Souris-moi
« Une immondice » , disaient-ils de lui.
Malgré les regards, les murmures, il avait continué à marcher dans les rues de la ville. De jour ou de nuit, son existence était remise en question par autrui. Souvent il relevait la tête, son regard se perdait dans la contemplation du ciel et des nuages qui passaient au-dessus de lui.
Il avait décidé de se trouver un coin tranquille, finissant dans une ruelle sombre. Personne ne passait par là, il n’avait pas beaucoup de chance de pouvoir faire la manche en s’installant contre ce mur, mais il préférait trouver la paix plutôt que de remplir son estomac.
Que pouvait-il bien craindre ? Lui, un homme qui avait perdu sa précieuse place dans la société. D’autres SDF lui avaient proposé de se joindre à leur groupe, de pouvoir profiter d’une certaine compagnie. Il avait tout simplement refusé. Se montrer au grand jour dans cet état ne lui plaisait pas, d’autant plus de faire la manche pour pouvoir se nourrir, il avait très vite abandonné cette idée, il laissait ce jeu de misère aux autres sans abri. Un pas après l’autre, vieux sac puant sur le dos, il quittait la lumière pour mieux se plonger dans les ténèbres.
Assis à même le sol, caché grâce à un carton, il se protégeait de la pluie battante. Il attendait que le temps décide enfin de se calmer, espérant que cela ne dure pas toute la nuit. Un léger tremblement venait de parcourir son échine. Le froid était mordant cette année, l’humidité n’arrangeait en rien la lassitude de son corps. Ses pieds noirs de crasse touchaient légèrement la flaque qui venait de se former devant son abri de fortune.
Un soufflement.
Deux soufflements.
Trois soufflements.
Rien n’était facile dans ce siècle, surtout pour une personne démunie de logement, sans emploi, sans famille, sans le moindre sou, il ne lui restait plus qu’à baisser le visage vers le sol. Au moins la terre acceptait n’importe qui.
Le bruit des goutes s’était répandu dans l’air. « Plic,plic,plic ». Un son si répétitif qu’il en devenait pour lui presque apaisant. Le premier bâillement sortit, sa main gratta sa longue barbe, ses paupières commencèrent à se fermer. Dormir lui permettait d’oublier pour quelques heures son destin. S’endormir dans ces conditions n’était plus un problème. Il en avait, malheureusement, l’habitude.
Son esprit planait, sur le point de laisser tomber les commandes pour se rendre dans un nouveau rêve. Seulement des éclaboussures beaucoup plus fortes se firent entendre. Il ouvrit ses yeux pour voir qui pouvait bien l’importuner dans son précieux sommeil.
Sous la lumière du seul lampadaire de la ruelle, une petite fille s’y tenait. Bien protégée sous son parapluie aux illustrations de ses princesses Disney préférées, la petite tenait sous son autre bras un carton qui semblait bien trop lourd pour elle. Cette vision le fit douter, était-il véritablement réveillé ? L’enfant, le menton bien relevé, s’avança vers lui grâce à ses bottes de pluie Mickey Mouse. Elle s’arrêta en face de lui et y déposa sur ses jambes le carton. Il remarqua immédiatement qu’il était rempli d’affaires contre le froid et de la nourriture. L’incompréhension brouilla les traits de son visage marqué par le temps passé dehors, ses mains attrapèrent avec hésitation les rebords du carton. La fillette n’avait rien dit, déjà sur le point de tourner les talons pour s’en aller dans l’autre sens. D’une forte voix il l’interpella.
« Pourquoi tu m’aides gamine ?
Il eut un silence, la petite fille finit par se retourner vers lui. L’adulte prit enfin le temps d’observer plus attentivement à quoi elle ressemblait. Elle possédait de longs cheveux châtain foncé qui descendaient en cascade sur son anorak rouge. De grands yeux qui se finissaient en amande, un petit nez légèrement rougi par le froid et de fines lèvres roses. L’apparence d’une poupée en porcelaine.
L’enfant lui sourit pour la première fois.
_Parce que ! »
Elle se retourna et s’en alla en courant sous la pluie. Un orage déchira le ciel, un brouhaha incessant qui martelait ses tympans. Il douta encore une fois. Est-ce qu’elle était bien réelle ? Petite fille ressemblant à une fée, rêve éveillé, chimère éphémère. Il serra contre lui les présents qu’il venait de recevoir. Une légère étincelle frétilla dans son cœur meurtri par le passé, cette soudaine chaleur le fit frémir, les commissures de ses lèvres bougèrent bizarrement. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas formé un sourire.
Les jours passèrent avec la même lenteur, le monde continuait de tourner dans un sens, tandis que l’homme se tournait dans le sens inverse. L’attente ne s’arrêtait guère pour lui, au contraire, il fixait les fissures du mur en face de son campement. Quelques bourgeons ressortaient, profitant des fissures pour atteindre l’extérieur. La nature se battait pour reprendre ses droits, guettant la moindre faiblesse pour s’y faufiler.
