chapitre 18
Où en étais-je restée de mes confessions écrites ? Je vérifie : j’ai raconté en dernier lieu comment Vincent a choisi de vivre avec Enzo et moi de demeurer avec Étienne.
Je pense que ma vie d’adulte a commencé ce jour où je suis rentrée de vacances, dans une maison dont Vincent était parti.
Je me donnai pour objectif d’être heureuse, par bravade, pour punir ma mère qui s’étiolait dans sa dignité triste. Il me suffisait d’aller de l’avant en remplissant tout mon temps, ce que je réussis à merveille : j’offris à papa un bac avec une mention brillante, je le laissai m’inscrire en première année de lettres à l’université d’Aix-en-Provence et m’installer dans une petite chambre, dans une venelle du centre-ville. J’étais emplie d’un besoin de revanche tel que mes forces en étaient démultipliées. Au point qu’aujourd’hui je ne comprends pas comment j’ai pu mener de front une scolarité sérieuse, un emploi de secrétaire et des soirées d’excès. Je passais des heures à la fac, des heures dans l’étude où je tapais et corrigeais les textes du notaire, des nuits à danser. C’était en 1968, 1969. J’étais étourdie de liberté. Pas plus ni moins que les camarades de mon âge, jusqu’ici rien qui puisse expliquer la pente sur laquelle je me suis engagée par la suite.
Je rentrai peu à Nice, le moins possible, et jamais au mois d’août où Vincent accordait l'aumône d'une semaine de son temps à mes parents. Étienne persistait dans la démarche louable de me relater le séjour du fils prodigue, de me montrer les cartes postales que celui-ci envoyait trois fois par an de Turquie, de Londres, de Madrid, ou d’ailleurs, et qu’il signait de son nouveau nom : Vincent Agnesi. Je restais sourde à leurs tentatives de rapprochement. Je crois que réellement, profondément, j’avais fait le deuil de mon frère comme auparavant celui de ma sœur. J’avais compris que j’étais seule. Par-dessus tout, je voulais être seule.
J’écrivais déjà beaucoup à cette époque, des bribes de journal intime, des billets d’humeur, et surtout des poésies , lesquelles suscitèrent l’attention d’un professeur qui devint mon pygmalion. En littérature, puis en amour. Les facultés n'en pas de calmer les flots contraires des passions déchaînées, entre les partisans de l’enseignement des lettres classiques et ceux des lettres modernes, entre les pontes établis dans l’intelligentsia et les jeunes profs libertaires. Michel était de ces derniers. Agrégé, ambitieux, adulé de ses élèves, débraillé, les cheveux longs, il incarnait tout ce que la vieille garde détestait. Que dire de plus ? Il était marié, père de famille. Nous étions des amants de la pause de midi, dans ma petite chambre sous les toits, aux persiennes closes sur les bruits de la rue. Notre relation m’éloigna de mes amis. Je pris l’habitude de profiter de week-ends récupérateurs chez mon ancienne maîtresse de piano, dans un village niché entre Rhône, vignes et garrigue. Je m’attachai au couple complice qu’ils formaient avec son mari : Paulette et Gustave. J’écrivais des poèmes. Je jouais de la musique. J’apprenais à dessiner avec Gustave, des paysages…
Je n’avais jamais repensé à Paulette. Je m’accorde le temps de ce pèlerinage mental, qui m’apaise. Comment va-t-elle ? Je griffonne à la fin du carnet un croquis de leur mas dans la pinède. Alors que le trait m’échappe pour suivre son mouvement propre, c'est Michel que je revois sortir nu de la salle de bains. Il bougeait nonchalamment dans la pièce, s’occupant à préparer le repas, à mettre de la musique, à remplir les verres, à débarrasser la table basse, et sa verge s’élevait par à coups jusqu’à se tenir dressée. Je me promettais toujours de ne pas céder à l’arrogance de son désir, mais la réaction de mon corps à son corps était irrépressible ; je nous vois ondulant debout, nos toisons l’une contre l’autre, son sexe écrasé entre nos deux ventres, son gland palpitant doucement contre mon nombril.
C’est assez pour aujourd’hui. Il est l’heure de ma promenade vespérale. Je me glisse dehors alors que la nuit tombe et que chacun a regagné son foyer. Il fait froid et il pleut. Je me plais à descendre dans la vieille ville, à longer ou à franchir l’Arno au gré des rues et des ponts, jouant à me perdre, pour toujours revenir au fleuve. Si je pouvais le suivre jusqu’à la mer…
Évidemment, ma belle histoire d’amour avec Michel connut une fin tragique. Je demandai plus d’engagement. Sa femme devint jalouse. Nous nous disputions, nous avions des réconciliations torrides sur l’oreiller. Notre couple faisait l’objet de spéculations à peine dissimulées des étudiantes, pendant les cours. Celles-ci tentaient d’investir la place qu’elles sentaient se libérer, par le biais de minauderies éhontées. La rupture fut d’autant plus longue et douloureuse que nous la chérissions tous deux comme source de notre création littéraire ; nous nous échangions des poésies écorchées, comme nous nous aimions à corps ouverts, dans l’énergie du désespoir. Je terminai mon année épuisée physiquement et mentalement. Je peinais à fournir le travail supplémentaire de secrétariat que suscitait l’embauche d’un jeune clerc à l’étude. Celui-ci paraissait incapable d’écrire ses courriers lisiblement et enfilait les erreurs d’orthographe comme des perles, au mépris manifeste de mon surcroît de correction. Il était d’une suffisance insupportable, auréolé de son récent diplôme, du haut de ses trois années de plus que moi. Le prénom, Louis-Paul, allait avec le physique : long, sec, cheveux et yeux dorés accrochant la lumière dans un visage juvénile. Louis-Paul Quenaille.
Il m’arrivait de repérer la caravane ostentatoire de ses amis aux terrasses des cafés et de faire un détour. J’ai oublié comment je suis venue à les rejoindre. Peut-être par Serge, qui se proclamait écrivain mais occupait un petit boulot de manutentionnaire de livres dans ma librairie favorite et alignait des ersatz de vers en forme de pamphlets frivoles. Ma mémoire prompte au cynisme m’apparaît injuste vis-à-vis de lui : de toute la bande, il était le plus gentil, le plus drôle, le plus discret. Le seul, filles et garçons mélangés, qui ne me soit pas passé dessus.
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