chapitre 7

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Le premier salon était presque vide. Impossible de tirer à l’extérieur le lourd tapis qui couvrait le sol ou de soulever l’énorme pendule de la cheminée. En étouffant ses pas, elle courut au placard où elle avait dormi : une pile d’assiettes, une théière, des couverts... elle hésita, s’empara d’une louche en argent et ressortit. L’homme était toujours là, manifestement inquiet. Il prit l’objet et dit:

- C’est pas assez, il doit y avoir de bien plus belles choses là-dedans. Les riches ont plein de belles choses. Je reviendrai la nuit prochaine à trois heures, apporte-moi quelque chose d’autre. Tu as l’air dégourdie. Débrouille-toi.

Et il s’éloigna sans un bruit.

Tremblante, Lisette referma la porte à clé et gravit en courant les escaliers qui menaient à sa chambre. Elle sortit sa poupée de sa cachette. En la serrant contre elle, elle se blottit dans un angle de la pièce et se mit à sangloter éperdument sans pouvoir s’apaiser. Jamais elle n’avait connu une telle peur. Elle avait rencontré un danger auquel elle n’avait jamais eu affaire. Un danger inconnu, devant lequel son assurance habituelle avait été balayée d’une manière sidérante. Elle avait senti qu’elle aurait pu être détruite par cet homme et elle savait que personne ne s’en serait soucié.

Et puis elle avait volé ! Bien sûr elle avait été obligée de le faire, mais elle avait volé ! Et le vol était pour elle aussi inconcevable que le meurtre. Vers qui se tourner maintenant ? Se dénoncer c’était compromettre un peu plus Gabriel en révélant qu’il l’avait cachée dans la maison ! Comme elle avait envie de le voir! Comme elle espérait qu’il passerait le lendemain matin ! Il lui semblait presque qu’elle le suivrait sans hésiter à Saint-François. Tout lui semblait préférable à la terreur qu’elle avait éprouvée.

Ses sanglots finirent par se calmer et comme le jour se levait, épuisée, elle s’endormit.

Elle se réveilla très tard. Avant même d’ouvrir les yeux, elle eut l’impression immédiate et confuse qu’une catastrophe s’était produite. Mais une sensation nouvelle affleura également dans sa conscience mal éveillée, une sensation extrêmement douce et tiède contre sa joue. Elle y porta la main. C’était la fourrure de Miscetto, le jeune chat de la maison, il était entré par la porte mal fermée et s’était endormi contre son visage. Il était presque couché sur le dos, exposant son ventre blanc de siamois. Il s’éveilla avec un petit ronronnement tendre et s’étira gracieusement.

Lisette le regarda émerveillée. Elle avait mal à la tête et ses yeux étaient gonflés, pourtant, pendant un instant, la joie recouvrit tout. Saisissant Miscetto à deux mains, elle l’embrassa et fourra son visage dans son poil touffu. Un ami ! Elle avait un ami ! Ses larmes faillirent jaillir à nouveau mais Miscetto qui s’était d’abord laissé faire, se lassa vite de cette démonstration d’amour intempestive. Il se débattit, mordilla son front et ses boucles. Elle dut le relâcher et se leva.

Gabriel n’était pas passé, il était donc parti pour de bon. Il fallait aviser.

A la réflexion, la situation lui parut peu à peu moins dramatique : quel intérêt aurait le chiffonnier à parler ? Il avait pris la louche après tout et il courrait un risque en revenant car elle pouvait le dénoncer et le faire prendre. Il tenterait peut-être sa chance la nuit suivante et rien de plus car il avait tout à perdre à parler d’elle. Elle décida de ne pas aller au rendez-vous qu’il lui avait fixé.

Et puis maintenant il y avait le petit chat ! Cela changeait tout ! Elle croqua dans le pain, but un peu d’eau et se lava la figure. Désormais elle pouvait rester dans la mansarde.