Malgré le beau temps le vent soufflait férocement sur la ville. Il avait enfilé les vêtements et l’écharpe qu’il avait trouvé dans le carton. Le contact des vêtements propres contre sa peau fut un pur moment de bonheur. L’envie de se laver ne pouvait être guère comblée dans ses conditions de vie. La rue était sale, tout autant que lui. La lassitude prenait le pas sur la volonté, un quotidien bouleversé par l’abandon de la société. Bien que des centres d’aides furent mis en place, cela l’arrangeait que très peu pour son bien-être personnel.
Le mois de Décembre avait débuté, il n’avait toujours pas eu l’occasion de revoir son petit ange gardien. L’espoir de pouvoir la recroiser s’amenuisait avec le temps. Les premiers flocons de la fin d’année tombèrent sur les têtes. L’homme éternua plusieurs fois, sûrement un petit rhume qui attendait patiemment devant ses portes. Ses couvertures étaient élimées, il sentait le froid passer au travers. Le nez commençant à couler, une soudaine frustration lui prit les tripes. Sa patience venait d’atteindre ses limites. Pourquoi se devait-il de vivre ainsi ? Parce que sa famille l’avait abandonné ? Parce que son ancien patron l’avait viré pour une raison incongrue ? Parce qu’il ne ressentait plus le désir de vivre dans ce monde aussi pourri de l’intérieur ? Il se releva sur ses pieds endoloris et lâcha un hurlement de rage contre son existence.
Extérioriser sa colère lui fit un bien fou. Il desserra sa mâchoire pour mieux respirer l’air empli de flocons.
Un rire provint de sa gauche, il se tourna vers sa source avec surprise, ne s’attendant pas à croiser quelqu’un à ce moment-là. La jeune fille était en train de pouffer de rire, encore un carton sous le bras. Cette fois-ci sa capuche était rabattue sur sa tête, la faisant presque ressembler au chaperon rouge. Elle s’avança tranquillement vers lui, formant dans la neige un chemin avec ses traces de pas.
« Grosse colère m’sieur ?
L’adulte resta perplexe, la gamine l’observait à la dérobée avec un petit sourire collé sur son visage d’ange.
_Tu me veux quoi petite ?
Son ton était dur, un ancien réflexe qu’il n’arrivait pas à contrôler quand on lui adressait la parole. Il pensa sur le coup qu’elle allait déguerpir, mais elle resta plantée devant lui, ne laissant pas l’air d’être impressionnée par son côté méchant ours.
_Je vous apporte ça. Je vous le laisse là-bas ? dit-elle en pointant ce qui lui servait de « maison ».
_Je t’ai demandé ce que tu me voulais ? redemanda-t-il les sourcils froncés
_Bah, vous donner ça.
Il se pencha pour être un peu plus à sa hauteur.
_Ta gentillesse tu peux te la garder. Je n’ai pas besoin de ta pitié, dégage de là avant que je ne m’énerve.
Les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche. Il n’avait pas pensé à l’impact que pouvait avoir son comportement. La petite cligna plusieurs fois des yeux, faisant presque croire à l’adulte qu’elle allait se mettre à pleurer. Elle lâcha le carton à ses pieds.
_Tenez, j’ai rajouté des bonbons cette fois-ci !
Elle montra du doigt le paquet de dragibus qui dépassait du carton. L’homme fut encore perplexe en la voyant de nouveau sourire, son caractère grognon n’avait pas l’air de l’effrayer plus que ça. Encore une étrange gamine.
Il leva les yeux au ciel, ramassa de façon excessive le carton et se coucha dans son abri, pensant qu’elle allait le laisser tranquille. Même s’il avait espéré la revoir, il n’avait pas la moindre idée de comment réagir avec elle. Le dialogue n’était pas l’activité la plus prisée par les habitants des rues. Il attendit un peu, pensant qu’il allait entendre de nouveau le bruit de ses pas dans la neige.
Silence.
Une attente qui n’avait pas l’air de prendre fin.
_Comment vous appelez-vous ?
La question le fit grogner, il trouvait la petite bien trop curieuse.
_On ne t’a jamais appris à ne pas parler aux inconnus ? fit remarquer l’homme en continuant à lui tourner le dos.
_Si je sais votre nom vous ne serez plus un étranger.
Il se retourna, prêt à l’envoyer voir ailleurs, mais sursauta en la voyant si proche de son abri. Elle s’était approchée en silence pour mieux lui adresser la parole.
_Pars, rentre chez-toi, grommela l’adulte.
_Mon nom c’est Ophélia et vous ?
Le prénom de la petite lui allait comme un gant, ou était-ce elle qui était parfaite pour lui ? La question plana dans l’air, sans aucune réponse pour elle. Elle lui demandait son nom, chose qu’il ne possédait plus. Il l’avait renié, pour mieux oublier son douloureux passé. Depuis cet abandon d’identité il n’avait jamais choisi un nouveau prénom, préférant rester le plus anonyme possible, même dans la noirceur des rues.
_Je n’en ai pas, finit-il par lâcher, le regard fuyant.
Il s’attendait à des moqueries de la part de l’enfant, n’était-ce pas humiliant de ne posséder aucun nom ? Pourtant aucun rire ne franchit les lèvres de la fillette.
_Je peux vous en donner un moi, proposa Ophélia.
_Tu ne peux pas simplement me nommer comme tu le ferais avec un chien !
_Et si je vous apporte une liste et que vous choisissez ? Vous voulez un nom oui ou non ?
