Chapitre 33 : Souvenir altéré.

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L’eau du robinet résonnait contre le lavabo, s’écrasant à la même agaçante et précise fréquence :

“Ploc”

Le bruit incessant provoquait des sourcilements au lourd corps qui s’étendait sur une mince couchette, comme si les embêtantes gouttes avaient décidé de se recueillir au milieu des deux ponts reliés à son nez. Une couronne perlée de sueur ornait en réalité le front du détenu, dont la nuit était agitée. Les doigts de celui-ci se tordaient avec ferveur autour de la couverture qui aurait normalement dû lui tenir chaud. À l'instar de la température qui s'immisçait entre les quatre murs, des frissons sciant le parcouraient et le forçaient à se recroqueviller sur lui-même. Cette position lui offrait pour un court temps un moment de calme. Il ne durait pas, l’homéostasie le quittant en même temps que ses membres se crispaient. Le prisonnier devenait raide dans son sommeil. Les muscles de son cou se contractaient. Il menait un combat contre ses propres paupières, forçant ses yeux à s'ouvrir alors que l'effet des somnifères les tenait aussi fermés que la porte blindée de sa cellule. L’envie d’en sortir ne lui avait pratiquement jamais traversé l’esprit : atteint par la folie, amorphe et sous médicamentation, le malade avait perdu la notion du temps. Il avait non seulement gardé peu de traces de ses années d’isolement, mais il avait surtout perdu la faculté de se créer des souvenirs. Il aurait souhaité ne pas se rappeler.

Alors, il dormait.

***

Un sac de course à chaque bout de bras, le poids de ceux-ci tiraillait une des épaules de Louis. Celui-ci rentrait à la maison en compagnie de son voisin après une virée au supermarché. Plus le temps passait, moins il prenait la peine de s'éloigner de sa maison à moins que ce soit avec une personne de confiance. Ceci, tant pour sa sécurité que pour celles des autres. Quant à son compère de quartier, ce dernier se portait régulièrement volontaire pour aider au mieux la petite famille. Ce fut lui qui récupéra Louis sur le coup de midi à l’hôpital ce jour-là, Alicia travaillant à la galerie. Son goût pour l’art, qu’elle tenait de ses parents, l’avait amené à bosser dans une boîte comme commissaire d’exposition.

À la sortie, Louis se sentait bien, ou plutôt : mieux. Ce dernier séjour de trois semaines l’avait remis sur pied, les doses de son traitement ayant été augmentées pour qu’il retrouve une stabilité. Le fait que ses crises ne cessaient de s’amplifier à mesure qu’elles se manifestaient restait gravé dans son cœur comme des lettres dans la pierre. Il connaissait son destin. Un jour ou l’autre, il perdrait totalement la raison. Un jour ou l’autre, il finirait par vraiment la blesser. La dernière crise avait été particulièrement violente. Il s’en rappelait peu. Juste que dans un élan de conscience, il avait goûté à la terreur d'Alicia. Elle découvrait le monstre un peu plus à chaque fois. Un monstre qui n’existait que partiellement et qui s’effondrait dès le réveil de l’homme aimant : celui qu’elle avait décidé d'épouser quand bien même cette maladie. C’était ce qui lui permettait de tenir, mais également ce qui lui traversait le cœur. Elle avait profité de cet instant de répit pour lui coller un genou dans le ventre et rompre avec sa position de force. La voir sortir du lit en trombe avait aiguisé les sens du maniaque en lui. Des parcelles de sa chasse lui revenaient en mémoire. Il la voyait slalomer dans le couloir principal à l’étage, descendre en panique les escaliers, ses jambes flageoler, avant de tomber à genoux. Les épaules basses, elle avait tourné la tête pour regarder dans son dos. Cette image restait gravée en lui. La façon dont son regard s’était exorbité…

Louis serrait les poings autour des lanières de ses sacs de courses. Il bénit Alicia d’avoir eu assez de courage pour le repousser. Sa chute contre l’escalier lui avait presque démonté l’épaule. Elle avait au moins eu le mérite de l’arrêter. Au sol, il avait crié sa douleur pendant qu’en boule devant lui, Alicia tirait ses cheveux en arrière d’une main crispée, l’autre accrochée au téléphone.

