chapitre 9
Pour échapper aux lois anti-juives de Vichy, mes grands-parents maternels avaient migré toujours plus au sud, d’abord en zone libre, puis à Nice lorsque la ville était tombée sous occupation italienne. Les Italiens se glorifiaient d’opposer une conception « chrétienne et latine » à la conception « germanique » du "problème juif". Il valait mieux se jeter ainsi dans la gueule du loup fasciste, que d'attendre les rafles du gouvernement français.
Ma mère et les siens étaient arrivés à Nice avec tant d’autres, en 1943. Ils avaient été enregistrés auprès du service de la « question juive », à la villa Surany. L’officier qui les avait reçus s’appelait Enzo Agnesi. Il leur avait attribué un nouveau nom. Ma mère était devenue, à seize ans, Anna Rugani, ressortissante italienne.
La récente famille Rugani s’était entassée dans un hôtel borgne, tentant de survivre de petits boulots et de solidarité. Anna apprenait une nouvelle langue. L'officier Agnesi lui avait déniché un poste d’aide-cuisinière auprès de son administration. Au début du mois d’août, il leur rendit une visite remarquée, dans leur chambrette. Le 18 août à la tombée de la nuit, une grosse voiture noire s’arrêta dans la rue. Enzo Agnesi, mon futur géniteur, donc, ouvrit une portière et mes grands-parents y poussèrent ma mère avec la promesse de la faire revenir « dès qu’ils auraient trouvé un moyen de se débrouiller ».
Mais sitôt après l’armistice entre l'Italie et les alliés, le 3 septembre 1943, la Wehrmacht avait entamé le « nettoyage de la Côte d’Azur enjuivée », selon l’expression de Goebbels. Les faux papiers de mes grands-parents ne les avaient pas protégés des rafles.
Rien de tout ceci ne m'a été raconté par maman. Je le tiens de Paulette, une voisine des Rugani à cette époque, devenue mon amie. Elle me manque.
Je m’aperçois que je porte quand même une histoire familiale bien chargée. Finalement, Elizabeth aura du grain à moudre. Qui, à part une psychologue, m’aiderait à faire le tri dans les sentiments douloureux que m’inspirent ces réminiscences ?
Depuis sa visite, je ne prends plus aucun médicament. Avancer, c'est refuser de me perdre dans des substances.
Ce soir, en rentrant de la salle à manger, je trouve sur le lit une enveloppe de vélin cachetée à la cire bleu nuit. Une page quadrillée s’en échappe, arrachée du calepin pense-bête qui ne quitte jamais Adelina et qu’elle appelle son « pense-vieux ». Quelques mots, griffonnés d’une écriture tremblante : « Laisse-moi venir te voir après-demain. » Je ne sais quelle intonation préside à sa demande : larmoyante, péremptoire, vindicative, contrite ? Quelle sorte de révélation tient-elle vraiment à me faire ?
Je passe la nuit et la journée suivantes à imaginer comment se passera ce tête à tête. Mes paroles l'ont bouleversée. D'accord. Je regrette de l'avoir agressée. Mais aussi, à quoi s'attendait-elle ? Est-ce je suis censée me comporter comme tous ces animaux sauvages qu'elle a domestiqués ? De quel droit ont-ils décidé, elle et Vincent, de m'arracher à mon château, à mes amis... Je ne leur ai rien demandé !
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