Elle avait un air un peu plus autoritaire avec ses sourcils légèrement froncés par l’importance qu’elle mettait dans sa question. Machinalement elle avait placé ses mains vers ses hanches pour accompagner ses paroles. Ophélia avait plus de caractère que prévu. Que devait-il répondre à cette proposition ? La situation lui paraissait si peu réaliste. Même si tout lui semblait étrange, il lâcha une simple réponse, le regard dans les vagues.
_Oui. »
Ophélia sourit, hocha de la tête et lui fit un signe de la main avant de partir de la ruelle, reformant un chemin inverse avec ses pas dans la neige. L’adulte l’observa s'en aller et disparaître derrière un croisement, s’engouffrant dans la foule. Son attention se reporta sur l’une des traces de pas se trouvant près de lui. Sa main se posa à côté pour la mesurer, elle était bien plus grande que la trace. Elle était si petite, elle faisait à peine la taille de sa paume. Un léger rire passa ses lèvres, l’autorité n’avait manifestement pas de taille.
Il fouina dans le nouveau carton qu’elle venait de lui apporter. Comme elle lui avait dit, il y avait bien un paquet de bonbons aux multiples couleurs. Quelques conserves de nourriture, un bonnet en laine, un carnet vierge et une couverture neuve accompagnaient les friandises. Ces nouveaux dons allaient l’aider à supporter un peu plus sa vie de misère. Il plaça rapidement la couverture sur ses genoux, lâchant un petit soupire d’aise en ressentant un peu plus de chaleur. Le bonnet vint prendre place sur sa tête et les conserves bien cachées au fond de son abri. Il termina par ouvrir le paquet de bonbons, en attraper un et le mettre dans sa bouche.
Il fut d’abord surpris par le goût si sucré du bonbon. Après s’être habitué, cela laissa place à un léger goût fruité. Une simple larme coula sur sa joue. Il venait de réaliser que ça faisait une éternité qu’il n’avait pas mangé quelque chose de sucré. Un moment qui pouvait paraître banal, un vulgaire bonbon industriel, et qui pourtant venait de raviver une flamme dans l’être de cet homme.
L’espoir, l’espoir de revivre ces moments perdus. Il en reprit un autre avec plus d’énergie, d’autres larmes coulèrent dans le flot de joie qui se dégageait de cette redécouverte. La neige continuait à tomber vers ses pieds bien au chaud sous la couverture. Le nez rougissant par le froid, les yeux mouillés par ses larmes, il apprenait de nouveau ce qu’étaient les bonheurs simples de la vie.
Dans le carton il ne restait plus que le carnet vierge. En l’inspectant il remarqua qu’un petit crayon était coincé à l’intérieur. Un post-it avait été accroché sur la première page, un petit mot lui était adressé. L’écriture était enfantine et hésitante.
« Un carnet pour écrire ce que vous voulez. »
Que pouvait-il bien écrire ? Il n’avait pas l’âme d’un écrivain. Il le referma et le rangea dans un coin pour être sûr de ne pas l’abîmer. Il savourait les quelques grains de sucre collés sur ses doigts tout en fermant légèrement ses paupières. La sensation d’apaisement était brève mais bien présente. La chaleur redonnait vie à ses pieds engourdis, ses doigts de pieds bougeaient sous la couverture. L’horloge de la ville sonna, les passants rentraient chez-eux pour retrouver leur famille, tandis que l’homme serrait bien fort contre lui le doux présent de la petite Ophélia. Il s’endormit, le ventre plein, le corps réchauffé, ainsi que le cœur à moitié réparé.
Sans nouvelles de la petite, l’homme s’était rabattu sur le carnet qu’il avait reçu. Il passait ses journées, assis dans son abri à essayer d’imaginer des histoires. Cette activité servait à passer le temps, bien que son âme de conteur ne fût pas très experte, il prenait plaisir à inventer ses propres mondes. Leur conception lui permettait de mieux supporter son environnement, oubliant presque parfois sa faim redondante. Naturellement, il inventa des personnages pour qu’ils vivent d’incroyables aventures. Au début il s’était basé sur un petit garçon entouré de ses compagnons. Seulement il changea d’avis, préférant décrire une héroïne. Un sourire plus tard, la guerrière Ophélia sauveuse des mondes était née.
Plusieurs fois il avait cru la revoir au coin de la rue, prête à lui rendre cette troisième visite qu’il attendait impatiemment. En vérité il n’aimait pas l’attendre. Ce désir qu’il ressentait lui déplaisait fortement. Il n’avait pas envie de tomber dépendant de quelqu’un, encore moins d’une gamine sachant à peine écrire. Bien qu’il ne l’acceptât pas entièrement, il avait tout de même de la reconnaissance envers elle, il n’avait jamais reçu autant de dons de quelqu’un. Elle remontait l’estime qu’il avait de l'espèce humaine. Et puis…N’était-ce pas réconfortant de voir qu’une personne s’inquiétait pour lui ?