“Ça ne pouvait continuer de cette manière”.

De manière déraisonnable, il cherchait à éliminer cette idée de son esprit. Louis ne voulait pas renoncer à ce bonheur. Il savait pourtant où se plaçaient les bons choix pour sa famille. Ces sentiments étaient réciproques, mais dévastateurs. Alors qu’elle subissait son comportement dément, Louis avait toujours pu compter sur Alicia pour lui rendre visite à l’hôpital, à l’exception d’une soirée. Extérieurement, elle donnait l’impression de tenir le coup. Face à sa fille, surtout, elle ne montrait rien, que des sourires. Mais elle n’était pas infaillible, au contraire. Le temps d’un seul soir, depuis longtemps, Alicia s’était accordée un moment de faiblesse. Derrière ses vitrines embuées, le visage de Dossan lui était apparu flou.

***

Louis dormait, mais pas réellement. La transe dans laquelle il tombait en touchant morphée ne pouvait être considéré comme telle. La déesse le punissait pour ses méfaits, ses actes violents, abusifs… Il n’avait pas droit à de doux songes. Tout ce à quoi il pouvait prétendre était un long et interminable cauchemar.

Le matin se plaisait souvent à lui jouer des tours quand dans sa somnolence, il attrapait dans ses yeux secs et à moitié ouverts, la lumière infiltrée. Elle berçait des souvenirs heureux, lointains. Louis inclinait le menton sur l'oreiller, rêvant d’une main se mêlant à la sienne : celle d’Alicia, angélique, les lèvres pleines. Il n’avait même plus la force de pleurer, vidé d’énergie, malgré la beauté de ce mirage. Doucement, il chatouillait ses doigts aux siens, caressait son poignet avant de l’attraper complètement. Les traits de la femme en face de lui changèrent vicieusement. Son cœur s’accélèra. Il sentait son pouls diminué sous sa fine peau. Louis resserra sa main.

“C’est de ta faute”, s’entendit-il lui dire d’une voix rauque.

Boum ! Boum ! Boum !

Trois énormes coups à la porte de sa cellule le réveillèrent. Louis resta de marbre bien que le lourd cognement eut relancé le tambour sous son torse. Il avait pris l’habitude de ne plus sursauter, accoutumé à cette fanfare. Allongé sur le flanc, il ne bougea pas d’un poil en entendant l'œilleton se décocher.

La voix du gardien lui parvint :

  • Toujours là ? Bien. Debout là-dedans !

Le grincement métallique vint avec le déroulement de sa colonne vertébrale. Celle-ci, engourdie, avait attendu toute la nuit de craquer. Louis se leva de manière mécanique, tel un automate, les bras le long du corps avant de déposer ses pieds sur le sol. Il était raide et épuisé. Pendant ce temps, l’homme massif et grisonnant s’avança jusqu’au pas de la porte, accompagné d’une jeune recrue qui avait fière allure dans son nouvel uniforme. Le gardien lui expliquait les démarches à suivre, sans aucune considération envers le prisonnier :

  • Première chose, tu toques un bon coup pour les réveiller, certains ont le sommeil lourd. D’autres n’en auront rien à foutre de te répondre, c’est comme ça. Tu vérifies ensuite toujours avant d’entrer s’ils sont bien dans leur lit, histoire de t’assurer qu’ils t’attendent pas au tournant de la porte. Si tu ne les vois pas, tu fais appel à un collègue et dans le pire des cas, tu as de quoi faire, lâcha-t-il en posant son regard sur la matraque accrochée à sa ceinture. Soit certain que tu tomberas sur des surprises. Un soir, ils sont vivants, le lendemain matin, ils n’ouvrent plus l'œil. On ne leur laisse jamais de quoi, mais il y en a des inventifs, expliqua-t-il en tirant sur son vêtement.

Un fin sourire se dessina sur les lèvres de l’homme quand il vit son bleu se rigidifier.

  • Tu t’y feras. Celui-ci a besoin d’un traitement spécial, guide-le à l’infirmerie. Ah, et ne te mets pas au travers de l’infirmière. Elle est redoutable.

