Chapitre 50 : La course.

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Un écho lointain ramena le bruit d’un objet qui se brise à l’esprit de Blear. Celui d’un crayon. Elle le craquait en deux, d’une poigne serrée, incontrôlée.

Crac.

La vive sensation écorcha ses doigts qui se déployèrent pour laisser tomber les deux morceaux de bois au sol :

“Pourquoi elle me regarde celle-là ?”

Des rires ricochèrent dans sa tête, la sonnait. Quel rire enfantin, espiègle, niais, vicieux… Dès l’instant où elle avait prononcé ces mots, Blear aurait dû se douter. Elle aurait dû deviner qu’il y avait une raison au fait que le crayon se divise. Jamais, il ne pourrait être réparé.

Elle était morte.

Mais même décédée, la tempête Alicia survivait.

***

Dossan avait de nombreuses fois bravé le mauvais temps. De son passé aux concerts en plein air, des tournées du courrier à vélo... Il avait appris à reconnaître un ciel orageux des heures avant même que celui-ci n’éclate.

En quittant Saint-Clair, il avait décidé de mener une vie sans repos, entre les petits boulots enchaînés le jour et la vie de chanteur la nuit avec les “Raven’s”. Il ne s’accordait aucun répit, le monde extérieur l’appelant. La simple idée d’arrêter sa course effrénée le ramenait à un endroit qui n’existait pas, un endroit appelé “maison”. Dossan ne connaissait aucun lieu de ce type, bien qu’il y avait un foyer où il aimait recharger ses batteries de temps en temps.

Un lieu entouré de Lilas, respirant la tranquillité, à l’instar de ses amis Alicia et Louis. Ces derniers étaient connus dans le quartier comme étant un couple agréable. Aucun voisin ne savait que derrière leur optimisme se cachait une inquiétude permanente. Malgré sa maladie, Louis restait chaleureux à leurs yeux tandis qu’Alicia paraissait être née avec une joie inépuisable. Ils croquaient la vie à pleines dents. Du moins, ils essayaient, et ce, avec leur bébé ensoleillé. Un corbeau au-dessus du berceau n’annonçait généralement rien de bon, mais la présence de Dossan autour de la petite fille lui décrochait toujours de merveilleux gazouillements. Ce dernier trouvait chez Kimi un semblant de famille, voire plus qu’auprès de ses amis. Rien d’étonnant quand la petite portait le prénom de sa mère. La maison qu’il avait perdue à la mort de celle-ci n’existait plus. Il l’avait vendu, ne voulant rien garder du souvenir de son père. Encore moins de l'endroit où sa mère et lui-même avaient été battus.

Tout en chatouillant son nez d’une fleur de cognassier, le parrain ne pouvait s’empêcher de penser que là était sa seule place. La fille de ses amis était devenue son point de repère. À ses côtés, il se sentait pleinement lui. Libre, sans avoir à se justifier de quoi que ce soit. Il faisait table rase. Le couple se réjouissait de ses visites. Cela signifiait qu’il n’avait pas succombé à ce que le monde de la musique pouvait proposer de plus sombre. Il n’était plus un adolescent, mais Dossan restait un artiste tourmenté. Ils le savaient vulnérable, si bien que lorsqu’il franchissait le pas de leur porte, leurs cœurs s'allégeaient. Il était d’ailleurs l’une des rares personnes à entrer comme chez lui.

Si la maison paraissait accueillante, elle possédait d’immenses barrières, infranchissables pour la plupart. La famille Kibé ne manquait pas de confiance envers autrui, mais la maladie imposait son lot de contraintes. L’une de leur plus grande priorité revenait à préserver la paix au sein de leur foyer, les stimulus extérieurs provoquant trop régulièrement des crises chez Louis. Les démarches qui suivaient ces instants chamboulaient toujours l’équilibre qu’ils avaient durement gagné.

Systématiquement, Louis atterrissait à l’hôpital. Là aussi, la famille apparaissait comme merveilleuse. Le papa était un battant, la maman une femme forte et leur petite, un trésor. Ils se voyaient souvent attribuer la prouesse d’être “courageux”, là où aucun n’avait choisi cette vie.