Les quelques notes d’un instrument flottantes dans l’air pouvaient lui suffire à débuter un nouveau chapitre. Sous les rayons du soleil, il exerçait avec son crayon une pression sur le papier. Les mots défilaient sur les lignes du carnet. Chaque lettre, chaque virgule, chaque point, l’aidaient à se défaire de son enveloppe charnelle. Un esprit libre dans un corps enchainé à la terre. Son imagination le berçait aux quatre coins du monde, sans horaires fixes, elle apparaissait pour rependre les merveilles de l’impossible en lui.
Les premiers bourgeons apparaissaient pour annoncer l’arrivée du printemps. Sous le reste de neige à moitié fondue, une fleur était sur le point d’éclore près de l’abri de l’homme. Au loin, il entendit quelque chose qui attira son attention, sa tête dépassa de son carton pour mieux voir le reste de la ruelle.
Elle sautillait sur le goudron humide du matin, chantonnant un air de musique. Il reconnut Ophélia d’un seul coup d’œil. Son cœur battit un peu plus fort, la joie se traduisait déjà par le relâchement de ses sourcils si souvent froncés. Malheureusement sa muse n’avait pas de carton cette fois-ci sous son bras.
« Bonjour m’sieur ! Fait beau aujourd’hui, bientôt le printemps.
_Tu n’as pas de carton ? demanda sèchement l’adulte en se grattant l’oreille.
_Nan mais j’ai apporté autre chose, fit malicieusement Ophélia en sortant un bout de papier de sa poche.
_C’est quoi ça ?
_Une liste de prénoms. Faut que vous choisissiez, c’est important d’avoir un nom !
Il resta quelques secondes dans l’incompréhension, observant sans comprendre la liste qu’elle lui tendait. Il avait oublié qu’elle devait l’aider à se choisir un prénom. Ses doigts se refermèrent sur le papier, quelques noms masculins y étaient inscrits :
« Luc, Jean, Frédéric, Philippe, Dorian, Bertrand, Xavier, Tristan »
Une moue de dégoût s’afficha sur son visage, il lâcha la liste à côté de lui.
_Ai-je une tête à m’appeler Bertrand ? Tu aurais pu trouver mieux, maugréa-t-il
_Pas un seul ne vous plaît ?
En lui posant sa question, elle avait commencé à jouer avec l’une de ses mèches de cheveux, les lèvres presque tremblotantes. Allait-elle pleurer pour cette remarque ? L’adulte toussota de gêne et se gratta l’arrière de la tête.
_Je n’ai pas dit ça…Luc ce n’est pas mal.
Elle cessa immédiatement de se triturer sa mèche, présentant un sourire radieux. Il sut immédiatement qu’il avait été dupé. Une gamine intelligente en plus de ça.
_Luc…J’aime bien, ça vous va bien. Luc Luc !
Ophélia sautillait en répétant le nom qu’il venait de choisir. Il ne fit que la regarder acclamer son nouveau prénom, il essaya de figer dans son esprit ce qu’il voyait. La lumière qui faisait briller les cheveux de la fillette aux reflets tirant vers la couleur du caramel, ses yeux pétillants d’énergie enfantine, ses joues rosies par son entrain. Le tableau lui plaisait énormément. Il remarqua que l’enfant portait encore un habit de couleur rouge.
_Ta couleur préférée c’est le rouge ?
Elle cessa de sautiller et se retourna vers Luc pour lui répondre.
_Oui ! J’adore le rouge.
Il acquiesça en silence, cachant le mince sourire qu’il avait envie de faire. Ils avaient un point commun, la même couleur favorite.
L’enfant laissa ses fesses toucher le sol, ne faisant pas attention à la saleté.
_Vous avez écrit dans le carnet ? demanda Ophélia en se balançant d’avant en arrière.
Luc ne s’attendait pas qu’elle lui pose cette question. Il sortit de sa cachette le carnet et l’ouvrit, il tourna les quelques pages noircies par ses phrases. La petite ouvrit de grands yeux d’admiration.
_Lisez !
_Quoi ?
_Je veux entendre vos histoires, insista l’enfant.
Luc fit un léger non de la tête. Ses histoires n’étaient pas bien intéressantes et en plus de ça mal écrites. Il tenta de dire quelque chose, mais ses mots se perdirent dans sa longue barbe, cachés derrière ses poils, il devint subitement muet. Ophélia attendit qu’il débute sa lecture, l’incitant en lançant des regards appuyés sur le carnet.
L’attente étant trop longue pour la plus jeune, elle s’empressa de lui arracher le carnet des mains.
_Je vais lire moi-même. »
L’homme empêcha un cri de sortir de sa bouche. Il se retint de lui reprendre le carnet, les poings serrés sur ses genoux. La fillette l’ouvrit à la première page et commença à lire à haute voix. L’hésitation qui émanait de sa lecture le dérangeait fortement. Déjà qu’il trouvait que son travail était médiocre, cela en devenait pire à chaque phrase sortant de la bouche de la petite.
Il leva sa main pour la faire taire sans la brusquer. Sans poser de questions, Ophélia lui rendit son bien, se mettant dans le rôle de spectatrice. Luc reprit la lecture avec plus de puissance et d’assurance, oubliant complètement ce qui pouvait les entourer pour mieux ressentir les faits de l’histoire. Lire sa propre invention lui faisait ressentir une nouvelle énergie. Les traits de son visage paraissaient moins tirés et son teint plus brillant, plus vivant. La petite écoutait avec attention le récit, ses yeux scintillant d’émerveillement en comprenant rapidement qu’elle était l’héroïne des aventures. Combattant d’immondes monstres et conquérants des châteaux remplis de trésors, toujours accompagnée de ses valeureux amis.