Sans comprendre ses propos, le jeune marqua un pas auprès de Louis et lui fit signe d’avancer. Cette première rencontre avec un détenu ne rentrait dans aucun des scénarios qu’il s’était imaginé, celle-ci se déroulant avec fluidité. En effet, il fut surpris de voir que le prisonnier n’opposait aucune résistance. Il avançait, le regard fixe devant lui, sans même prêter attention à sa présence. Le tout nouveau gardien nota le vide dans ses yeux. La prison devait avoir fait son effet sur ses émotions, les épuisant l’une après l’autre. Quoique sous un certain angle, il paraissait lugubre, son visage cireux creusé au niveau des joues. D’un autre, ses cheveux mal rangés, tombant sur son front, le rendaient inoffensif. Pour un homme de sa stature - il le dépassait d’une tête - il le trouva menu et d’un calme angoissant. Son pas lourd et lent l’obligea à prendre la parole :

  • Rappelez-moi votre prénom ? demanda-t-il d’un ton qui le rendait incertain.

Il se fit dévisager du coin de l'œil. Au lieu de répondre, Louis s’arrêta. Il ne dit rien, marquant par sa posture qu’ils étaient arrivés à l’infirmerie. Sous les yeux du gardien, dont les traits se serrèrent, il empoigna la clinche et s’y invita.

  • Ah, bonjour, Louis ! s’exclama une femme en blouse dont la chevelure brune était accrochée en un chignon. Je vous attendais, déclara-t-elle ensuite, pétillante, un gobelet en main. Pour vous, lui tendit-elle.

Ce dernier l’attrapa d’un geste plus que naturel, mais las, sans force. Il en considéra le fond où deux gélules n'attendaient que de plonger dans sa gorge. Cela faisait maintenant un mois qu’il prenait ce nouveau traitement. Il n’avait rien à redire : les médicaments ne lui provoquaient plus de crises et fonctionnaient correctement, dans le sens où ils agissaient autant sur son système nerveux que sur la maladie. Eglantine en était à l’origine, il n’avait donc pas à s’en inquiéter. Louis n’en restait pas moins réticent. Au plus les matins passaient, au moins il avait envie d’avaler le contenu de ce verre.

L’infirmière qui s’occupait de lui en avait pleinement conscience. C’était une jeune femme honnête, impliquée dans la santé de ses patients, peu importe ce qui les avaient amenés en prison. Celle-ci prit le temps d’observer Louis, une jolie émotion traversant ses yeux bruns.

  • Vous n’allez pas les prendre ? demanda-t-elle d’une douce voix.

Ces médicaments étaient la raison pour laquelle il vivait un enfer la nuit. Dès qu’il fermait les yeux, les réminiscences le frappaient en pleine tête. Il n’avait plus le choix que de les revivre. Louis se rappelait. Il prenait conscience de tout ce qu’il avait pu commettre contre son gré, encore une fois, sans réellement le vouloir. Cette souffrance rencontrée était insupportable, mais principalement ingérable. Il dormait pour s’évader des pensées intrusives qui lui rendaient des coups et s’obligeait à rester éveillé pour s’éloigner des horreurs qu’il revivait. Le cauchemar était aussi réel que fictif. A quoi bon guérir, dans ce cas ? S’il devenait plus fou que lorsqu’il cédait à la psychose, quel sens cela avait-il pour lui de vivre ? Alicia n’était plus là. Il avait pratiquement tué sa fille qu’il ne reverrait sans doute jamais. Il ne voulait même pas penser à Dossan qui devait l'élever à sa place.

Louis restait inerte au milieu de l’infirmerie, submergé par de nombreuses pensées. Le gardien à côté perdit patience, croyant bien faire en l’interpellant :

  • Ne faites pas attendre Madame…
  • Que dirait votre amie si vous ne les preniez pas ? le coupa l’infirmière qui jeta un regard mauvais au jeune homme. Vous ne prenez ce traitement que depuis quelques mois, il vous faudra du temps pour vous adapter à ce qu’il implique. Je sais que vous passez d'horribles nuits, dit-elle en analysant ses cernes et le grain de sa peau, mais ça ira de mieux en mieux. Si ce n’est pas pour votre amie, faites-le pour moi. Je vous l’ai déjà dit, je me sens concernée par votre état de santé.

