Chapitre 51 : La feinte.
Il y avait longtemps que Dossan n'avait plus fait les courses en compagnie de quelqu'un d'autre que sa propre ombre. Sur les derniers mois, ce fut à peine s'il appréciait encore la voir se dessiner sur le parking. Il achetait peu, rien d’équilibré, juste de quoi ne pas mourir de faim.
Alors qu'il rêvassait entre les couloirs alimentaires, Alicia s'activait. Au rayon biscuit, elle songea longuement aux goûters pour l'école.
- En ce moment, je prends ceux-ci, l’aida Dossan en attrapant une boîte. Ils sont super bons, je suis sûr qu'elle aimerait.
- … Elle a ses habitudes, déclara-t-elle en comparant avec ses préférés, mais je me demandais si je ne devais pas varier un peu. Je vais prendre les deux, se décida-t-elle en déposant les paquets dans le caddie.
- Tu manges quoi ce soir ?
- Je ne sais pas encore. Et toi, tu as prévu quoi ?
- Rien non plus.
- Rien… ?
- Ou… la même chose que vous ? tenta-t-il en étirant un sourire rectangulaire.
L’attitude d’Alicia lui laissait comprendre qu’elle était réticente.
Il ne la reconnaissait pas.
- Même si je prépare des pizzas ?
En le voyant attraper un rouleau de pâte brisé, cette dernière soupira :
- Do’...En ce moment, c’est… J'ai besoin d’un peu de répit, pour réfléchir…
Il n'y avait rien de réellement alarmant à ce qu'elle refuse, mais cela ne lui ressemblait pas. Dossan sonda son âme, zonant dans le magasin. Elle le regardait à peine et gardait une distance. L’Alicia qu'il avait toujours appréciée n'avait rien de celle-là. Dans ses souvenirs, elle fanfaronnait, riait de bon cœur, et rentrait dans le lard trop rapidement.
Cette fille-là n’avait pas seulement grandi : elle avait disparu.
- Tu sais que je peux te filer un coup de main pour cuisiner et garder Kimi…
- Ce n'est pas ce que je veux, chassa-t-elle sa proposition, visiblement embêtée.
- Je pense que tu as besoin d’un peu d’aide.
Elle ne sut quoi dire, bouleversée par l'élan net de franchise.
- Ou juste un peu de compagnie et… moi aussi, pour être honnête.
La courte déclaration avait volé trop d'énergie à Dossan qui, écrasé par la honte, remonta son regard dans le sien. Celui-ci brillait, mouillé en permanence. Alicia acquiesça, acceptant l'idée des pizzas en même temps qu'elle se saisit du paquet.
Elle le fixa longuement.
- Ce n'est pas une corvée de m'occuper de Kimi… dit-elle d'un ton coupable.
- Je sais, la rassura-t-il.
- Quand je parle de répit, ce n'est pas pour…
- Ne t'inquiète pas. Je t'ai compris.
- … Vraiment ?
- Eh bien, je ne suis pas parent, mais… j'ai vu quelques documentaires sur la nécessité de s'octroyer des moments de pause.
Le ton rhétorique qu'il employa les fit pouffer respectivement, mais Alicia récupéra son teint blafard aussitôt.
- Merci… murmura-t-elle à peine en cachant son embarras.
***
Sur le chemin du retour, Alicia s’était arrêtée au bord de la route pour répondre à un appel. Elle n’avait pas hésité une seconde, le simple coup de téléphone l'alertant. Dossan imaginait bien que peu importe le moment, l’instant, de jour ou de nuit, elle devait répondre immédiatement.
Peut-être était-ce l’hôpital ?
Il l’observa se tenir silencieuse et répondre à la positive à plusieurs reprises. Le léger sourire qui naquit sur ses lèvres abîmées le rassura, ainsi que la conversation qui suivit. S’il s’agissait de nouvelles quant à l’état de Louis, elles devaient être bonnes.
Le moteur ronronnait quand elle lui fit part de leur prochaine expédition :
- C’était la maman de la copine de Kimi. Les fripouilles lui ont fait les yeux doux en lui demandant si elle pouvait rester dormir là-bas…
- Et donc tu as dit oui, la coupa Dossan, comprenant maintenant mieux l’échange cordial.
Elle avait en effet mentionné le fait d’apporter des affaires.
- C’est vrai que tu es venu à la base pour la voir… Ça ne te dérange pas ?
- Ho, si, trop ! Je suis vexé ! Qu'elle profite seulement. Tu as de la bière chez toi ? demanda-t-il plus nonchalamment.
