chapitre 27
Adelina est partie depuis deux jours, choyer ses "petites filles" chez Vincent. Depuis, je prends mes repas au petit bonheur la chance, me servant dans le garde-manger quand j’ai faim. Les employés ont disparu eux aussi dans leur famille. Seule Mimi est restée.
Le soir de Noël, celle-ci vient frapper à la porte de ma chambre et m'entraîne à la salle à manger. Pour l’occasion, elle a préparé un repas de fête, sorti la vaisselle des grands évènements, allumé les chandelles… Un potage m’attend. Je suis émue aux larmes. Je n’ai plus célébré Noël depuis la mort de ma mère. Il n'y a qu'un couvert. Je saisis l'assiette fumante d’une main et autant d’argenterie que mon autre main peut en attraper. D'abord interloquée, Mimi cache un timide sourire sous ses deux mains jointes. J'entame alors le convoyage risqué de la soupe vers la cuisine et entonne « Il est né le divin enfant », en chantant de plus en plus fort le long du couloir. Le même air s'élève en italien. A nous deux, nous rapatrions toute la décoration sur la table de ferme en chêne, entaillée par le travail des couteaux. Argenterie et porcelaine y revêtent un éclat particulier. Je suis Cendrillon dinant avec sa marraine avant de partir au bal.
De fait, j’avais déjà connu la vie de château, mais sans le prince charmant, et le palais qui m’avait élue comme sa dame m’avait transformée en esclave. J'avais été « Comtesse », moi aussi, une fausse aristo aux mains calleuses. Deux évènements avaient eu lieu, en 1977, qui s’étaient coalisés pour métamorphoser la petite dactylo de l'entreprise du père d'Arnaud en Dame, mécène des Arts et des Lettres. Je n’avais que vingt-sept ans. Je réalise maintenant que c’est bien jeune pour endosser une telle charge, mais quand on est jeune, on n’est pas conscient de l’être ; on vit et c’est déjà bien suffisant. Je menais de durs combats, avec la satisfaction du bâtisseur qui voit s’ériger son œuvre.
Un jour, un coup de téléphone était arrivé au bureau où je travaillais :
— Évelyne, c’est pour toi. Ton frère.
— Allo, Évelyne. Je t’appelle pour te dire que papa vient de mourir…
Le ton lugubre était de circonstance. Je m'étais figée avant de comprendre qu'Etienne allait bien.
— Vincent ? Non, mais je rêve ! Qui est mort ? Ton père ? Toutes mes condoléances.
— Arrête tes gamineries veux-tu ? J’aimerais que tu te déplaces pour signer les actes de la succession. Tu es invitée aussi à la cérémonie, samedi.
— Tu m’invites ? Trop aimable… Désolée, mais j’ai déjà un engagement. Une autre fois peut-être.
J'avais raccroché. Dans le temps, le cynisme me tenait lieu de carapace, attaque et défense confondues. Répartie immédiate et ravageuse. Comme tous mes collègues reprenaient le travail, suspendu le temps de l’échange téléphonique, camouflant leur curiosité, j’avais offert mon plus beau sourire à la ronde :
— Mon frère… pour m’annoncer la mort de son père…
Et j'étais retournée à mon poste au milieu d’une assistance médusée.
J'avais reçu la lettre de l’avoué italien responsable de la succession, m’informant que j’héritais de biens immobiliers, sociétés industrielles, comptes en banque, etc, pour un total au nombre incalculable de zéros. J'avais pris un jour de congé, l’Ami 6 hors d’âge qu’Étienne m’avait cédée, et la route d’Aix. J'avais débarqué, pour la première fois depuis cinq ans, dans le cabinet de Louis-Paul. Mon ex-amant avait remplacé notre ancien patron et travaillait d’arrache-pied pour rembourser sa charge fraîchement acquise. Sa secrétaire ne me connaissant pas, elle avait tenté de s’interposer. Je l'avais repoussée en notant qu'elle était tout à fait le type de femme de Patricia, mais avais marqué un temps d’arrêt en découvrant LP. Le nouvel officier avait fière allure derrière son bureau Empire. Je lui avais tendu les documents et m’étais assise en annonçant fermement :
— Je n’en veux pas de leur héritage. Ils ne veulent rien entendre. Trouve un moyen pour les convaincre dans votre jargon de cesser de m’enquiquiner avec la mort de ce Monsieur. Prends ce que tu voudras, mais par pitié débarrasse-moi d’eux.
Il avait jeté un coup d’œil distrait au courrier.
— Okay, Évelyne. Laisse-moi un peu de temps pour comprendre de quoi il retourne. Tu n’as qu’à aller m’attendre à la maison. Patricia et moi rentrons vers sept heures, les clefs sont à leur place habituelle.
J’avais presque vidé la bouteille de pastis dénichée dans le bar, à défaut d’avoir pu mettre la main sur leur réserve d’herbe, et je patientais sur la terrasse, à l’arrière du pavillon qu’ils venaient de rénover à grands frais, devant le chantier de la piscine en cours de creusement, quand j'ai entendu le bruit d’un moteur dans l’allée. J’avais attendu pendant qu'on s’agitait dans la maison. Des portes qui heurtent leurs montants. Le son d’une douche. Le frigidaire ouvert et refermé plusieurs fois. Des chuchotements enfin, avant que la porte de la cuisine libère LP et Pat. Elle tenait une bouteille et un saladier de chips, Louis-Paul mes papiers. Il s’était assis, avait posé le courrier venu d'Italie avec déférence, bien rectiligne face à lui, s'était raclé légèrement la gorge. Elle, elle était à l'affût derrière son épaule. Quand il avait levé les yeux, ceux-ci brillaient de la convoitise que je ne leur connaissais que trop bien, en d’autres circonstances. Je ne l'avais pas laissé parler, glaciale :
— Je n’en veux pas. Que ce soit bien clair pour vous deux. Cet homme, son argent, son héritage n’ont jamais existé.
Il avait tenté :
— Cela représente presque cinq millions de francs…
Je l'avais coupé :
— Quand bien même on m’offrirait le Vatican. Enzo Agnesi a détruit ma famille. Ma mère est malheureuse, Marta est morte, il m’a volé mon frère, et… Tu acceptes de régler ça pour moi ou je m’adresse à quelqu’un d’autre, un point c’est tout.
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