Tombée amoureuse de Louis, Alicia ne l’avait pas choisie, mais elle s’y était très rapidement faite, ravie de connaître les douces sensations de la romance. Et réciproquement, bien que Louis n’avait pas été aussi enjoué de l’aimer. Le coup de foudre lui avait donné envie de prolonger sa vie. Un calvaire, sachant qu’il perdrait la raison un jour ou l’autre. Ce fut sans compter le soutien de ses amis et plus particulièrement les mots de Dossan.

“Garder espoir”, là était un des seuls choix qu’ils avaient fait. L’arrivée de Kimi allait dans ce sens. Ils s’étaient raccrochés à l’image d’une vie de famille. Si les jours étaient comptés, autant les vivre sans regrets. Adulte, Louis ne supportait pas d'être éloignée de celle-ci, alors gardée par le père d’Alicia. Quand cette dernière n’accompagnait pas son mari aux examens ou n’avait pas le nez plongé dans la paperasse, elle emmenait la petite lui rendre visite. Il n’y avait rien de plus merveilleux de les voir ensemble. Cependant, les parents s’étaient fixé une autre règle. Kimi ne devait pas assister à tout.

Louis, surtout, craignait qu’elle le perçoive comme un fou. Il avait peur qu’elle le haïsse et certains de ces comportements lui donnaient raison. Parfois même avant qu’il ne sombre, Kimi prenait de la distance. Elle refusait le contact et rejetait ses étreintes.

Ils n’étaient pas stupides.

Bien au contraire, ils tenaient rigueur de ses réactions. Elle sentait les crises venir et Alicia y avait trouvé un indicateur de plus. Un indicateur qui lui permettait de la changer de pièce afin qu’ils ne soient que tous les deux confrontés à la difficulté. Mais encore, elle demandait de l’aide à son père. Ces habitudes de vie n’avaient pas permis à Kimi de rencontrer d’autres enfants avant la maternelle. C’est pourquoi elle s’illuminait de chaque visite de Dossan. C’était son ami, le tout premier. Son parrain, paraissait-il. Mais elle le voyait surtout comme un compagnon de jeu. Dès qu’elle sut marcher, elle apprit à courir dans ses bras. Il n’avait rien d’un adulte. Aux yeux de Louis et Alicia, non plus. Dossan était hors du temps. Sa présence soulevait leurs problèmes le temps de quelques jours, parfois d’une ou deux semaines. Elle l’essoufflait, mais la maladie ne s'envolait pas pour autant. Pour l’avoir vu de ses propres yeux, l’oiseau compris que cela ne durerait.

La première fois qu’il assista à une crise, Dossan fut contraint d’observer à la folie s’emparant de son ami. Il avait d’abord cru à un mal de tête quand Louis s’était tenu le front. Il fit face à un mur dès l’instant où il se montra inquiet. L’homme bon qu’il connaissait avait disparu. La froideur qui emprisonna son regard le fit se raidir à son tour. Assis à la table du salon, il jeta plusieurs coups d'œil vers la cuisine où se tenait Louis. Droit comme un piquet, ce dernier tenait le carrelage en grippe, les bras ballants, tandis que son nez se contractait doucement. Kimi jouait avec des figures d’animaux sur le grand tapis du salon pendant que sa mère veillait sur elle de la manière la plus artistique possible. L’artiste la peignait, ses cheveux blonds relevés en un chignon, de la peinture au bout des doigts. Le bruit du plastique des jouets en plastique s’entrechoquant, ainsi que celui du mouvement de l’eau se mouvant en contact du pinceau, poussa Dossan à l’ivresse. Au plus, il découvrait son faciès déformé, au plus, tout devenait lent. Les sons de la vie quotidienne percutaient ses oreilles en opposition à la situation anormale. Le temps récupéra ses secondes quand Alicia se leva.

  • Tu irais donner un bain à Kimi ? le réveilla-t-elle en attrapant son épaule.

