Chapitre 5
D’abord, elle avait vraiment trop faim... Malgré sa fatigue, elle se releva, entrouvrit la porte qui donnait sur le couloir et y fit quelques pas. Tout était silencieux, il faisait totalement noir : en une seconde, sa décision fut prise. Retournant dans sa chambre, elle alluma sa bougie à l’aide des allumettes que lui avait données Gabriel et la prit dans la main droite. De la main gauche, elle saisit sa poupée. Elle s’engagea dans le couloir. Elle savait que la cuisine se trouvait trois étages plus bas, elle y trouverait sûrement quelque chose à manger.
Elle s’engagea dans l’escalier, descendit lentement les marches, la main sur la rampe. La lueur de la flamme faisait trembler les ombres du crépi irrégulier des murs. Elle atteignit le palier de l’étage inférieur, puis le suivant. Arrivée au rez-de-chaussée, elle poussa la porte qui tourna doucement sur ses gonds et elle se retrouva à l’angle d’un couloir dallé de noir, de rouge et de blanc.
Elle s’immobilisa quelques secondes.
Sur la droite, des baies vitrées laissaient passer la lumière des réverbères. Elle distingua un jardin, de grands arbres aux cimes sombres sur le ciel clair d’été. Sur sa gauche, un couloir s’enfonçait dans une obscurité de plus en plus épaisse où luisaient vaguement des cadres accrochés au mur. Elle s’y engagea, il n’y avait pas de temps à perdre. Une première porte était fermée à clé ainsi que la deuxième mais la poignée de la troisième céda et elle entra. C’était un cellier où étaient entreposées quelques réserves : près de l’entrée une caisse de pommes de terre et des bouteilles de vin qui ne pouvaient lui être d’aucune utilité. Plus loin, dans une encoignure, elle distingua une pile de cageots où des pommes avaient été rangées. Elle en saisit une aussitôt et la croqua. Elle la trouva juteuse et sucrée, rien ne lui avait jamais paru aussi bon. Elle l’avala toute entière et lacéra le petit pédoncule de bois entre ses dents avant d’en prendre une deuxième puis une troisième.
Après quoi elle examina plus avant les lieux. Outre quelques provisions, on avait rangé là des ustensiles de cuisine rarement utilisés et dont elle ignorait l’usage. La qualité de leur métal témoignait à elle seule de l’aisance de la maison. De longs couteaux à la lame miroitante glissés derrière une planche fixée à la paroi, un billot de bois de charme, récemment nettoyé, sur lequel on devait découper les viandes et les volailles...Tout cela était très nouveau pour elle. Bien sûr, elle avait eu l’occasion de voir chez des voisins plus riches de grandes cheminées et des sols dallés de granit mais rien de semblable à ça ! C’était un autre monde, un monde qu’elle avait toujours ignoré. Elle passa timidement la main sur le billot. Il était doux et lisse comme une peau. Puis sans un bruit, elle prit quatre autres pommes et sortit.
Quatre heures sonnaient. Il fallait qu’elle retourne dans sa chambre. Un bruit de voix provenant de la rue l’attira. Elle s’approcha de la baie. Des réverbères placés tous les dix mètres éclairaient par en dessous les feuilles vertes. Trois hommes et une femme marchaient en bavardant et en riant au milieu d’une large avenue. Ils devaient revenir d’une fête nocturne et semblaient très gais. Un fiacre, probablement réservé pour la soirée, les suivait. Soudain, par jeu, les deux hommes les plus jeunes et la femme se mirent à chanter et entrèrent l’un après l’autre par la porte du fiacre pour ressortir de l’autre côté et recommencer. Le troisième homme, plus vieux, s’était retourné et riait en les regardant faire.
Elle en resta bouche bée : elle n’avait jamais vu d’adultes et surtout de femmes se comporter avec autant de liberté et de fantaisie. Chez elle, même les enfants étaient dignes, tristes et comme soumis à leur destin. La joyeuse troupe disparut bientôt derrière les marronniers et elle décida aussitôt de remonter dans sa chambre. Mais comme elle ouvrait la porte de l’escalier, elle s’arrêta net : quelqu’un descendait. Son esprit s’emballa. Il fallait se cacher. Mais où ? dans le cellier ? trop petit, trop risqué, il fallait trouver mieux. Soufflant sa bougie, elle courut le long du couloir entra au hasard par une large porte vitrée qui s’ouvrait à gauche et se retrouva dans une salle de réception ornée d’un lustre impressionnant. Une table immense en occupait le centre. Se jetant à quatre pattes, elle se glissa aussitôt dessous, rampa jusqu’au milieu et écouta en retenant son souffle.
La porte de l’escalier s’ouvrit puis une autre porte qu’elle n’identifia pas. Le silence se fit de nouveau. Son coeur battait à tout rompre. Elle savait qu’elle ne pouvait pas rester là. Le pas qu’elle avait entendu était sûrement celui du domestique chargé d’allumer les feux de la cuisine, d’autres allaient venir, très vite peut-être, il fallait partir ! Maintenant ! Se remettant à quatre pattes, elle se précipita hors de sa cachette, entrouvrit la porte et écouta. Tout était calme. Elle courut jusqu’à l’escalier qu’elle gravit légèrement et en serrant de toutes ses forces ses pommes, sa poupée et sa bougie , elle regagna sa chambre.
