chapitre 29
Depuis les deux jours de Cecina, Elizabeth se sentait dans la peau d’un apprenti sorcier. Elle était obsédée par les révélations d'Evelyne. Ne savait si elle devait réagir en amie ou en thérapeute. Ni même si elle devait réagir. Cela parasitait le travail avec ses autres malades.
A tourner le problème dans tous les sens, une seule solution lui était apparue : il fallait qu’Évelyne change de nom. Si son frère Vincent avait pu adopter celui de leur père, Évelyne y parviendrait également. Elle-même n’en savait rien, à vrai dire. Elle avait consulté à ce sujet une nièce qui se préparait à devenir avocate en droit de la famille et celle-ci lui avait demandé un extrait de naissance avant de se prononcer. Au pire, il suffirait de faire pression sur Vincent, qui devait avoir des relations à faire jouer. En dernier recours, Elizabeth avait envisagé de s'adresser à un réseau de faussaires . Chiche ! s’exhorta-t-elle, tétanisée par la peur d’outrepasser son rôle encore une fois après d'Evelyne. Mais celle-ci l’avait élue comme confidente et amie. Est-ce qu’une amie s’embarrasse de scrupules au moment d’agir ?
Décidée, elle attrapa son téléphone. Peu de chance, à tout prendre, que ses démarches aboutissent, ni même qu’Évelyne accepte d’endosser le nom de son père. La jeune femme se rassurait ainsi au rythme de la musique d’attente. Lorsqu’elle fut mise en ligne avec l’officier d’état civil de Livourne, elle hésitait encore sur la stratégie à adopter : se faire passer pour un membre de la famille d’Évelyne en France, ou jouer la carte du médecin soucieux de compléter un dossier… Elle n’eut à arguer aucun des prétextes envisagés, car sa demande fut prise en compte sans qu’elle ait à décliner son identité :
— Un extrait de naissance de mademoiselle Évelyne Rugani, née en 1950 ? Un instant, laissez-moi vérifier.
Un temps. Une angoisse : et si les registres étaient surveillés, si un mandat d’arrêt international, avec un portrait barré d’un « wanted », était affiché dans les mairies ? Elizabeth se répétait les questions qu’elle poserait ensuite, pour s’informer des démarches. Un bruit de volet métallique. Des pas à l’approche :
— Vous faut-il un certificat de décès également ?
— Je… euh… oui… euh… s’agit-il bien de Évelyne Rugani, née en 1950 de madame Anna Rugani et de monsieur Enzo Agnesi ?
— C’est cela. Alors il faudra nous envoyer une enveloppe grand format libellée à votre adresse, timbrée. Vous recevrez les documents dans la semaine suivant votre demande. Puis-je faire autre chose pour vous ?
Longtemps après avoir raccroché, Elizabeth stagnait dans la sidération, alors que ses méninges travaillaient malgré elle à traiter l’information et à en cerner les implications. « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? » se répétait-elle. Vincent avait des contacts bien plus éminents qu’elle ne l’avait cru, s’il avait réussi à effacer l’existence de sa sœur… non, rien ne collait. L’erreur se dissiperait à la réception des extraits d’état civil. Elle commença à libeller une enveloppe à l’adresse de son cabinet à Pise, une autre pour les services municipaux de Livourne. Elle s’interrompit. Elle se connaissait trop impulsive. Son geste pouvait encore une fois modifier la destinée de sa protégée, elle devait se poser et faire le point.
Elle récapitula : son intention initiale était de vérifier si Évelyne pouvait prendre le nom d’Agnesi, afin d’échapper aux poursuites dont elle disait faire l’objet. Or, si un document expédiait Évelyne ad patres, erreur administrative ou faux, il lui déniait toute identité légale. Donc la justice ne l’inquiéterait pas. Tout était réglé. Et si c’était le but ? Une pensée nouvelle la suffoqua : et si Évelyne était une usurpatrice qui voulait disparaître ? Une menteuse qui profitait de la faiblesse d’Adelina ? Son personnage, une imposture montée de toute pièce ? Impossible, c’était Vincent qui l’avait ramenée en voiture, il connaissait sa sœur. Et si justement ils étaient complices ?
Elizabeth repoussa ces idées parasites. Il aurait fallu une sacrément bonne comédienne pour l’abuser : la femme qu’elle avait traitée était bien dans un état de profonde détresse psychologique et incapable de jouer un rôle. Les révélations sur sa dernière nuit en France, qui l’avaient bouleversée au-delà de toute expression et la hantaient encore, ne pouvaient pas avoir été inventées. Sauf que sa patiente avait réussi à garder son secret pendant des mois… Elizabeth était perdue, comme souvent dans ses rapports avec Évelyne. Un coup de foudre amical avait ébranlé son système relationnel ; elle aurait voulu la sauver à elle seule.
Effectuer le geste suivant revenait à trahir la volonté d’Évelyne de ménager Adelina, mais les dés étaient jetés. Elizabeth souleva le combiné pour la deuxième fois de la matinée :
— Adelina ? J’ai besoin de vous voir… Oui, rapidement… Non, seule… En ville ? Au salon de thé à seize heures, très bien. À tout à l’heure, Adelina, je vous remercie.
Droite dans un fauteuil Louis XV, devant le plateau où fumait sa tasse de thé, la comtesse écouta jusqu’au bout, sans un mot, les explications enchevêtrées d’Elizabeth. Son regard fixe de faïence, sa permanente rosée, son chemisier à col Claudine sous la robe de velours la faisaient ressembler à une de ces poupées de porcelaine qu’une petite fille aurait installée pour la dînette. Pourtant, lorsqu’elle prit la parole d’une voix tranchante, sa détermination dissipa la confusion d’Elizabeth. Adelina dit seulement :
— Ne nous précipitons pas. Il faut réfléchir. Récupérez ce papier si vous le voulez bien. Nous aviserons.
Il n’y avait plus trace de la complicité établie entre elles quelques jours auparavant, ni de la fragilité que la vieille dame avait laissé transparaître alors. La psychiatre lui céda le gouvernail avec une admiration et une confiance totales.
Le fol espoir d’une erreur administrative s’évanouit la semaine suivante à la réception des documents : si Enzo Agnesi était bien mentionné en tant que père d’Evelyne Rugani, un deuxième feuillet indiquait que cette dernière était décédée le 21 mars 1987, à six heures vingt du matin, à Laudun, en France.
Sitôt qu’elle le sut, la comtesse appela un ami proche, Mario, un ancien détective auquel son mari avait jadis recours pour ses affaires. Elle lui fournit une adresse, rescapée de l’époque où elle obligeait Vincent à écrire de temps en temps une carte postale à sa mère. Mario confirma qu’Étienne résidait encore près de Nice. Il fallait qu'Adelina vérifie par elle-même si la femme dont elle s'occupait depuis près d'un an était bien la fille d'Anna. Elle mentit à Evelyne, prétexta une invitation de dernière minute, fit préparer sa voiture et partit au petit matin avec Lucio, son chauffeur, qui se déclara ravi de l’escapade improvisée.
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