La journée s’avançait. Elle joua quelque temps avec Miscetto jusqu’à ce qu’il s’enfuie dans l’escalier. Il faisait lourd dans la mansarde. Le ciel s’était chargé de nuages d’orage. Elle tourna l’espagnolette et mit la tête à la fenêtre. Un vent tiède soufflait. Comme ce serait bien d’être dehors ! Et si elle s’asseyait un instant à l’extérieur, devant la fenêtre ? Que risquerait-elle ? Elle monta sur la large tablette, s’assit prudemment sur le toit plat et resta là un instant, ravie de son initiative. Que ne l’avait-elle fait plus tôt ! Elle avait trop écouté les ennuyeux conseils de Gabriel. Bientôt elle se leva doucement, fit quelques pas sur le métal gris entre les cheminées et, s’enhardissant, elle passa sur l’immeuble mitoyen et de là sur un autre. Enchantée de l’aventure. Dans un pan de toit oblique, se découpait une verrière. Elle jeta un regard à travers la vitre poussiéreuse. Le carré de lumière projeté par la fenêtre lui montra vaguement des objets oblongs appuyés contre le mur. Le reste de la pièce était indistinct. Glissant les doigts sous le lourd cadre métallique, elle sentit qu’elle pouvait le soulever et elle décida de retourner à sa mansarde chercher un levier. Dans une des pièces qui jouxtaient la sienne, elle découvrit un vieux manche à balai, elle s’en saisit, se munit également de son broc et repartit sur le toit.

Elle n’aimait pas qu’on lui résiste et éprouvait désormais un désir irrationnel d’entrer dans cette pièce et de l’explorer, désir que la difficulté de l’affaire décuplait. Bandant ses forces, elle parvint à introduire le bout de bois sous le montant de métal, à l’entrebâiller et à le maintenir ouvert en y glissant le broc. Il ne lui restait plus qu’à se glisser dans l’espace ainsi ménagé pour explorer les lieux. Elle y passa d’abord la tête et vit une grande pièce cloisonnée par des planches grossières. Un autre châssis ouvrant sur le pan de toit opposé en éclairait la partie droite. Devant cette fenêtre, elle aperçut une longue table couverte de matériel de peintre, palettes colorées, pinceaux, toiles empilées en désordre...

Elle glissa d’abord la jambe dans l’ouverture, se pendit par les mains, prit pied sur le sol et regarda autour d’elle. Les objets rectangulaires étaient des cadres. Elle en retourna un : c’était un paysage marin dont les bleus et les verts semblèrent rayonner dans la pièce. Sur un autre tableau coulait une grande rivière aux eaux calmes encadrée d’une rangée d’arbres tristes. D’autres toiles représentaient des villes avec de grands quais de marbre et des scènes de patinages sur des étangs gelés. Elle les aligna contre le mur et passa de l’un à l’autre en s’arrêtant longuement. A chaque fois et comme par enchantement, les couleurs et les formes firent naître en elle des états différents.

D’autres cadres qui paraissaient plus anciens étaient empilés sous la fenêtre de droite. Elle les prit un à un. D’abord ce fut un bouquet de fleurs, le portrait d’une jeune femme à l’air grave, une famille nombreuse étrangement costumée et enfin un vieil homme dont le regard précis et profond l’atteignit soudain au fond de l’âme. Elle le souleva à deux mains et plongea dans les yeux peints comme s’il s’était agi de ceux d’un être vivant. Il lui adressait un message, semblait-il… Celui-là, elle l’emporterait. Il ne pouvait pas rester tout seul dans ce grenier abandonné.

La toile à la main, elle s’apprêtait à repartir en se hissant sur le toit quand une porte découpée dans la cloison piqua sa curiosité. Elle l’ouvrit : un escalier étroit et raide commençait là. Elle s'y engagea. Il était fermé en bas par une porte qu’elle entrouvrit avec prudence. Aucun bruit ne montait du reste de l’immeuble. Mais a priori, il n'y avait là rien d’intéressant : une enfilade de pièces désaffectées et vides hormis quelques vieux meubles, un fauteuil défoncé et un berceau ancien. On pouvait certainement accéder au reste de la maison quelque part mais elle en avait assez vu et son cœur se réjouissait de son butin. Elle allait en décorer quelque temps sa petite chambre et plus tard elle le rapporterait dans l’atelier. Même si elle était certaine que personne ne s’en souciait plus depuis longtemps.

En remontant dans l’atelier elle découvrit que l’orage avait éclaté. Impossible d’emporter le tableau sous la pluie battante et les bourrasques qui balayaient les toits. Mais il lui tardait de partir et elle ne voulait pas le laisser. En une seconde, sa décision fut prise : elle ôta sa robe, en enveloppa la toile, posa le tout sur le rebord du toit puis, perchée sur une chaise, elle se glissa à son tour par l’entrebâillement de la verrière et courut en culotte vers son repaire, riant dans les éclairs sous les gouttes tièdes qui fouettaient sa peau et serrant contre son cœur le portrait du vieil homme.

Elle rejoignit la mansarde, s’ébroua, adossa le tableau au mur de sa chambre et se persuada qu’il avait l’air content d’être là.

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