Narcisse apprivoisé

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Quand Narcisse arriva, en novembre, Écho n’en tomba pas tout de suite amoureuse.

Il était beau, bien sûr. Il donnait l’impression de sortir d’une de ces photos de mannequins sur Instagram, magnifiées par la lumière des spots, le maquillage et les retouches numériques, à la différence qu’il n’avait pas besoin de retouche, de maquillage ou de spot. Narcisse existait vraiment tel qu’il leur apparaissait, il était une sorte d’illustration de la beauté idéale tombée par accident dans le monde réel. Toute la classe, chacun à sa manière, tomba aussitôt sous son charme. Y compris Écho : sa beauté n’était pas une opinion à discuter. C’était un fait, et Écho savait admettre un fait.

Mais, quand il était entré pour la première fois dans leur classe, ce n’était pas ça qui l’avait frappée. Ce qu’elle avait vu, c’était qu’il tremblait.

On était à la troisième heure d’une matinée somnolente. Le cours de maths était passé, Carrasco avait emporté sa voix molle avec son matériel de géométrie depuis cinq bonnes minutes et, dans l’intervalle, un soleil hors-saison chauffait les bancs. En attendant l’arrivée de Linard, il était tentant de s’affaler et de se laisser aller, sans se soucier plus que ça du retard de leur titulaire. Et quand il avait fini par arriver en coup de vent, après un quart-d’heure, plus d’un s’était relevé en sursaut, la marque d’une manche ou d’une trousse imprimée sur la joue.

Linard était un prof dynamique : il ne pouvait entrer quelque part qu’à grandes enjambées, ne parlait que d’une voix sonore et enthousiaste, accompagnait chaque explication de gestes expressifs. Ça aurait pu être fatigant. En réalité, c’était énergisant, car il avait aussi l’art de vous mettre en confiance. En voyant la silhouette postée à l’entrée du local, en attente, Écho comprit tout de suite que c’était précisément ce qu’il fallait à Narcisse.

Narcisse était du genre à se demander en permanence s’il avait bien sa place là où il était. Rien qu’à le voir là, n’osant franchir le seuil de la porte que sur l’insistance souriante de Linard, Écho sut qu'elle allait devoir l’apprivoiser.

Elle fut la première à lever la main quand il fallut lui trouver une place. Bravant les menaces silencieuses de Léanne, qui avait réagi juste un peu trop tard, elle avait viré de l'autre moitié de son banc tout le capharnaüm qu'elle y stockait d'habitude et tâché de rendre l’endroit le plus accueillant possible. Linard avait désigné sa place au nouveau, et il s’était approché, cramponné à son sac en bandoulière. Parvenu devant elle, il avait desserré les dents l’espace d’une seconde, pour lui lâcher un sourire pâle, très vite, comme s’il devait donner un morceau de viande à un fauve qu’on lui aurait demandé de nourrir.

Au début, la présence de Narcisse aux côtés d'Écho fut totalement silencieuse. Il avait l'air du genre d'élève à venir à l'école pour y écouter réellement les cours, et Écho fit tout ce qu'elle pouvait pour ne pas l’en empêcher. Et puis elle remarqua que, loin de porter toute son attention sur le professeur, il ne perdait en réalité aucun des nombreux regards en coin dont il était la cible fréquente. Il était comme ces lapins qui vous guettent sur le côté en tremblant de tous leurs membres tandis que vous les caressez : vous pouviez être aussi doux que possible, il n'en retenait qu'une sourde menace.

Écho se donna pour mission de lui rendre ses heures en classe un peu moins pénibles. Elle entreprit tout d'abord d’en savoir plus sur lui, mais son bavardage sembla l'effrayer et il ne répondit qu'avec réticence, un œil toujours posé sur un autre coin de la classe. Et puis elle repéra le carnet à dessin et pensa avoir trouvé l’accroche adéquate. Elle n’avait pas réalisé que c’était lui, au contraire, qui l’avait accrochée.

C’était un carnet minuscule, noir, avec une reliure de cuir. Il le gardait toujours dans une poche intérieure de sa veste et le sortait dès qu’il était seul. Quand quelqu’un arrivait, il y glissait son crayon et le rangeait. Écho trouva ça intrigant. Puis elle remarqua qu’il ne faisait jamais disparaitre son matériel qu’à la dernière seconde, à chaque fois un peu trop tard, et elle comprit que ce carnet ne lui servait pas qu’à recueillir ses élans créatifs : c’était une ligne qu’il lançait en espérant qu’on lui demanderait ce que c’était. Alors le petit objet noir cessa, pour Écho, ne n’être qu’une accroche ou une curiosité : ce fut le signe que, derrière le visage parfait et les manières timides, il y avait quelque chose de riche et de fragile, et elle brûla de le découvrir.