Des miettes de peinture séchée s’y abandonnèrent. Elle avait parlée fort et s’était dirigée vers la cuisine, un sourire léger aux lèvres. En l’entendant, Louis avait réagi. Il commença dès lors à suffoquer. La tête entre ses doigts, il combattait son propre esprit. Dossan ne vit jamais la suite, car il amena sa nièce à l’étage. En agitant le canard dans l’eau, il plongea dans le bleu de ses yeux. Les questions dures bousculaient ses pensées. Quel avenir lui était réservée ? Kimi n’avait que quatre ans. Le climat actuel ne semblait pas l’atteindre, mais plus tard, serait-ce toujours le cas ? Dossan se faisait souvent la réflexion qu’ils n’étaient pas bien âgés non plus. Même s’il avait été obligé de grandir trop vite, il se sentait très souvent largué, derrière les autres. À vingt-et-un an, tous ses amis avaient des enfants, leurs propres maisons et pas des moindres pour certains, ainsi qu’un partenaire de vie. Lui n’avait personne. Il n’avait retrouvé personne capable de l’emmener plus haut que le ciel, l’envie même l’ayant quittée.

***

Dossan était allongé sur la méridienne du canapé quand Alicia réapparut plus tard dans la soirée.

  • Il dort ?

D’un signe de tête, elle répondit que c’était le cas. Elle avait appelé l’infirmier. Les calmants firent rapidement effet. Alicia bascula ensuite dans le canapé. Elle était las, la nuque engourdie par la fatigue.

En l’étirant, elle brisa le silence :

  • Est-ce que tu as mangé ?
  • J’ai réchauffé les restes…
  • Tu as bien fait, dit-elle en passant une main sur son front.

Dossan avait les doigts entrelacés quand ils redevinrent muets. Il pensait. Se remémorait pour être plus précis. Dans les yeux de Louis, il avait reconnu la folie qui s’était installée au fur et à mesure dans ceux de son père. La différence était que ce dernier n’était pas malade.

  • Ali…
  • Je suis désolée que tu ais dû assister à tout ça… Cela dit, c'était une petite crise cette fois.

Les cernes dessinés, Alicia gardait un petit sourire, mais il n’avait rien de joyeux.

C’était un sourire fatigué.

  • Non. Ne t’excuse pas. Je sais… à quoi m’attendre en venant.

Elle chassa tout l’air de ses poumons.

  • Si c’est trop lourd, tu peux me le dire. Je comprendrais.
  • … J’ai été surpris. C’est vrai que je ne m’attendais pas à le voir comme ça… C’était la première fois que… Je le voyais ainsi, dit-il en mouvant sa main devant son visage. Mais je me demandais surtout comment tu t’y prends d’habitude avec Kimi ?
  • Oh. Papa la garde souvent. Quand ça arrive, je lui téléphone et si ce n’est pas possible, je l’emmène à l’étage, dans sa chambre et je ferme à clé le temps que… C’est affreux ce que je dis, dit-elle après un temps de pause, vidée. Mais ce sont des moyens que nous avons trouvés. De manière générale, dès que je parle de Kimi quand il fait une crise… Il comprend. C’est comme un signal qui lui fait prendre conscience qu’il est en train de partir.
  • Alors… Il n’a jamais… ?

Louis n’avait jamais déposé un doigt sur sa fille.

  • Non. Jamais. Fort heureusement, déclara-t-elle en déplaçant ses cheveux en arrière. Même si… C’est aussi ça qui est difficile.

Elle bénissait tout l’amour qui les unissait. Bénissait cette force dont Louis faisait preuve, mais en abordant les sujets sensibles, Alicia changea de visage. Elle devint dure tandis que Dossan observait son profil.

  • Tu sais… tous les jours est un combat pour lui et j’estime que c’est le mien aussi, parce que je me suis engagée avec lui et… Nous nous sommes portés tous les deux jusqu'ici. Ça fait déjà une année que nous vivons ensemble et au départ, je m’inquiétais de comment les choses allaient évoluer pour Kimi.

Un temps de pause fut nécessaire.

