dans moins d’une heure, vous allez devoir faire alliance avec nous, dit Schmidt.
Johnson approuva d’un mouvement de tête.
— Vous tenez, comme nous tous, à faire fortune ici ? poursuivit-il
— Mais évidemment, répliqua Francesco, pourvu que ce soit honnêtement.
Schmidt ne releva pas cette dernière affirmation et Johnson eut une moue dubitative.
— L’essentiel de votre activité se fait avec la Compagnie du Canal interocéanique et je sais que c’est une activité très rémunératrice car vos marges sont importantes, ajouta Schmidt. Mais vous pourrez gagner beaucoup plus en faisant autre chose en même temps… par exemple, en vous occupant de nos affaires localement.
— Pourquoi pas, si vos affaires ne me compromettent pas.
— Il n’y a que les imbéciles qui se compromettent, laissa tomber Johnson, d’un ton sentencieux.
Puis se tournant vers son associé sans regarder l’entrepreneur :
— Est-il intelligent ? demanda-t-il.
— Oui, répondit l’autre.
— Vous me flattez, mon bon monsieur, dit Francesco qui commençait à retrouver son aplomb.
— Je résume, reprit Schmidt. Vous pouvez bien gagner de l’argent en faisant du terrassement pour la Compagnie du Canal… et gagner de l’argent avec nous en faisant autre chose.
— Certainement… cela me fera double bénéfice.
— Davantage, appuya Johnson.
— Il n’est pas si difficile de provoquer une grève sur un chantier… dit négligemment Schmidt.
L’entrepreneur crut avoir mal compris :
— Mais une grève me ruinerait ! s’exclama-t-il.
— On vous indemnisera largement.
— Votre parole d’honneur ?
— Nous paierons la moitié avant… et le reste ensuite.
— Alors, je veux bien.
— Et s’il y avait des choses plus difficiles à faire ? …
L’entrepreneur tressaillit.
— Qui me compromettraient ?
Schmidt hésita tandis que Johnson intervint :
— Cela se pourrait… mais mon associé croit en votre intelligence. Il vous connaît mieux que moi, à n’en pas douter. Alors, si vous jouez finement, vous ne devriez pas vous retrouver compromis.
Francesco réfléchit un moment.
— Est-ce que je pourrais déléguer certaines de ces choses à quelqu’un d’autre ?
— Cela vaudrait mieux. Quelqu’un dont vous serez absolument sûr.
— C’est qu’il faudra le payer très cher, cet autre, insista-t-il.
— On le paiera, dit Schmidt. Vous savez bien que je n’ai qu’une parole.
— Je le sais bien, monsieur Schmidt. Je vous fais confiance.
— Vous viendrez ici tous les huit jours prendre nos instructions, ajouta Schmidt.
— Et bien sûr, vous serez totalement muet sur ces nouvelles relations que vous et nous allons avoir désormais, fit Johnson en fixant l’entrepreneur de son regard glacial.
— Oh ! Mes bons messieurs, cette recommandation est inutile. Je suis un honnête homme… M. Schmidt le sait bien.
Ce dernier avait préparé le billet comme on l’appelait à l’époque.
— Voici, dit-il en tendant une plume, vous n’avez plus qu’à signer.
Et, lorsque Francesco Martorana eut apposé son paraphe sur la reconnaissance de dette qui le livrait pieds et poings liés à la banque, Schmidt sortit d’une caisse située dans le fond du tiroir de son bureau, trente mille piastres qu’il compta devant les yeux éblouis de l’entrepreneur.
— Je vous attends dans huit jours, dit Schmidt en forme de congé.
— Et vous avez dix minutes pour prendre votre train, ajouta Johnson.
L’entrepreneur sortit précipitamment du bureau, tout ragaillardi, après s’être répandu en salutations et se refusant, à cet instant, à envisager toutes les conséquences qu’impliquait pour lui, cet accord forcé.
Dès que la porte fut refermée, le visage de Schmidt s’assombrit.
— Trente mille piastres, murmura-t-il avec regret.
Johnson haussa les épaules.
— Ces trente milles piastres nous feront gagner trente millions…
[5] Depuis la création de la Compagnie universelle du canal de Suez en 1858, l’apparition des syndicats bancaires, puissantes réunions de banques qui se répartissent les actions à placer auprès du public et s’engagent en contrepartie à garder les titres non souscrits, a profondément modifié les marchés financiers. Pour avoir voulu ignorer ces règles et se passer des services des banques et de la presse, la première tentative de souscription lancée par Lesseps les 6 et 7 août 1879 est un échec total. Après une tournée d’inspection dans l’isthme et de propagande aux Etats-Unis, Lesseps annonce l’ouverture les 7, 8 et 9 décembre 1880 de la souscription pour la constitution de la Compagnie universelle du canal interocéanique au capital de 300 millions de Francs or (dont seulement un tiers est appelé dans un premier temps). Les 300 millions supplémentaires seront pourvus ultérieurement par l’émission d’un emprunt obligataire, lancé lorsque tout un chacun sera convaincu des chances de succès par « les débuts prometteurs de l’entreprise » grâce à la corruption éhontée des patrons de presse et des journalistes, et celle des hommes politiques influents…
Il est admis qu’un Franc or de cette époque vaut entre quatre et cinq euros aujourd’hui.
[6]Le 2 décembre 1823, James Monroe, 5e président des Etats-Unis, énonce la doctrine qui portera son nom et fixera pour un siècle et demi les fondements de la diplomatie américaine (« l’Amérique aux Américains »).
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