Il faisait grand jour quand elle se réveilla. Gabriel était déjà passé car une tranche de pain beurrée et saupoudrée de sucre était posée sur la table de nuit. Il avait donc réussi à échapper à la surveillance de la cuisinière ! En s’asseyant dans le lit, elle sentit contre elle les pommes qu’elle avait dérobées et fut heureuse qu’il ne les ait pas vues : elle ne souhaitait pas lui raconter son expédition nocturne.
Son sentiment d’angoisse s’était évanoui. Elle avait à manger et tout allait bien. Elle engloutit les fruits et la tartine en s’émerveillant de l’épaisseur de la couche de beurre et du goût merveilleux et si rare pour elle, du sucre. Puis elle s’adonna à ses activités habituelles et le temps fila. A la tombée de la nuit, elle commença tout de même à attendre impatiemment Gabriel. Le soleil était couché et la faim la tenaillait à nouveau.
Il arriva vers 10 heures du soir. Son visage était fermé et ses mains vides. Il tira de sa poche une pomme de terre bouillie enveloppée dans une feuille de salade qu’il avait sûrement prélevées sur son propre repas.
— Ça va bien ? dit-il distraitement puis il s’assit lourdement sur la seule chaise de la pièce
et se prit la tête dans les mains.
— Qu’est-ce qu’il y a Gabriel ? souffla Lisette.
Un murmure étouffé dont elle ne comprit rien lui répondit. Elle attendit, il se frotta le visage et énonça distinctement en relevant la tête sans la regarder :
— Je suis renvoyé.
— Comment ça ? »parvint-elle à dire.
— Ce matin, reprit-il, je me suis levé très tôt, il n’y avait personne. J’ai réussi à te faire une tartine et à te l’apporter. Et puis j’ai repris mon service. Mais, à midi, Marie-Aurore m’a fait venir et m’a demandé si j’étais entré dans le cellier. Elle savait que je m’étais levé avant tout le monde et, comme j’avais déjà été surpris à cacher quelque chose pour toi, elle me soupçonnait évidemment. Ce n’est pas un vol important, quelques pommes, je crois, seulement tu sais comment sont les riches, ajouta-t-il amèrement, ils ne tolèrent pas de perdre la moindre miette de leurs trésors, le personnel doit être irréprochable, comme ils disent ... Elle soupçonne aussi Mariette qui a été seule dans la cuisine après moi ce matin, ce doit être elle d’ailleurs car ensuite il y a eu tant de passages que personne n’aurait pu entrer dans le cellier sans être vu.
Sa voix s’étrangla et il lui jeta un regard désespéré.
Lisette ouvrit la bouche pour se dénoncer mais elle ne dit pas un mot. Son esprit fonctionnait très vite : si Gabriel était renvoyé, qu’allait-il devenir ? Et elle ? Comme s’il lisait sur son visage, il reprit :
- Je peux encore rester quelques jours, le temps de chercher une autre place. Ça va être difficile, tu penses bien. Le comte est très connu, ma réputation est faite, personne ne voudra plus de moi... alors, je ne sais pas... j’ai décidé de partir après-demain soir. Mais pour commencer, je vais te ramener à ta grand-mère, elle partira vivre chez Joseph mais elle doit encore passer l’été à Saint-François. Elle trouvera bien un moyen de te placer dans une ferme des environs. Il n’y a pas d’autre solution, tu le sais bien, n’est-ce pas ?
Muette et pâle, Lisette acquiesça d’un signe de tête. Gabriel semblait au bord des larmes.
— C’est dommage, j’étais bien ici , reprit-il. Il soupira et se releva:
— Bon. Il faut que j’y aille, j’ai pas mal de choses à faire ce matin. Et puis je demanderai conseil à Maurice. Il a fait beaucoup de places, il pourra peut-être m’aider à en trouver une. Je te ramènerai après-demain au pays. Bonne nuit, petite, dors bien.
Dès qu’il fut sorti, Lisette se couvrit le visage des deux mains et se jeta sur son lit. Elle était bouleversée. Elle s’en voulait énormément et sa culpabilité le disputait à l’inquiétude de l’avenir mais dans le chaos de ses émotions, une idée domina peu à peu les autres : il allait falloir quitter cette ville dont elle venait juste de découvrir les merveilles ! Quitter cette existence qui l’amusait, l’enchantait ! Paris et sa petite chambre sous les toits où elle avait été heureuse comme jamais.
Soudain elle se redressa : elle ne partirait pas, la vie lui avait ouvert une fenêtre, elle ne la laisserait pas se refermer. Elle avait déjà eu le temps d’apprendre à reconnaître la chance et à savoir qu’il faut la saisir sans trop réfléchir quand elle passe. Les soirs pluvieux au coin du feu dans la petite maison, les travaux ennuyeux, le sol de terre, le chaudron dans la cendre et le dernier regard de sa grand mère lui revinrent à l’esprit : ce n’était pas ça, une vie, sinon ça ne valait pas la peine de vivre ! Ce ne serait pas sa vie ! Des martinets filaient en criant dans le soir doré. Le soleil rouge se couchait sur la ville qui lui parut plus belle que jamais. C’était sa ville, maintenant, elle ne la quitterait pas.
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