Alicia rangea ses jambes contre sa poitrine et fixa le mur devant elle.

  • Moi aussi, je me suis posée la question : “Est-ce qu’il va être violent avec moi ? Ou pire, avec elle ?”, en me disant que je ne pourrais pas le supporter. On a quand même tenté et résultat, il n’a jamais haussé la main sur Kimi. C’est comme son point d’ancrage.

En effet, Louis s’efforçait de garder le contrôle quitte à se blesser lui-même. Il valait mieux lui que ses êtres chers. La présence de sa fille le calmait et lui permettait de retrouver son humanité à la simple appellation de son prénom. Dans ces moments-là, Alicia venait lui caresser la joue, lui parlait de Kimi, de leur histoire. Une fois qu’il revenait à lui, elle le prenait dans ses bras et embrassait ses regrets.

  • C’est ce qui est le plus dur. C’est de voir à quel point il se sent coupable à chaque fois, car ce n’est pas lui… Parfois, je me dis que tout aurait été plus simple… S’il était devenu complètement fou. Ce n’est pas que j’aurais préféré qu’il soit violent avec nous. Non, mais…. c’est vrai que nous aurions été fixés. Nous ne serions pas dans cette attente, sans savoir quand exactement il va… Il est si doux quand il est conscient, murmura-t-elle d’une voix brisée. Et tellement attentif pour Kimi. J’aurai aimé qu’il ne soit jamais malade. Quelqu’un comme lui ne méritait pas de… Mais ça, c’est inutile de retourner la situation dans tous les sens. Au moins, je sais qui il est vraiment.

En l’écoutant, des frissons dans le dos, Dossan n’arriva pas à lui demander plus. S’il n’avait jamais été violent avec Kimi, était-ce le cas d’Alicia ? Des gestes brusques, il y en eu quelques-uns à mesure que les mois avançaient, mais jamais volontairement.

  • … Heureusement, vous avez l’infirmier près de chez vous…
  • Oui. Heureusement, répondit-elle en avertissant le regard.

La fatigue s’y noyait, au milieu des incertitudes. Ils avaient en réalité dû changer d’infirmière. Dans un accès de colère, Louis avait attrapé la dernière par les joues, plongeant son regard à des endroits qu’Alicia aurait voulu effacer de sa mémoire. Comme à chaque fois, quand il reprit ses esprits, une vague amère le prit. Alicia avait de la peine. De la peine de lui en vouloir, alors que ce n’était pas sa faute.

Pour cette raison, elle avait souhaité qu’un homme prenne le relais. Ils avaient eu de la chance de trouver quelqu’un près de chez eux. Dans leur malheur, les Kibé pouvaient être heureux. Ils vivaient dans un nid douillet où leur petite fille s’épanouissait. Kimi pouvait profiter de son grand-père, la maison leur venant de ce dernier. C’était aussi grâce à son père, qu’après des boulots enchaînés, Alicia avait pu trouver un travail dans l’art. Il était resté en bon contact avec Monsieur Xavier qui avait le bras long. Ils avaient également l’intimité et le luxe d’être ensemble, malgré la maladie.

Si Alicia récupérait la flamme, c’était bien pour toutes ses raisons. Aussi parce qu’elle le voyait se battre contre ses états de conscience. Elle gardait espoir, même face aux mauvaises nouvelles, car selon les médecins, il y avait toujours un ajustement à faire, une nouvelle médicamentation à essayer, ainsi que des doses à augmenter...

  • Combien de temps tu penses que je peux tenir comme ça ?

Aussi fort soit-il, Louis n’avait pas tant foi en lui. Avant de repartir sur les routes, Dossan lui tint compagnie. Il s’empêcha de le prendre en pitié lorsqu’il découvrit son état. Blanc comme un linge, il courbait l’échine, assis au bord de son lit. Il ne semblait fait d’aucune force.

  • Je fais pitié, hein.

Dossan déglutit quand il comprit qu’il avait lu en lui. Tout le corps de son ami criait à l’aide.