- Do’ ! Ce n’est pas raisonnable !
- Quoi ? Une bonne vieille soirée bière - pizza, ça ne te dit pas ? Et demain matin, on ira rechercher Kimi pour passer la journée ensemble. Ça te va comme plan ?
En ondulant le cou, elle tapota le bout de ses doigts sur le volant. Dossan avait pleinement conscience de la pousser hors de sa zone de confort. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient plus profité d’une soirée de la sorte. Encore moins juste eux deux, comme au bon vieux temps. Sans doute pourraient-ils enfin discuter, de tout, de rien, cela dépendrait.
Une courte réflexion amena Alicia à déposer les armes :
- Bon plan, s'accorda-t-elle en lui renvoyant pour la première fois de la journée une expression qui lui ressemblait.
Il devint parfait quand ils firent un saut par la supérette avant de rentrer au bercail. N’étant que de passage, Dossan se contenta de décharger les sacs de courses sur la table de la cuisine. En traversant le salon, il nota à quel point la maison était bien rangée, comme si après un grand nettoyage, tout avait été laissé à place. Seul le fauteuil sur lequel reposait une grosse couverture manquait d’ordre. Il en allait de même pour la chambre de Kimi qui ne manquait pas de vie.
Sa maman lui prépara un sac de compétition avec tout ce qui fallait pour une bonne pyjama party : le pyjama en question, les pantoufles lapin, les produits de bain, quelques confiseries, deux-trois de ses jeux préférés, une lampe de poche, ... et le doudou ! Malheur, si ce dernier était oublié.
Tout était prêt, ou presque.
Le sac de la petite sur l’épaule, Dossan stoppa sa course en apercevant Alicia statufiée devant la porte de sa propre chambre. Il vit ses doigts se frayer un chemin vers la clenche, puis se stopper.
- Tu as encore besoin de quelque chose ?
Elle sursauta d’un millimètre.
- Je dois aussi amener quelques affaires de rechange à Louis…
- Tu veux un coup de main ?
- Non, ça devrait aller vite. Tu peux m’attendre en bas.
Il s’exécuta, glissant un ou deux regards dans son dos. À ras de l’escalier, il constata qu’elle l’avait à peine ouverte. En découvrant sa mine malade, il rebroussa chemin.
- Je vais t’aider, ça ira plus…
“Vite.”
C’est ce que fit l'œil qu’il glissa dans l’ouverture. Privé de mots, il poussa la porte. La chambre était sans dessus-dessous, les couvertures défaites, jusqu’aux coins du couvre-lit. Le tapis avait voyagé, la chaise du bureau ne trouvait plus sa place et un cadre, ainsi que des babioles décoratrices, traînaient au sol, éclatées.
Depuis quand était-ce dans cet état ?
- Je suis désolée… Tout est en désordre, je vais m’en occuper…
- Qu’est-ce qu’il te faut ?
Faisant barrage dans l’entreporte, Dossan lui adressa l’air le plus normal qu’il put, bien qu’il éprouvât une difficulté à esquisser un sourire. Il détesta la confusion sur le visage d’Alicia et haït la manière dont elle réussit, elle aussi, à faire comme si de rien était.
***
Le chemin en voiture s'avéra calme et l'ambiance s'allégea à mesure que les chansons s’enchaînaient à la radio. L'amie de Kimi ne vivant qu'à un quart d'heure, celui-ci passa rapidement.
Face à la maison, le corbeau qui n'avait connu que des mini appartements, sifflota :
- En voilà une belle baraque…
- Ils ont tous les deux de jolis métiers. C’est très beau à l’intérieur aussi, expliqua la blonde.
À peine avancés, la porte d'entrée s'ouvrit pour laisser place à une femme aux cheveux noirs, distinguement habillée. Son air sévère disparut à l'instant où elle salua Alicia. Celle-ci fit de même, accompagnée de son acolyte, quand une petite fusée traversa l'allée.
- Dossan !
Estomaquée de voir son parrain, Kimi frétilla de bonheur et courut dans ses bras. Ce dernier la récupéra avec peine, étant lui-même un poids plume. Il s'agenouilla pour l'étreindre, ébouriffant sa chevelure.
Les rires de sa fille plongèrent Alicia dans la nostalgie. Douce, elle les observa avec émotion.
- Selah, vient dire bonjour.
D’un ton cinglant, la propriétaire de la maison appela sa fille. Dans l'ombre de sa mère, la copine de Kimi apparut. À elles deux, elles confirmaient l’expression “les chiens ne font pas des chats”. La petite fille portait une chevelure noir de jais, se vêtait d’une peau hâlée, ainsi que d’un air strict, égal à celle qui l’avait faite. Sur la réserve, elle salua à peine les nouveaux arrivants.
