chapitre 39
Cette question de ma sépulture, la plongée dans mes reliques, les portraits désormais affichés ne cessent de remuer le passé. Je repense au rapport dont Adelina et Paulette m’ont rebattu les oreilles à l'époque, sans que je veuille les écouter.
Elles prétendaient que leur source, un soi-disant enquêteur anti-camorra, avait prouvé le faux témoignage du docteur Mouton. Selon leur théorie, Louis-Paul et Patricia, nous ayant découvertes inconscientes toutes les deux, avaient concocté un plan diabolique pour hériter du château. Quand je leur ai opposé qu’il eut alors été plus simple de m’éliminer moi, Paulette a rétorqué avec mauvaise foi qu’ils allaient peut-être le faire, mais que supprimer Cécile leur a semblé une meilleure option. Opportunistes, ils s’étaient dit qu’ils tenaient une façon de tout lui mettre sur le dos.
Je ne sais pas. Je vois bien LP paniquer en nous découvrant stones, rendu fou par la peur d’une descente de police dans son laboratoire secret, en état d’ébriété avancé lui-même, surpris par le réveil de Cécile, Cécile hurlant mon nom, lui voulant l’obliger à se taire, saisissant un objet et le lui balançant en pleine tête.
Cela expliquerait pourquoi dans mes cauchemars, j’entendais toujours distinctement Cécile m’appeler, terrorisée : « Évelyne, Évelyne, non ! »… Sa voix était très proche. Quand j'étais en désintox à Piombino, j’accolais des images atroces à cette bande-son : je la frappais et la regardais agoniser en ricanant, je lui lâchais la main alors qu’elle était emportée dans un courant… Invariablement, nous tombions toutes deux dans un trou sans fond. Rêve ou souvenir ? J’y ai réfléchi pendant des années, mais je ne peux rien affirmer. Les cauchemars ont disparu.
Sincèrement, je ne pense pas que les Quenaille me voulaient du mal. Je suis convaincue d’avoir été leur amie. Une fois installés à Lascours, ils n’ont jamais plus insisté pour que je participe à leurs soirées. De l’extérieur, on peut supposer qu’ils profitaient de ma situation, mais nous avions cet équilibre qui nous convenait à tous les trois, fiers de tisser notre cocon en dehors des chemins établis. Grâce à eux, jai été heureuse, j’ai réalisé des rêves.
Cela aurait pu continuer, sans ce poison que je m’administrais à moi-même. Le mot « poison » — venu spontanément à la place de « drogue », que j’évite d’employer comme s’il avait le pouvoir de m’inoculer la maladie à nouveau — m’évoque une vieille légende attachée à mon château : une « Dame à la Rose » y aurait été empoisonnée, en respirant la rose corrompue que son mari lui cueillait chaque jour. D’après mes recoupements historiques, elle était morte bien après lui. Me saisit l’envie de retourner à Lascours. La prochaine fois que j’irai en France voir Étienne, je pousserai jusque-là : je ne risque plus d’être reconnue, si longtemps après et par de nouveaux occupants.
Évelyne est allée rejoindre les autres Dames de Lascours, aux oubliettes de l’Histoire. Je suis devenue Cécilia Rugani, en 1988. J’ai choisi Cécilia pour prénom, contre l’avis de tous. « Une idée malsaine », « une nouvelle souffrance », « une façon d’expier »…, j’ai tout entendu, de la part d'Elizabeth surtout, mais je me sentais appelée à être Cécilia. Ainsi, nous étions deux pour un avenir. Ainsi, j’incarnais le pardon de Cécile. Elle m’a légué un greffon grâce auquel nous grandissons ensemble, bien droites.
À m'attarder sur le passé, je réalise qu’il est là mon roman, l’œuvre qui m’aurait rendue célèbre, mais qu’il m’est interdit d’écrire… Les ingrédients sont bons. L'Histoire dans l'histoire, à travers la passion contrariée de mes parents. Les drames de l'enfance. Pauvre Marta. La chute et la rédemption. La construction d'une identité. Mes amours et mes amitiés. Les ogres et les fées. Finalement, je ne raconte rien d'autre dans mes albums. Je resterai donc auteur pour les enfants, au grand plaisir de mes petits-neveux chéris, Andréa et Massimo, les petits-fils de Vincent. Ils adorent mes dessins de châteaux et les contes de l’ancien temps.
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