Jour après jour Luc continua à inventer des histoires, accompagné par la présence d’Ophélia. La gamine passait plus souvent rendre visite au sans-abri, avec souvent sous son bras un carton rempli de merveilles. Avec les nombreuses visites et le temps passé à ses côtés, il s’habitua à son caractère et s’ouvrit à elle. Bien que sa mauvaise humeur revînt, les rires de la petite atténuaient les maux qui lui pesaient.
Le printemps laissa doucement sa place à l’été. La chaleur emplissait l’air, rendant les rues presque étouffantes. Les rayons du soleil avaient le pouvoir de brûler les peaux les plus fragiles. Caché dans son abri, Luc tentait de les éviter le plus possible. L’ombre que lui procurait son habitat lui laissait quelques moments de répit en attendant le soir. Dès que le soleil laissait place à la lune, l’homme prenait ses aises, profitant de la fraicheur de la nuit.
En cette belle soirée, il attendait Ophélia qui lui avait promis une énième visite. La petite avait, lui semblait-il, légèrement grandit depuis leur première rencontre.
« La jeunesse pousse vite » se disait l’adulte en regardant les quelques étoiles visibles dans le ciel. Il arrivait à les voir briller malgré la pollution lumineuse que la ville produisait. Bien qu’elles n’étaient pas nombreuses, cela lui suffisait pour apprécier le spectacle.
Il sentit une main attraper la sienne, il baissa les yeux et tomba sur Ophélia. Elle observait elle aussi les étoiles, les yeux luminant par l’admiration.
« Tu aurais pu me faire faire une crise cardiaque ! se plaignit Luc en lui frottant affectueusement le haut du crâne.
_Je t’aurais réanimé avec un sort de vie, toute bonne sorcière sait ça.
Ils rirent tous les deux en chœur, illuminés par le lampadaire de la ruelle. Tous les deux souriaient, se contentant de la présence de l’un et de l’autre.
Luc regarda au loin la grande horloge, réalisant l’heure tardive.
_Tu devrais être chez-toi ! Tes parents vont s’inquiéter…
Sa propre remarque venait de le percuter, il n’avait jamais posé de questions à Ophélia sur ses parents. N’était-ce pas étrange qu’elle lui rende autant de visites sans être accompagnée par l’un d’eux ? Une fille de son âge devait bien aller à l’école, il ne l’avait jamais vue avec un cartable ou encore parler de ses copains de la cour de récrée. Un malaise inconnu l’éprit au cœur, il avait un mauvais présentiment dont il ne savait pas la provenance.
_Tu ne m’as jamais parlé de tes parents, comment sont ta mère et ton père ? demanda finalement Luc en voyant qu’elle n’avait pas bougé.
Ses yeux n’avaient pas quitté les étoiles. Son sourire lui, s’était légèrement abaissé, devenant un brin plus triste.
_Je n’en ai pas.
Luc sentit son ventre se tordre, il regrettait déjà d’avoir posé cette question. Ophélia tourna enfin son regard vers lui.
_Mais je t’ai toi ! fit-elle avec un grand sourire.
Son cœur rata un battement, une sensation de douceur l’étreignit. Il détourna son visage pour lui cacher son trouble, sa timidité faisait encore des siennes.
_Je suis désolé pour ça…Où vis-tu dans ce cas ? »
Ophélia s’éloigna légèrement, tournant sur elle-même pour faire bouger les volants de sa robe. Elle avait posé son doigt sur sa bouche pour simuler un « chut », elle n’avait pas l’air de vouloir lui répondre sur ça. Il n'insista pas, se disant que ça devait être un sujet sensible pour la petite. Tant qu’il ne remarquait pas de choses étranges, comme des marques ou encore des preuves de malnutrition, il n’allait pas la forcer à le lui dire.
Ils passèrent à autre chose, Luc avait déjà sorti son carnet à histoire pour lui lire les nouvelles aventures qu’il avait inventé pour elle. À la fin de la lecture, la gamine lui posa une question qu’il n’avait pas vu venir.
« Tu ne voudrais raconter tes histoires aux autres ?
_Pourquoi ferais-je ça ? Si j’écris, c’est seulement pour te voir sourire, lui confia Luc.
_Tu pourrais gagner des sous avec nan ? Tu pourrais vivre dans une maison, être au chaud, avec toujours de la nourriture. Tu ne veux pas ?
_Personne ne pourrait s’intéresser à ces bêtises…Je préfère rester ici, loin des gens et de leur méchanceté.
_Être heureux ça ne te dit pas ?
Un nouveau silence prit place au sein de la conversation. Avait-il l’air si malheureux que ça ? Pourtant il avait de quoi s’abriter, des habits propres et de l’imagination à revendre. L’innocence de la jeunesse emplissait les prunelles de la petite qui le fixait. Ce regard lui semblait soudainement si lourd à supporter. Elle qui lui avait toujours apporté bonheur et rêves, venait pour la première fois de lui faire ressentir de la honte. Honteux de vivre ainsi, honteux d’apparaître devant-elle dans cette tenue. Il voulait être parfait, être un ami dont elle pouvait être fière.
