chapitre 20
Ce fut en septembre, alors que nous peinions dans l’Office Notarial, suffoqués par un sirocco tardif, que Louis-Paul m’invita à une soirée privée chez lui. Le couple qu’il formait avec Patricia détenait sans conteste l’autorité sur le groupe, mais se tenait en dehors des relations de séduction que nous avions entre nous. Je ne les avais même jamais vus échanger entre eux de gestes tendres ou équivoques. Cette retenue, ajoutée au contrôle de l’approvisionnement en substances, contribuait à asseoir leur statut. Un seul homme les approchait, Claude, le meilleur ami de LP, qui devint aussi mon « petit ami » du moment.
Cette nuit-là précisément, je passai un cap. Je me sentis choisie par une famille dans laquelle tout était infiniment doux, épicurien, jouissif. Quand j’aurais dû dire non, je ne songeai qu’à crier oui. Était-ce cette nuit-là qu'ils initièrent le rituel qui leur devint essentiel, celui vers lequel les préliminaires les plus voluptueux nous emmenaient inéluctablement ? L’un était face à moi, pétrissant les fesses de l’autre et le plaquant contre mon dos, et l’autre derrière, lui caressait la nuque par-dessus mes épaules. Leurs joues se frottaient à mon oreille dans un crissement hypnotique sans que jamais leurs bouches ne se rencontrent. Leurs verges allaient et venaient sous mes cuisses, arrachant un gémissement aux hommes à chacun de leurs contacts. Et lorsque leurs deux sexes gonflés de désir devenaient trop douloureux pour se contenir sous moi, j’accueillais la pénétration qui me soulevait de terre, privée d’oxygène, la poitrine comprimée entre leurs torses, agitée de leurs spasmes. Assise à l’écart, Patricia observait et se masturbait silencieusement. Je ne pouvais soutenir son regard dans lequel je lisais un appel infini.
Je tente de replacer les éléments dont je me souviens dans une chronologie, mais seuls quelques flashs jalonnent cette année-là. Nous avions nos moments divertissants avec les autres, au café, en balade, mais c’était dans le secret de nos rendez-vous à quatre que je me sentais importante. Je ne pouvais plus supporter un instant loin d'eux : LP, Pat, Claude.
Michel revint vers moi, au prétexte qu’il s’inquiétait de mes résultats scolaires. Je lui ris au nez. Sur les conseils de Patricia, je le repris pour le jeter avec perte et fracas, m’attirant le respect de mes condisciples.
Au printemps, nous entreprenions désormais les excursions vers le littoral dans un vieux combi Volkswagen, que nous nous étions cotisés pour retaper et dont nous occupions les matelas à l’arrière, à quatre. Nous étions souvent délogés des plages, avant d’être poursuivis dans les dunes par des gendarmes, jusqu’à nos voitures. La nouvelle loi antidrogue les poussait à faire du zèle. Je m’intéressais peu aux actualités, mais le feuilleton avait été suffisamment débattu et le sujet nous concernait d’assez près pour que nous soyons au fait des combats qui avaient opposé les tenants de l’ordre moral aux partisans des libertés individuelles.
Un jour, nous fûmes victimes d’une rafle. Utiliser ce mot me remplit maintenant de confusion, mais c’est celui que nous crachions, au milieu de nos slogans anarchistes. Je fus traînée au commissariat à moitié nue. Étienne dut faire le voyage depuis Nice pour venir me chercher. J’écopai d’une obligation de soin — ma première. Le médecin qui me reçut croyait peu en l’efficacité de sa mission, il me mit en garde contre le LSD, me conseilla de surveiller ma consommation de cannabis et m’imposa une date de suivi. Je me tins à ses directives pendant quelques semaines. J’évitai de sortir, pour respecter la promesse faite à mes parents. Je renouai avec mes visites à Paulette, dans son village de Laudun, me lançant dans l’apprentissage du portrait à l’acrylique, sous la houlette de Gustave. Mes premiers modèles, mes deux vieux amis, sont restés accrochés au mur de ma chambre, au château.
Juillet et surtout août revinrent. Je suis une fille de l’été. J’aime l’eau, le sel, le soleil, le tintamarre des oiseaux dès l’aube, le vacarme des cigales. L’été, je m’habite totalement, je flamboie, je séduis. LP et Pat m’offraient les conditions de mon épanouissement. J’étais choyée, montrée, vénérée, on pourvoyait à chacun de mes besoins, on appréciait ma beauté, mes poésies, mes dessins, ma musique. J’étais sensible à toutes ces attentions. Qui ne l'aurait été ? Je retournai vers eux. Je dois avouer que je choisirais sans aucune hésitation de revivre cette jeunesse si on me le proposait. Finalement, je l’assume. Mais pas la suite. Et donc ? Qu’écrire ?
Que j’étais une étudiante hippie au début des années 70 ? Voilà. Il me semble que le concept est suffisamment transparent. Phil Collins chante « Invisible Touch » dans cette chambre d’enfants. Mes souvenirs scabreux ont pollué le sanctuaire virginal. Si Elizabeth veut me demander des précisions, je sais qu’elle ne s’en privera pas, mais après tout elle est une femme elle aussi, avec des désirs de femme.
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