Elle s’y prit, bien sûr, comme elle s’y prenait pour tout : avec franchise, maladresse, et détermination.

C’était un matin, avant la première heure de cours. On était en janvier. Il faisait encore noir et les néons perchés au plafond de la classe, loin au-dessus des quelques élèves déjà présents, ne parvenaient pas à chasser les ombres. Écho survolait les dernières pages du roman sur lequel ils allaient être interrogés dans la matinée. Quand Narcisse entra, elle prit sa décision immédiatement. Il n’y avait presque personne et ils avaient encore une bonne vingtaine de minutes devant eux : c’était le moment. Elle attendit qu’il dépose son sac, lui glisse son sourire furtif habituel et s’asseye. Bien entendu, le carnet glissa hors du sac et, bien entendu, il ne le rangea pas immédiatement.

- C’est quoi ce carnet ?

Il la regarda. Il avait l’air sincèrement surpris. Elle éclata de rire.

- Allez ! Tu fais tout pour que je te pose la question ! Dis-le-moi ! C’est quoi, ce carnet ?

- Je ne fais pas tout pour que tu poses la question !

- Bien sûr que si. À chaque fois que tu t’installes, il glisse de ton sac, tu attends un peu en me regardant du coin de l’œil et tu le ranges.

Il prit un air boudeur, et elle faillit rire à nouveau.

- Narcisse, montre-le-moi…

Il finit par répondre, et elle le revit à son arrivée en classe, un mois plus tôt, hésitant à faire un pas pour entrer. Il avait le même air, entre tentation et terreur.

- Ça t’intéresse vraiment ?

- Évidemment que ça m’intéresse ! Pourquoi je te le demanderais, sinon ?

- Parce que tu te sentirais obligée… parce que tu crois que je te pousse à le faire…

- Et alors ? Ton petit manège n’est pas très subtil, mais je te laisserais continuer à y jouer tout seul si je ne voulais pas voir ce qu’il y a là-dedans.

Il se renfrogna à nouveau.

- Ce n’est pas un manège…

- Bon, allez, arrête de faire ta diva ! J’ai envie de voir ce carnet ! Vraiment !

Il ne répondit pas mais, au mot « vraiment », il avait arrêté de bouder et l’avait fixée à nouveau, avec intensité. Au bout d’un moment, il glissa la main dans son sac, et en sortit le carnet, qu’il déposa devant elle, sur le banc.

Elle le saisit, l’ouvrit, et pour la première fois de sa vie ne trouva d’abord rien à dire. Puis, se reprenant, elle parvint à articuler dans un souffle :

- Narcisse… c’est magnifique !

C’étaient des portraits. Des dizaines de portraits. Des personnes jeunes, garçons et filles. Écho n’en connaissait aucun, mais ils étaient reproduits avec un tel naturel, dans les ombres, les poses, les détails de l’anatomie… qu’elle avait l’impression de les avoir déjà vus.

- Tu trouves ça beau ?

- Très beau… C’est qui, tous ces gens ?

- Je ne sais pas. Je les invente.

Sous les yeux d’Écho, une jeune femme brune tournait la tête pour regarder derrière elle quelque chose d’invisible. Ses longs cheveux noirs et ses boucles d’oreilles tombaient sur son cou dans des positions qu’on aurait cru sorties d’une photo. Elle s’en détacha un instant :

- Tu veux dire que… tu n’as pas de modèles ?

- Non.

Il avait l’air surpris de la question. Surpris, mais content. Il ne laissait plus voir aucune trace d’inquiétude.

- Narcisse, ce que tu fais est incroyable. Tu devrais montrer ça aux autres, tu sais ? Tu as du talent, ce serait dommage de ne pas le montrer. Mais… tu devrais arrêter les petits manèges pour qu’on te remarque…

Il la regarda, rouge jusqu’aux oreilles. Il souriait, d’un vrai sourire.

- Tu es une drôle de fille, tu sais, Écho ? Un peu flippante, mais sympa, en fait.

- C’est pas moi qui suis flippante : c’est toi qui es un trouillard…

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