Ses traits se durcirent, le nez froncé, la lèvre supérieure légèrement recourbée. Le masque de dégoût était en place. Défense, défense ! Il n’avait pas le droit de laisser sa faiblesse l’envahir. Utiliser la colère était bien plus simple pour brouiller les pistes.
_Il se fait tard, barre-toi, ordonna-il »
Luc se retourna et laissa la petite en plan pour se réfugier dans son carton. Malgré son dos tourné, ses oreilles étaient bien ouvertes, attendant un quelconque bruit de pas. Cependant rien ne vint jusqu’à lui. Il attendit encore un certain moment puis se retourna. Ophélia n’était plus là, elle s’était volatilisée dans un parfait silence.
Il grogna, presque déçu de ne pas la voir poireauter près de lui. Pour le reste de la soirée, il se contenta du chant des oiseaux pour s’endormir.
Le lendemain il attendit comme il avait l’habitude de le faire. Il avait bien réfléchi à son comportement de la veille envers la gamine. L’adulte lui devait manifestement des excuses appropriées. Elle avait bien évidemment toujours supporté son mauvais caractère, mais ça ne pouvait pas justifier sa grossièreté.
Cette soirée-là il n’eut aucune visite de la part d’Ophélia.
Un vide se creusa dans son estomac, lui donnant l’impression qu’on essayait de le lui ouvrir de force. Les dents serrées, il retourna se coucher, s’empêchant de laisser des insultes contre sa propre personne sortir d’entre ses lèvres. Peut-être qu’elle n’avait pas pu se déplacer cette fois-ci. Il essaya pendant des heures de se convaincre lui-même. Elle ne pouvait pas le laisser tomber comme ça, pas elle, pas son Ophélia.
Pourtant la petite avait disparue. Cette soudaine absence broya son cœur. Le carnet qu’il avait si souvent tenu dans ses mains pour écrire était laissé à l’abandon dans un coin. Il n’avait plus envie de prendre son crayon, plus personne n’était là pour écouter ses histoires. Elle n’était plus là pour l’écouter…
Souvent dans la journée, il se demandait ce que pouvait bien faire sa jeune amie. Avait-elle de nouveau choisi un vêtement rouge pour sortir ? Mangeait-elle tous ses légumes à la cantine ? Arrivait-elle à dormir la nuit ? Toutes ces questions dont il n’avait pas les réponses.
Un beau jour il pensa à quelque chose qui le fit frissonner d’effroi. Ophélia pouvait-elle soudainement l’oublier ? Ses mains tremblèrent sur ses genoux endoloris par son quotidien. La mémoire avait le pouvoir de jouer les tours les plus douloureux, surtout pour les plus jeunes qui possèdent une mémoire si sélective. Il était possible que sa place dans son esprit fût supprimée, lui, le pauvre Luc pouvait ne plus exister pour elle.
La peur le dévora.
Que pouvait-il donc faire contre l’oubli ? Rien, il ne pouvait rien faire contre ça, l’impuissance de l’être humain. Les lèvres bredouillant des mots inaudibles, il commença à errer dans sa ruelle, à la recherche de celle qu'il désirait voir. Son regard espérait croiser la couleur qu’il appréciait tant, entendre ce rire si reconnaissable, enfin sentir sa présence. Il l’appelait, répétant son nom sans la moindre pause.
« Ophélia, Ophélia, Ophélia !
Les quelques passants le dévisagèrent, un fou parmi les fous. Aucun enfant n’était là, même dans la rue principale qui était bondée de monde. Luc désespérait, sa voix s’amoindrissait au fond de sa gorge enrouée, ses appels tués par la tristesse de ce silence. Quelques remarques lui passaient au-dessus de la tête autant que les oiseaux volant dans le ciel. Il était trop bruyant pour les oreilles de ces poltrons, eux qui ne possédaient pas une infime once de bonté pour les plus démunis, noyeurs de bonheur et d’espoir, aveuglés par leur propre personne du matin jusqu’au soir.
Debout, contre un mur humide, il pleurait. Des pleurs bien plus profonds que des simples perles salées. Invisibilité. Voilà, il était de nouveau fondé dans le décor, il n’était pas assez important pour qu’on puisse lui dédier de l’attention.
_Où t’es ? souffla Luc en continuant de pleurer. »
Il referma ses bras sur lui-même pour se réchauffer, malgré la chaleur de la nuit, il ressentait une vive sensation de froid. Luc recherchait un moyen de se réchauffer. Inconsciemment il serra dans sa poche son carnet qu’il avait attrapé avant de partir à sa recherche. Sa main s’engourdissait à mesure que sa poigne se resserrait, mais ce geste l’aida à tenir debout.
Sans rien rajouter il se retourna vers son refuge. Entouré dans sa couverture, il se laissa aller. Luc était loin, ailleurs, sûrement dans ses songes les plus profonds, attendant inlassablement d’entendre quelqu’un prononcer son nom.
Lentement.
Lentement il se réveilla.