  • Tu sais… Parfois, je me dis que…

Il parlait comme Alicia.

  • Je n’aurais jamais dû tenter le coup, avoua-t-il en enfuyant son visage dans ses grandes mains.

Et dire qu’à un moment, il les utilisaient pour jouer au basket avec Elliot. Les choses avaient bien changé. Quelque part, il pensait comme lui. Au fond, l’oiseau qui s’apprêtait à s’envoler croyait qu’il devrait peut-être rester.

  • … Imagine, dit-il en tremblant. Si un jour, je… leur fait du mal…

Et dire qu’il avait poussé cette personne à vivre. Dossan se sentait coupable. Coupable d’avoir amené quelqu’un sur ce chemin pour qu’il en souffre autant des années plus tard. Désolé, il étreignit son meilleur ami avant de partir.

Le voyage fut plus long que tous les autres, le groupe des Raven’s ayant atteint le sommet de sa popularité. Une année plus tard, ils mettaient un terme à leur carrière, chacun des membres construisant leur vie familiale. Le corbeau migra jusqu’à son nouveau bercail : un petit appart dans le village à côté de celui de Louis et Alicia. Il prit à nouveau les routes, mais cette fois pour distribuer le courrier. L’avantage avec ce job, c’était qu’il lui permettait un petit détour en fin de journée pour aller rencontrer ses amis et leur fille bien grandie du haut de ses cinq ans.

Au fil des mois, puis d’une année supplémentaire, cela devint un rituel. Il aimait passer du temps là-bas, en “famille”, avec le père d’Alicia. Les soirées se terminaient très souvent par une partie de cartes après que Kimi ait été mise au lit. Elle réclamait régulièrement que son parrain la borde et Dossan se plaisait à lui chanter des berceuses.

  • Elle t’adore, lança Louis, les yeux brillants en plaçant ses cartes sur la table.
  • Je confirme. Plus que son propre grand-père, plaisanta ce dernier, dont les traits de vieillesse rongeaient prématurément son visage.
  • Et j’ai gagné. Mine de rien, il y en a encore là dedans, dit-il en tapotant son doigt sur sa tempe.

Alicia n’aimait pas quand il parlait de lui de cette manière. Elle pinça les lèvres en le voyant rire avec son meilleur ami. Tout semblait normal quand ils plaisantaient ainsi. Le retour de Dossan avait amené un vent frais dans la maison. Ces instants ressemblaient à un rêve. Un doux rêve entouré d’une bulle de savon, fragile et qu’ils savaient, pouvait éclater à tout moment. La raison, ils ne s’en seraient pas douté. Une autre maladie s’immisça au sein de la famille.

La leucémie.

Lorsque le cancer fut détecté chez le père d’Alicia, cette dernière n’arriva pas à réaliser. Elle entendit les mots des médecins, mais ils survolèrent sa tête. Il ne survivrait pas. Cet homme incroyable, qui l’avait toujours soutenu, son père, allait disparaître. Impossible. Après des semaines à répéter les gestes qu’elle avait l’habitude de faire, réglée en mode automatique, ce fut lorsque Dossan aborda l’anniversaire de mort de sa mère qu’elle craqua.

Tous les membres de sa famille mouraient les uns après les autres. D’abord sa mère à cause d’un accident. Ensuite, Louis dont l’esprit s’en allait à petit feu. Dans ses pires cauchemars, il disparaissait totalement, emportant sa fille avec lui. Enfin, son père, par la maladie. Elle la haïssait. Cette maladie qui s’installait dans sa tête, l’espoir s’y épuisant, telles les dernières gouttes au fond d’un puits. Depuis des années, Alicia combattait la maladie à l’intérieur même de son foyer, elle s’accrochait désespérément, mais jusqu’où exactement ? Pour qu’un jour, elle se retrouve finalement à l’hôpital, au chevet de son père qui n’avait pas atteint la cinquantaine.

