chapitre 14
La menace brandie à l'encontre de Vincent m’apparait après coup bien peu crédible : il sait pertinemment que je ne peux rien dire sans risquer de finir en prison. Va-t-il me juger assez folle pour organiser mon suicide et l’entraîner dans ma chute ?
Et au-delà, si on considére l’aspect matériel de l’entreprise, comment réussirais-je à communiquer avec quelqu’un de l’extérieur ou à sortir une "confession" d'ici ? « Par la porte », souffle en réponse ma voix intérieure, goguenarde, porteuse de souvenirs enfouis. En un éclair, j’identifie la réplique d’une pièce de théâtre américaine, que j’ai travaillée l’année de ma licence. L’auteur s’y plaint de ne pas trouver de moyen de déloger son héroïne du couvent où sa propre intrigue l’a enfermée, et la bonne lui suggère : « Par la porte ».
Pourquoi pas après tout ? Je décide d’éprouver les limites qu’on a mises à ma liberté. Vincent a dû parer au moindre risque. Suite à mon chantage d'hier, il a certainement demandé qu'on accentue encore la surveillance. En même temps, j’ai tout intérêt à multiplier les leurres pour rendre mon mensonge plausible.
Je m’habille de façon confortable, me munis d’un grand sac à bandoulière dans lequel je fourre le carnet et mon portefeuille, puis dispose méticuleusement les objets sur mon bureau pour former un motif complexe. Je coince un cheveu dans la serrure du placard. Je suis absolument ridicule, je me demande si je ne deviens pas réellement folle, mais commence à me prendre au jeu. Je sors par la terrasse et m’engage dans l’allée gravillonnée descendant vers le portail ouvragé. Je me retrouve sur la route. Le dos raidi, je m’attends à tout instant à ce que quelqu’un me retienne par l’épaule. Je chemine à gauche, prête à me déporter sur la bande herbeuse du bas-côté, mais ne vois aucune voiture. Je parcours ainsi au moins deux kilomètres sans croiser âme qui vive, jusqu’à ce que la tension et le manque d’endurance rendent mes jambes douloureuses. Je fais demi-tour.
En pénétrant dans le hall, je m’applique à montrer un visage aussi inexpressif et innocent que possible, malgré les crampes qui me tenaillent les mollets. La gardienne de la loge lève à peine les yeux. Suis-je donc devenue invisible, à force de faire partie du paysage ? Suis-je à ce point quantité négligeable ? Je me sens comme une adolescente qui aurait fugué, mais dont personne n’aurait remarqué la disparition. Piquée au vif, je franchis le seuil de la « boutique » dans laquelle je ne suis jamais entrée. J'effectue un rapide tour des lieux : papeterie (beaucoup de carnets identiques au mien), presse, confiserie, articles d’hygiène… J’achete deux magazines féminins et un bloc-notes à petits carreaux.
Je ressors et contrairement à mon habitude, m’installe à une table sur la terrasse, à côté d’une vieille dame accorte qui a déjà essayé de m’entreprendre quelquefois, sans succès. Je la salue. Elle m’adresse un signe de tête rancunier, mais ne peut feindre longtemps l’indifférence à la vue du Vogue que je pose entre nous deux.
— Oh ! La mode à Rome et à Paris ! J’adore ces grands couturiers, pas vous ? Vous êtes française, je crois ? Je n’ai malheureusement jamais pu aller à Paris. Mon mari me l’avait promis. Mais les promesses… vous savez bien. Je m’appelle Isabella. Et vous ? Oh, Évelyne, comme Évelyne Piaf, n’est-ce pas ?
Pendant que je parcours le magazine, elle me raconte avec entrain une vie pourtant bien misérable. Une enfance pauvre dans les vignes, une union arrangée avec un homosexuel qui n'avait honoré leur couche qu'une fois, un enfant détourné par sa belle-mère, le veuvage, l’expulsion de sa maison… Je me rends compte qu’Isabella ne vit plus que dans ce passé. Je lui pose des questions pour comprendre comment elle était arrivée ici, déjà elle ne semble plus me reconnaître. Je lui laisse mon Vogue Italia.
Je remarque alors, à travers les fenêtres, le visage préoccupé du Directeur qui me scrute. Tressaillement de satisfaction, poussée d’adrénaline. Par provocation, je vais me présenter à chacun des patients que je croise dans le parc. À l’un, je fais peur, un autre parait ne pas me voir. J’échange quelques mots avec des femmes à l’air égaré et triste. Épuisée, je reprends place sur mon banc face à la mer. Un tout petit jeune homme, tignasse volontairement ébouriffée, visage ouvert et rieur constellé de taches de rousseur, blouson en jean malgré la chaleur, m’interroge d’un regard pétillant en s’approchant. Dans un italien approximatif, il me demande :
— Qu’est-ce qui vous arrive aujourd’hui ? Vous êtes sortie de votre bulle ?
Adrian se présente comme une vedette montante en Angleterre, un chanteur qui a dû renoncer pour un temps à la scène, « à cause de mauvaises fréquentations ». Je comprends entre les lignes que le cocktail drogue, filles et alcool lui a fait perdre pied. Sa mère, d’origine italienne, lui a trouvé cet endroit où se mettre au vert, le temps que certains scandales se tassent. D’abord prise de cours, je succombe vite au charme du gamin qui se donne des airs de loubard. Il réussit à m’extorquer l’aveu de mes années d’errance. Le soleil se couche que nous avons encore tant de choses à nous dire ! Je dois rentrer précipitamment afin de profiter du repas.
De retour dans mes quartiers, je constate immédiatement qu’on a fouillé mes affaires : le couvre-lit habituellement bordé pend du côté où on a soulevé le matelas. Le bureau est dérangé, le cheveu n'est plus coincé à sa place. Mes dispositifs d'alerte ont fonctionné. En rangeant mon portefeuille et mon carnet dans le coffre-fort de l'armoire, j'ai une autre idée. Je prélève quelques pages vierges du bloc-notes tout neuf et les serre aussi au coffre. Un cahier déchiré accréditera la thèse de la confession cachée. Je le lance sur le fauteuil, ainsi que le magazine Lei que j’ai gardé, et le sac désormais vide.
Malgré une longue douche, le ballet des réflexions ne ralentit pas. Des images de la journée dansent dans ma tête, des visages, des conversations, Isabella, Adrian, le directeur, Vincent.
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