chapitre 6
Comme si on avait effacé ces dernières semaines à Cecina, je réintègre mon ancienne cellule aseptisée sans que cela suscite en moi de surprise, ou presque. Le soir, l’infirmière de nuit me demande : « les cachets, je vous donne les trois ? ». J’opine sans y penser et alors que j’avale, je prends conscience de l’anomalie de sa question. Je n’ai ni la force ni le temps de m’interroger davantage, je sombre déjà dans l’oubli médicamenteux.
La même scène se reproduit le matin. L’audace de contester ma prescription me fait défaut, mais le problème occupe mon esprit toute la journée : pour quelles raisons solliciter mon avis ? Le soir, je m’enhardis : « Deux seulement s’il vous plaît ». Sans barguigner, l’infirmière pose simplement deux comprimés à côté de mon verre d’eau. Je réprime la question qui me taraude : « Ce n’est pas embêtant qu’il en manque un ? ». J’aimerais avoir l’approbation d’Elizabeth. À cet instant me reviennent ses mots, comme un uppercut : « Je pense et je veux croire que vous serez capable de faire un choix. » Ainsi, la gestion de mon traitement est peut-être, sûrement, déjà un test. La partie d’échecs reprend.
Cette nuit, un violent orage dure. Les salves du tonnerre, les averses diluviennes sur les persiennes closes, les éclairs déchirant le noir, la touffeur… l’un ou l’autre me retiennent à l’orée de l’endormissement, si bien que je finis par me trouver complètement éveillée, pleinement consciente de toutes ces existences allongées à l’affût, comme moi, du déchaînement du ciel. Combien de chambres dans ce couloir ? Dix, quinze ? Combien de couloirs ? Combien d’étages ? Combien d’hommes, de femmes à la dérive ? Combien de vies suspendues ? Combien d’espoirs ? Pour la première fois, j’interroge mon internement : suis-je dans une prison où l’on me protége de moi-même ? Ou dans un hôpital où l’on ambitionne de me soigner ? Je sors du lit silencieusement et actionne la poignée de la porte qui s’ouvre doucement. Je referme et me recouche. Deux conceptions. Celle de Vincent, celle d’Adelina. La geôle ou la liberté. L’abandon ou l’avenir. La paix ou le combat. L’amnésie ou la douleur.
Une pluie continue ruisselle maintenant sur les toits, le long des gouttières, chant apaisant accompagné d’un souffle d’air frais sur ma peau nue. Mon corps s’arque dans un mouvement spontané de désir. Tandis que le tonnerre se remet à gronder sourdement, une pulsion de vie me porte et je comprends que renoncer n’a jamais été une option.
Infirmière, réveil, relevé des constantes, petit déjeuner, ablutions, nettoyage de la chambre, je retrouve le rythme et les gestes que j’ai assimilés lors de mon si récent, si long séjour. La routine m'englue, anesthésiante, rassurante. Lorsqu'on m’annonce une visite, je grimace. Elizabeth entre, dans une ravissante robe d’été qui la rend plus fraîche. C'est bizarre, je n'avais remarqué que ma psy devait être plus jeune que moi. D'une poignée d'années. Dans la trentaine probablement. Ses cheveux charbon, lâchés, cachent à moitié son visage rond au teint pâle, dans lequel deux billes noires me jaugent. Elle identifie l'unique comprimé qu'on vient de poser sur ma table et esquisse un demi-sourire, en plaçant juste à côté le fameux carnet à spirales.
Elle s’assied. En dehors de son cabinet, sans sa blouse, elle se comporte comme une simple amie soucieuse de ma santé, cependant elle scrute chacun de mes mouvements, chacune de mes expressions. Mine de rien, elle me soumet à une épreuve et nous le savons toutes les deux. Elle s’enquiert de mon programme, me conseille de sortir, de marcher dans le parc… La conversation, bien que superficielle (ou parce qu’elle est superficielle ?) est détendue. Le temps file agréablement. Enfin, désignant le carnet, Elizabeth fait référence à la maison de Cecina, dont ma description l’a fort intriguée. Nous ironisons sur Brutus. Elle évite soigneusement les autres sujets. Ce n’est qu’au moment de quitter la pièce qu’elle me décoche le coup de pied de l’âne :
— Évelyne, vous ne pourrez pas faire l’économie de me confier votre passé si vous voulez que je vous aide.
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