Bien que rien n’était lisible sur son visage, ces mots éveillaient quelque chose en Louis qui glissait son pouce sur le tour du gobelet. Il garda les yeux rivés dessus avant de se servir en eau pour prendre les pilules. Chose faite, il les releva durement dans ceux de l’infirmière qui courba les sourcils en constatant davantage sa fatigue. C’en était trop pour lui. Alors pourquoi s’exécuter ?

Cette question était restée figée dans son esprit alors qu’il amenait sa cuillère à sa bouche. La soupe n’avait aucun goût, ou alors, peut-être qu’il avait perdu l’envie d’en ressentir ? Au milieu des autres détenus, il se sustentait par pur automatisme. Plusieurs gardiens, auxquels il ne faisait même plus attention, surveillaient la masse de criminels. Un boucan résonnait dans la grande pièce sans vie. Louis s’y noyait. Il restait dans le vague et inatteignable, ne souhaitant pas se mêler à ses camarades de prison. Il n’écoutait pas, mais il pouvait entendre.

Une conversation l’interpella :

  • Ils se croient forts avec leurs guns, mais si seulement, ils avaient vécu l’trois quart de ce que j’ai vécu, p’tête qu’ils y auraient réfléchi à deux fois avant de me foutre en taule ! À charge de revanche… sifflait tous les jours le même taulard dont les dents pourrissaient à mesure de son séjour.
  • Pourquoi t’es ici, toi ? demanda un récent arrivant.
  • Braquage. Mais c’est pas comme si j’avais vraiment voulu tirer sur le gars…

En toute splendeur, le détenu réussit à trouver des excuses “valables” au fait de pointer une arme de manière consciente sur un compatriote de son espèce. Il n’avait pas fait exprès. Ce n’était jamais le cas. Cela se savait entre prisonniers.

Un ancien se mêla de leurs affaires :

  • Arrête d’embobiner les petits. Il y a bien une raison si tu croupis ici ! Il y a toujours une raison. Tombe pas dans ça, s’adressa-t-il au nouveau, tu gagneras rien à pas dire la vérité.
  • J’y pouvais vraiment rien moi… !
  • Bien sûr, d'abord on y peut jamais rien et après on se retrouve avec un meurtre sur le dos. Si tu ne l'acceptes pas, tu vas devenir fou… le prévint-il, son regard abîmé tombant sur Louis qui évitait déjà le contact. Alors, paraît que tu brailles encore toutes les nuits ? l'interpella-t-il.
  • Pourquoi ? T’as fait quoi toi ? devint curieux l’autre.

Un silence naquit autour de la table. Louis déposa sa cuillère, ses mâchoires se rigidifiant quand bien même il tentait de les contrôler.

  • T’apprendras vite que les pires ordures ici c’est ceux qui touchent aux enfants, mais ceux-là… Ils mangent même pas avec nous. Ils sont “protégés” pour pas qu’on leur tombe dessus. Quelle connerie… ! Mais t’a aussi des gens comme lui… D'ailleurs, comment va ta femme le malade ?

Bang !

Le poing de Louis fit vaciller les assiettes sur la table et attira l’attention des gardiens.

  • … T’as tué ta femme ? lâcha le plus nouveau, incapable d’y croire vu le profil de Louis.
  • Je n’ai pas… !
  • C’est ça, ouais. Et ta petite tu l’as pas éventré, l’enfonça encore plus l’autre qui y prenait un malin plaisir.
  • Qu’est-ce qu’il se passe ici ?! débarqua le type qui avait conduit Louis à l’infirmerie quand il le vit se lever d’une traite et que l’homme en face fit de même. Écartez-vous ! s’exclama-t-il en faisant barrage.

Il croisa le regard dérangé de Louis.

  • Sortez-moi d’ici, gronda-t-il, la rage dans les dents.