La chute fut rapide. Après l’enterrement, le déni s’installa avant le deuil. Le manque de temps, ainsi que la charge mentale, empêchèrent Alicia de faire ce bout de chemin. Après une longue stabilisation vint le moment où l’état de Louis se dégrada sévèrement. Les allers-retours de la maison à l’hôpital, dont elle avait développé une peur bleue, devinrent de plus en plus fréquents. Elle assistait aux changements de comportement de son mari, sans réellement voir ce qu’il devenait, s’accoutumant à ses nouveaux états d’âmes, aux nouveaux traitements… L’engrenage était lancé. Elle voyait à peine sa fille qu’elle devait toujours faire garder à contre-coeur par la voisine. Avant cela, c’était son père qui la prenait sous son aile. Si Dossan n’avait pas été affilié à un autre quartier, il aurait pu se montrer plus présent. L’éloignement dû à son travail créa une distance entre ce dernier et la maman. Le temps s’écoula rapidement et les parties de cartes disparurent. Quand Dossan venait, il trouvait une amie plus mince. Une fois sur deux, Louis n’était pas là. Pour faire bonne figure, Alicia l’accueillait, mais les conversations se faisaient de plus en plus courtes et la porte de la maison s’ouvrait de moins en moins. Parfois même, personne ne lui répondait lorsqu’il sonnait. Tout avait changé, notamment Kimi qui atteindrait l’âge de sept ans.

Dossan se rassurait en voyant l’infirmier à l’occasion se rendre chez eux. De temps à autre, il voyait sa nièce à la sortie de l’école. Si le couple ne le laissait plus entrer, il n’avait pas d’autre choix que de l’accepter. Même quand il reprit les tournées dans son quartier initial, il avait du mal à franchir le portail. Les lilas ne donnaient plus autour de la maison. Ils avaient fané. Tout avait une fin.

Le renouveau dont il rêvait ne daignait se montrer. Il fit une fois l’effort d’accepter un rendez-vous avec l’une de ses collègues. Autant dire qu’il se décomposa lorsqu’elle aborda le sujet “Richess”. En rentrant dans son misérable appartement, il s’enfila plusieurs canettes de bière. Cela le poursuivait. De fil en aiguille, il y avait encore des personnes qui remontaient jusqu’à lui parce qu’il existait toujours dans leur mémoire comme étant “l’ami des sept”. Il y avait de quoi déchanter. Ne serait-il jamais apprécié à sa juste valeur ? Alors qu’il avait tant fui l’alcool, Dossan repris la boisson en sentant tous ses points de repères lui échapper. Les souvenirs le hantaient. Autant les heureux que les mauvais. Où allait-il dans la vie ? Qu’est-ce qu’il allait devenir ? Aucun avenir à l’horizon. Il ne connaîtrait plus jamais l’amour. Son téléviseur s’amusait à lui rappeler à quel point il était seul. Ces images de la plus puissante famille du pays, il ne pouvait les visionner.

Kimi lui manquait.

Elle était la seule véritable forme d’amour qu’il avait connu depuis. Alors, il essaya d’aller la voir une après-midi, n’espérant rien. Par la fenêtre, il trouva Alicia, installée à table, sans doute en train d’écrire une liste de courses. Elle sembla bien embêtée de tomber dans son regard quand elle sortit à l’extérieur.

  • Je te dérange sûrement, mais je voulais rendre visite à Kimi. Elle n’est pas là ? demanda-t-il en regardant autour de lui.
  • … Elle est chez une copine de classe. Je dois aller la chercher tout à l’heure.

C’était bien une première. Alicia serra les lanières du grand sac de supermarché qu’elle avait sous le bras.

  • … Et Louis ?
  • Il est…

Dossan plissa les yeux quand il eut la vive sensation qu’elle allait pleurer.

  • À l’hôpital. Ça fait quelques jours. Je vais aussi le voir ce soir, répondit-elle, le regard planté sur le sol. Je te remercie d’être venu Dossan, mais je dois aller faire les courses et…
  • On les fait ensemble ?

La proposition raviva une grimace chez Alicia. Rien n’était simple. Pas même le fait d’accepter de l’aide d’un vieil ami, mais il ne s’agissait que d’une course.

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