Ses doigts déjà en train de chercher son crayon, prêt à écrire une aventure supplémentaire. Il avait besoin de l’imaginer, il avait besoin de la voir dans ses rêves. Petite humaine au grand cœur ayant le pouvoir de ranimer celui des autres. Luc se fraya une échappatoire à sa terrible tristesse. Ophélia ne l’avait pas véritablement quittée, elle vivait à travers ses textes. Il continua sans relâche d’écrire pour la faire exister, l’avoir tous les jours à ses côtés, du réveil jusqu’au coucher, avec temps radieux ou pluvieux. Ce choix était sa nouvelle bouée de sauvetage pour survivre dans ce monde putride. Il ne pouvait la laisser s’en aller, il s’accrochait désespérément à son image, la retranscrivant de la manière la plus fidèle possible.
Le regard perdu au beau milieu de ses pages noircies par son écriture hésitante, Luc s’égarait aux confins de son esprit. Passa le temps des heures de solitude et de faim à la gorge sèche et étouffante. S’arrêter, est-ce qu’il pouvait vraiment le faire ?
Ne voulait-il pas respirer ?
Grincement de dents, larmes silencieuses, souffle roque, sueur collante.
Être heureux ça ne te dit pas ?
Il le désirait au plus profond de lui.
Tu pourrais vivre dans une maison, être au chaud, avec toujours de la nourriture. Tu ne veux pas ?
Bien-sûr qu’il le voulait.
Tu ne voudrais pas raconter tes histoires aux autres ?
Si seulement ça pouvait la lui ramener…
« Ophélia…Ma petite.
Démarrage du processus de remonté.
_Tu me manques tant.
Faible respiration, vision trouble.
_C’est si dur, si dur sans toi.
Longues pressions contre le courant.
_J’avance à reculons.
Une percée salvatrice au milieu de ses doutes.
_Ai-je encore le temps ?
Sous le poids d’une avalanche de regrets.
_Voudrais-tu bien m’aider à réaliser l’impossible ?
La lumière sera toujours supérieure aux ténèbres du cœur.
Dans un simple parc des environs, Luc attendait sous les rayons du soleil matinal. Leur chaleur lui caressait la peau de son visage avec douceur, le remplissant de largesse et de joie. Son costume ne lui allait toujours pas malgré ces quelques mois passés dans son nouveau logement. Son corps n’avait pas totalement perdu la maigreur maladive qui l’avait accompagné tout au long de son séjour dans les rues.
Quelques rires d’enfants parvenaient jusqu’à lui. Ils les écoutaient en silence, assis sur son banc de pierre fétiche. Au loin l’aire de jeux était bondée par les gamins du quartier, les mères restaient autour pour surveiller leur progéniture du moindre danger ou blessure accidentelle.
Il n’était pas assez près pour pouvoir apercevoir leurs traits, ils n’étaient que petits points mouvants dans le paysage. Des passants animaient le reste du parc, des couples amoureux, les familles heureuses et les personnes solitaires comme Luc. Les jambes croisées et les mains cachées dans ses poches, il se sentait bien dans cette position. Il n’avait plus besoin de se cacher dans cette ruelle qui avait tant côtoyé, aux murs de vieilles briques brisées par la nature.
Posée à ses côtés, Ophélia trifouillait son manteau pour pouvoir fermer le dernier bouton. Luc se tourna et l’aida sans rien dire.
« Merci Luc ! J’aime tellement cette couleur, il est si beau, si rouge ! Tu n’as pas oublié que c’est ma couleur préférée, pas vrai ?
L’homme hocha de la tête, toujours silencieux. La petite semblait attendre une quelconque réaction de sa part, pourtant rien n’avait l’air de venir.
_Ça ne va pas ? s’inquiéta la fillette en se rapprochant de lui.
Par réflexe il croisa ses bras, préférant se taire.
_Tu ne veux plus me parler ?
Sa voix venait de trembler en prononçant ces mots, la peur prenait la place au fond de ses yeux. Il serra les poings et lâcha un petit souffle.
_Où étais-tu passée ?
_Je…
_Cela fait presque deux ans. Deux ans sans nouvelles, deux ans à attendre une de tes visites. Je n’ai même pas eu le droit à un mot ou des explications. Tu as juste disparue.
Ophélia avait baissé les yeux vers ses genoux, le regard commençant à être embuée de larmes. Ses lèvres tremblaient, elle n’arrivait pas à parler.
_J’ai passé tout ce temps à t’attendre dans mon carton, à me demander si tu allais bien, si tu ne manquais de rien. J’ai tellement eu peur pour toi. Je n’ai pas passé un jour sans espérer te croiser ou même t’apercevoir.
Les mots qu’il prononçait sonnaient comme des reproches alors que son cœur dévoilait toute son inquiétude. Si une personne avait pris le temps de les regarder, elle aurait pu croire à un père et sa fille. L’enfant gardait le visage baissé, la bouche désormais scellée.
Il décida de lui tapoter le haut de sa tête pour la rassurer.
_Désolé…J’ai encore la mauvaise habitude d’être ronchon, même avec les personnes que j’aime.
_T’es en colère contre moi ? bafouilla Ophélia.
_Je l’ai été, avoua Luc, mais pas contre toi. Plutôt contre le monde, ou contre ce qu’on appelle le « destin ».