***

Cela lui avait pris l’après-midi pour se calmer. Les mots de ce détenu l'avaient violemment impacté. Du rouge giclait sur les murs de son esprit. Plongé dans le noir, Louis appuyait ses paumes sur ses orbites. Il se balançait en avant depuis sa couchette, ses pieds nus au sol. Les images le hantaient. Il tentait en vain de se concentrer sur un point fixe.

“Ploc”

Brusquement, Louis se leva et arracha son drap de son matelas. Il le fit voler au travers de sa cellule. Cet évier défiait ses nerfs. Il se rua sur le robinet et le serra de toutes ses forces. Les gouttes tombaient encore. Il finit à genoux, ses doigts y restant accrochés. L’écho de l’eau le transcendait, des vibrations venant réveiller les abysses de sa mémoire. Il se souvenait parfaitement du son qu’avait produit la première goutte de sang qui s’était échappée du corps d’Alicia. Au bord de pleurer, Louis était pris de secousses.

Elles se stoppèrent à l’instant où l’on toqua à sa porte. Il se releva difficilement en frottant ses rotules douloureuses, des sueurs froides dans le dos, quand celle-ci s’ouvrit progressivement. La lumière vive du couloir l’aveugla après des heures passées dans l’obscurité. Une silhouette d’une petite femme s’y dessina. Celle-ci appuya sur l’interrupteur, révélant son identité au passage. Une quinquagénaire apparut, le gardien sur ses côtes.

  • … Madame Karen ? s’interloqua Louis qui protégea ses yeux de la clarté.
  • Bonjour, répondit-elle d’une voix claire, analysant sans jugement l’endroit où restait son ancien patient. J’imagine ta surprise, oui. C’est Eglantine qui m’a contacté. Elle m’a raconté que tu n’avais pas un bon contact avec la psychologue d’ici, je suis venue la remplacer pour ta séance.
  • Ma… séance ?
  • Oui, ton rendez-vous de 17h. Tu avais oublié ? devina-t-elle à sa tête. Ce n’est pas grave, d'autant plus que tu es prévenu à la dernière minute. Voudrais-tu qu’on reporte ?

Louis restait estomaqué. Il cligna des yeux et tendit sa main vers son ancienne psychologue. Dix minutes plus tard, ils se trouvaient dans une salle vitrée prévue pour les entretiens de la sorte. Un garde se tenait derrière, mais il ne pouvait entendre l’entrevue. Madame Karen prit les devants.

  • J’ai lu dans ton dossier que tu avais été transféré ici depuis deux mois, une fois que le traitement a montré des résultats significatifs… Comment est-ce que tu vis ce changement ? Est-ce que tu te sens mieux en prison qu’à l’asile ? enchaîna-t-elle lorsqu’il ne répondit pas.
  • En quelque sorte… fit-il, d’un ton qui montrait toute son aversion pour cet endroit. Ce n’est pas… “mieux”, mais… Ce n’est plus l’asile. C’est différent.
  • Je vois. Est-ce que tu pourrais me dire ce qui est différent ? Mis à part le lieu ? Tes ressentis, peut-être ?

Il tremblait.

  • À l’asile… Je ne voyais pas les journées passer. Je ne me souvenais de rien. Ici, les journées sont longues. Je vois plus de gens aussi : les autres détenus. Mais je suis la plupart du temps seul dans ma cellule. C’est long.
  • Est-ce que la solitude est compliquée à gérer ? Comment ça se passe avec les autres détenus ?

Madame Karen devina qu’il y avait un problème en voyant ses paupières clignoter. Louis encadra son front. Il réfléchissait.

  • … Je déteste être ici. Me retrouver seul avec moi-même, prendre le nouveau traitement, c’est… Trop dur.
  • Tu peux m’expliquer pourquoi ?
  • … - ses yeux allaient dans tous les sens -... Je me souviens, dit-il, ses doigts tremblant au niveau de ses tempes. De tout. Chaque détail me revient et je… ne peux pas continuer…
  • Tu veux dire que tu ne veux plus prendre ton traitement ?
  • Je ne veux plus me rappeler, répondit-il du tac au tac, avachi à la table.
  • Pour quelle raison ?

Louis s’enferma dans le silence en même temps qu’il referma un poing. Ses traits se serrèrent. Il avait l’air plus triste et découragé qu’en colère. La douleur se lisait dans chacune de ses mimiques. Il en devint pâle.