Au bout de son bras, l’enfant traînait sa peluche préférée : un petit loup. Ce qui n’allait pas pour plaire à sa mère.
- Voyons, lâche donc un peu ton doudou, …
- Oh, vous savez, à cet âge-là elles ne les lâchent pas ! s’exclama Alicia, qui un bras autour de Kimi, lança un clin d'œil à cette dernière. Je n’ai pas oublié le tien, lui chuchota-t-elle avant de le sortir de son sac.
- Monsieur lapin !
Alicia la taquina en l’empêchant de l’attraper. Elle craqua face à sa moue et appuya le museau du doudou sur le sien. Puis profita d’un moment d'inattention où Kimi frottait son nez pour lui annoncer la bonne nouvelle :
- Demain, on ira tous les trois se faire une petite excursion…
- C’est vrai ?? s’écria la mini-blonde, des artifices dans le bleu de ses yeux.
Quand Dossan hocha la tête, elle fut aux anges, le moment des aurevoirs tardant sous les étreintes. Depuis le portique, attendant qu’ils quittent l’allée, les deux petites filles jouaient avec leurs peluches.
- Le loup mange le lapin, grogna Selah en amenant les crocs mous de la peluche dans le cou de ceux de la bête aux deux longues oreilles.
- Les filles, regardez par là, si vous voulez dire au revoir.
Dans l’oreille de son amie, la plus sombre des gamines murmura des mots inaudibles pour sa mère : “Ton papa est trop beau”. Le moteur de la voiture allant de plus belle, Kimi releva sa tête. Alicia lui faisait signe. Elle serra la peluche contre son torse et décala son regard sur Dossan qui lui apparut après un demi-tour. Ce dernier avait une tête d’idiot, agitant ses doigts comme des asticots. Le mince sourire qu’il avait gagné chez elle s'évanouit doucement, laissant place à une expression qui le troubla. L'espace d'un instant, elle était devenue lasse.
"Ce n'est pas mon papa."
Les phalanges tortillées les unes avec les autres, elle accorda un timide signe de tête à son amie. Son père, le vrai, était à l'hôpital. Elle se garda de lui en parler. Personne ne voudrait d'une fille triste pour copine, tout comme personne n'aurait voulu d'un monsieur effrayant comme papa.
***
Dossan n'était définitivement pas à l’aise avec les hôpitaux. Rien que par leur grandeur, il s’y perdait d’avance. Il avait tendance à n’y voir que la mort, bien que les couples, bébé dans le siège pour enfant, lui rappelait que l’endroit rendait également la vie.
La vision des couloirs clairs lui rappelait ces moments où il s'était senti partir. Tant de fois évanouis, le souvenir d'un de ses réveils en chambre lui revint. De même que la douleur aux côtes, de son bras et de son nez cassé.
Une chute... Quelle idiotie.
Comment même le médecin avait-il pu ne pas comprendre ?
- Dossan… ?
- Oui ! sursauta ce dernier.
- Est-ce que… tu tiens toujours à venir avec moi ?
- … Oui, répéta-t-il, cette fois avec aplomb.
- … D’accord.
À l'aide de son épaule, Alicia poussa la lourde porte. Elle se transforma dès qu'elle posa un pied à l'intérieur de la pièce aux murs turquoise. Ils piquaient les yeux, ainsi que l’odeur forte. Il fallait avancer pour rejoindre le malade et que ce dernier se rende compte de sa présence.
En effet, sa voix devint plus aiguë à l’adresse de son compagnon :
- Louis ? Tu dormais ?
Ce dernier, dont la tignasse brune donnait l'impression d'être collée à son front, ouvrait les yeux difficilement. Ceux-ci restèrent collés, les cernes en dessous laissant deviner la qualité de son sommeil. Affalé dans son lit, il essaya d’étirer sa nuque, sans doute engourdie à force de rester allongé.
- … Chérie, émit-il faiblement. Ça me fait mal…
En s'avançant de manière à ce que son ami puisse le voir, Dossan nota tout de suite qu'il avait les bras attachés. À son chevet, Alicia déposa une main sur l'un des deux, lui adressant une mine désolée.
- Détache-moi, s'il te plaît, dit-il d'une voix rauque et plaintive. J'ai trop mal, ajouta-t-il en se tortillant.
- Salut, Louis.