_C’est quoi ? questionna l’enfant.
Le sourire qu’il fit sonnait faux, presque amer au milieu de ses traits colorés par les heures à attendre sous le soleil.
_De la merde. Elle te colle aux basques dès ta naissance et elle te ronge de l’intérieur jusqu’à que tu ne puisses plus t’enfuir. Tu penses pouvoir l’étaler sur quelque chose pour t’en débarrasser, mais ça ne fait qu’empirer le tout, elle s’accroche et s’étale le plus possible, t’empêchant de la repousser, expliqua Luc en accompagnant ses paroles par des gestes.
_C’est méchant !
_Oui très méchant, très cruel aussi, acquiesça l’adulte.
Il posa sur ses genoux le carnet qu’elle lui avait offert, ses doigts caressèrent sa couverture avec tendresse. La petite le reconnue facilement, déjà prête à lui demander de lui raconter une nouvelle aventure. Elle s’arrêta en le voyant le ranger dans la poche de son costume.
_Je le garde toujours sur moi, même s’il n’a plus de place pour écrire, il m’est trop précieux pour que je puisse le laisser dans un coin poussiéreux. C’était l’un de tes cadeaux quand j’étais encore un mendiant.
Sourire partagé entre les deux, pas pour bien longtemps.
_Tu n’existes pas, pas vrai ?
La petite se figea sur place, semblant ne plus pouvoir respirer. Luc continuait à sourire mais se perdant vers la tristesse.
_Un jour un homme m’a couru après, criant que j’avais volé des affaires dans son magasin. Je n’ai aucun souvenir d’avoir dérobé la moindre chose. Au début je pensais qu’il s’était juste trompé, mais il ne fut pas le seul à m’attraper pour m’hurler dessus, brandissant un doigt accusateur vers moi et traiter de voleur. Coïncidence ou non, j’ai commencé à douter de moi et de ma mémoire. Avais-je réellement rencontré cette si gentille petite ? Étais-je un simple voleur ?
Luc se gratta l’arrière du crâne, visiblement gêné de lui parler de tout ça.
_J’ai toujours quelques doutes qui persistent, mais plus le temps passe, plus je me dis que je dois être fou…
_T’es pas fou, s’exclama Ophélia avec force, j’existe bien et c’est grâce à toi ! Je viens de là, fit-elle en lui pointant son cœur, je suis venue parce que tu en avais besoin de moi.
_Tu n’es qu’une hallucination, trancha Luc.
Ophélia se leva et chancela légèrement, perturbée par la dernière remarque de son propre créateur. Elle était en train de le vivre comme un véritable rejet. Elle recula un peu, sentant déjà les larmes lui remonter aux yeux.
Une main lui attrapa le bras et la tira en arrière. Luc la tenait fermement contre lui, elle se retrouva le visage collé contre l’épaule de l’adulte.
_Mais ce n’est pas grave, je m’en fiche pas mal que tu ne sois pas réelle. Je ne veux pas t’oublier car je t’aime. Ne m’abandonne pas encore une fois, je t’en prie Ophélia, ne disparaît pas.
Son corps trembla sous l’émotion de ses propres paroles, lui aussi il pleurait. Adulte ou non il avait besoin de les verser. Il sentit les mains d’Ophélia serrer bien fort son dos, tant de force dans ce si petit corps, corps si fragile, si irréel…
_Tu ne m’oublieras pas, promis ? interrogea l’enfant
_Jamais, je te le promets.
_Même si je n’existe pas dans ton monde ?
_Je te l’ai dit, ce n’est pas grave. Tout ce qui m’importe c’est toi, assura Luc en caressant ses longs cheveux.
Il sentait bien que son étreinte commençait à perdre en intensité, il avait fermé ses yeux dans l’espoir de ne pas voir ce qu’il craignait. Les légers doigts d’Ophélia lui tapotèrent une dernière fois le dos.
_Merci de m’avoir créé, susurra la fillette à son oreille avant de lui faire un baiser sur la joue, je serais toujours avec toi, toujours.
Elle s’écarta de lui, lui tournant le dos. Ophélia s’en allait pour la dernière fois. Luc voulu la rattraper une énième fois mais sa main glissa à travers, elle n’était déjà plus accessible. Il l’appela avec une voix emprunte de désespoir.
_Ophélia !
La petite se retourna légèrement.
_Souris-moi comme la première fois. »
Elle répondit à sa demande et lui sourit, les cheveux volants légèrement grâce au vent, les yeux pétillants de malice. En un clignement de paupières, elle n’était déjà plus là, elle s’était simplement volatilisée.
Des enfants coururent, intrigués par les pleurs qu’ils entendaient. Luc s’était laissé tomber à genoux, pleurant de tout son saoul au sol. Elle n’était pas réelle, pourtant elle l’était pour lui. Les rires, les sourires, les discussions, tout ce qu’ils avaient pu partager, cela avait été réel dans son cœur.
Luc continua à écrire les aventures d’Ophélia. Bien qu’elle ne fût plus à ses côtés, il ressentait le besoin de transmettre ses histoires au monde pour qu’un jour Ophélia apparaisse de nouveau devant lui avec son si beau sourire.
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