  • Est-ce que cela a un lien avec le fait d’accepter la raison pour laquelle tu es ici ?
  • … Non, je sais pourquoi je suis ici… Je sais ce que j’ai fait et c’est bien… là, le problème. Quand j’étais à l’asile, je revivais sans cesse… l’accident… dit-il en baissant la tête. C'étaient les meilleurs moments… J’aimais ça. Mais maintenant, je me rappelle vraiment et c'est affreux… Je ne suis même plus certain de ce qui est réel ou non…
  • Il y a quelque chose qui ne te paraît réel ?
  • … Vous ne me croirez pas…
  • Tu as vécu une série de traumatismes qui ont pu altérer ta mémoire. Je peux te croire, comme nous pouvons travailler dessus pour déceler le vrai du faux. Je suis venue pour avoir un vrai échange avec toi, Louis, pas pour te priver davantage de libertés. C’est un espace de parole dans lequel je veux que tu sois libre de t'exprimer, comme avant... Mais avec ce qui te touche aujourd'hui. Je crois d'ailleurs avoir prouvé que j'étais capable de tenir un secret.
  • Je sais, mais plus j’y pense et plus je suis sûr que…
  • Que quoi ? le poussa-t-elle à continuer.
  • Que c’était réel… Mais… j’ai peur que vous ne me croyiez pas, que les autres ne me croient pas… Pourtant, je sais que c’était réel.
  • Quoi donc ? demanda-t-elle, intéressée.

Madame Karen entendit le déglutit dans sa gorge, tellement il était tendu. Il avait les épaules hautes, crispées. Son regard semblait visualiser un film d’épouvante. Ses lèvres se décollaient à peine, laissant entrevoir ses dents serrées. Louis se décomposait sur place à mesure qu’il s’apprêtait à parler.

  • Je… Je l’ai pas tuée… Alicia. Je l’ai pas tuée, répéta-t-il en voyant la psychologue sourciller. Je vous le jure. C’est pas moi… C’est elle, lâcha-t-il en s’attrapant la tête.
  • … Qu’est-ce que tu revois ? chercha-t-elle à comprendre.
  • C’est elle qui… peinait-il à dire, pris de tressaillements. Qui c’est… - il attrapa son cou -... Elle s’est…
  • Suicidée… ? mit-elle en mot à sa place.

Il s’effondra.

***

“Ploc”

La soudaine fine pluie qui s’abattu sur Paris rappela à Billy son vécu à Londres. La ville lui manquait, sans regrets pourtant de tourner son premier film dans la ville lumière. Cela dit, elle venait tout juste de perdre son éclat, de gros nuages gris s’étant installés dans le ciel. Le premier fils Makes eut au moins le remords de ne s’être vêtu que d’un blazer. Son agent veilla à le traîner au plus vite dans les rues pour éviter au maximum la douche qui leur tombait dessus. Le trottoir s’affolait, plusieurs personnes regagnant leurs voitures garées le long de la route. Billy trottinait, sans prêter attention à qui pouvait le reconnaître à ce moment-là, quand lui s’arrêta sur quelqu’un. Il freina, surpris, et dévisagea la personne en question. Elle se couvrait sous un préau de magasin.

En se rapprochant, la jeune fille aux longs cheveux blonds qu’il connaissait bien devint une femme lorsqu’elle enfila sa veste puis sa gavroche sur le haut de sa tête. Il se rendit compte de son erreur quand un jeune garçon, emmitouflé d’une capuche, attrapa sa main. Billy se trouva bête devant cette femme qui leva la tête. Par réflexe, il enchaîna des gestes embarrassés, voulant signifier qu’il s’était trompé de personne, mais il les mit en suspens pour la dévisager davantage. La cicatrice à son cou le déstabilisa. En croisant son regard, elle dévia le sien, importunée, et tira son enfant à ses côtés. Dérouté, il les observa filer à toute allure sous les grosses gouttes, mentons ramené vers le torse. Billy secoua ses cheveux trempés, toujours sous le choc. Cette femme lui ressemblait tellement. Il aurait cru voir Kimi.

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