Dossan resta légèrement en retrait, mal à l’aise. Médusé, Louis ne s’était définitivement pas attendu à le voir. Les orbites qu’il avait laissé s’arrondir, et qui parurent immenses au milieu de son visage fatigué, s’étirèrent.
- Qu’est-ce qu’il fout ici ? demanda-t-il à Alicia, comme s’il n’existait pas.
Le timbre doux, mais tranchant de sa voix, lui glaça le sang. Il devina que ce fut également le cas d’Alicia, dont la langue vint humecter ses lèvres nerveusement.
- … Il… est venu te rendre visite…
Dossan n’entendit pas ce qu'il lui partagea ensuite à voix basse, mais il nota comme il réussit à frôler sa cuisse du bout des doigts. Peu importe ce qu’il avait pu lui dire, Alicia fit comme si cela ne l’avait pas atteint, alors que l’expression cordiale qu’elle essayait en vain de garder se défaisait. Elle nageait dans l’embarras.
- Je t’ai apporté quelques affaires de rechanges, dit-elle en se levant, lui présentant son sac pour les jours à venir. Il y a tout ce qu'il faut, mais si tu as besoin de quelque chose de plus…
- Tu as vu Kimi ?
La question à l’égard de Dossan fit grandir le tumulte à l’intérieur de lui. Il ne retrouvait pas Louis, ayant l’impression que son corps ne servait que de coquille à cet homme à la langue acérée.
Alicia prit instinctivement la relève :
- Oui, tout à l’heure…
Elle sursauta en même temps que le lit trembla sous la force de Louis qui poussa un long râle incontrôlé. Les craquements donnèrent l’impression qu’il pouvait faire exploser ses lanières, mais il était bien attaché.
- Je ne te pose pas la question, dit-il d’un ton essoufflé par l'effort.
Il obligea le silence.
- Qu’est-ce que vous faisiez avant de venir ?
- … Comment… buta Dossan.
- Qu’est-ce que vous faites tous les deux derrière mon dos quand je ne suis pas là ?
- Louis, arrête, s’agita Alicia. Nous allons te laisser pour aujourd’hui…
- Tu la baises ?!
La folie sur son visage laissa Dossan sans voix.
- Et elle aime ça, je parie ! Plus qu’avec moi ! Hein, chérie ? lui lança-t-il, son regard lubrique glissant le long de son corps.
Mortifiée, la blonde se replia sur elle-même, contenant ses larmes.
Elle savait ce qu’elle avait à faire.
- Je vais chercher l’infirmière. Sors Dossan. Sors, ça vaut mieux. Il n’est pas lui-même …
Il la suivit jusque dans le couloir. Pantois, il l’observa aller chercher rapidement de l’aide, enfermée dans un calme tonifié par des secousses. Il n’en revenait tout simplement pas. Ce n’était pas Louis. Il ne pouvait s’être transformé à ce point. La pointe qu’il ressentit à la poitrine le poussa à entrer à nouveau dans la chambre. Il s’avança à grandes enjambées jusqu’au pied de son lit. Les mains sur les rambardes en métal, sa poitrine se soulevait d’énervement.
L'arrogance maquillait les yeux que Louis leva au ciel.
- Tu reviens me faire ton numéro ?
Pris d'une rage profonde, Dossan éleva la voix :
- Je sais que tu es malade, mais je sais que tu es encore là aussi. Moque-toi, seulement, réagit-il, blessé par ses pouffements incessants. Je reste persuadé que le Louis que je connais est toujours là, derrière cette… maladie… Jamais ce Louis là ne me parlerait ainsi et encore moins à Alicia. Arrête de rire, je sais que tu es encore là ! s'écria-t-il plus fort.
À cet instant, son cœur en charpie s'allégea, voyant son ami s’abrutir. Ce dernier releva son buste, une étincelle dans le regard.
- … Do'... ?
Ce dernier soupira de soulagement, décomposé de ce qui venait de se passer. Il eut même envie de pleurer.
- Bon sang, si tu savais comme je suis content de…
Le sourire en coin qui s'étala sur la face de Louis, à nouveau empreint de noirceur, le plongea dans une mer glaciale.
- Pauvre Do'.
Ce n'était pas possible.
- Tu croyais m’avoir réparé ? dit-il en plongeant ses yeux fous et satisfaits dans les siens.
Horrifié, Dossan quitta la pièce, occultant le bruit de crachat qu’il entendit dans son dos. Il en avait eu des sueurs froides : s'il était capable de ça, de feindre ses états de conscience, comment pouvait-il alors avoir confiance en le fait de le retrouver ?
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