chapitre11
Vers le soir, elle entra pour se reposer dans un pré à la lisière d’un petit bois. Un troupeau de vaches y paissait. Assise sur le tronc d’un arbre abattu, elle mangea encore une pomme et, s’approchant de la bête la moins craintive, elle lui donna le trognon du fruit en la flattant longuement de la main. Puis elle s’accroupit, tira sur un trayon et fit couler un peu de lait dans sa main gauche. La vache s’était remise à paître et la laissait faire. Elle recommença et parvint à avaler ainsi la valeur d’un verre de lait. Cela la rassura un peu. Elle aurait au moins ce recours si sa marche devait durer longtemps.
Le fossé qui longeait le champ était plein d’une eau incroyablement claire. Des feuilles mortes et des plantes d’eau autour desquelles nageaient des têtards en tapissaient le fond. Elle contempla longtemps les entrelacs bruns et verts et les miroitements de l’eau. C’était beau. Elle aurait aimé rester là pour toujours. Pourquoi fallait-il tant souffrir pour manger, dormir au chaud, pour vivre enfin ?
Les silhouettes des peupliers qui bordaient le halage étaient noires maintenant. Il fallait trouver un endroit pour la nuit. Dans un coin de la prairie, séparé des animaux par une clôture, se dressait un tas de foin. Elle s’y adossa et regarda l’obscurité se faire. Une peur diffuse la gagnait peu à peu. L’avenir était sombre comme le fond du champ. Un renard glapit et ce cri, qu’elle connaissait pourtant bien, lui glaça le sang. Il était tout près ! Et s’il allait l’attaquer ? Elle savait bien qu’il craignait les hommes plus que tout et qu’il menait une vie traquée bien pire que la sienne mais rien ne pouvait calmer sa terreur. Il fallait qu’elle se mette à l’abri.
Une grosse branche cassée traînait au pied d’un arbre. En la tirant avec peine, elle parvint à la dresser contre les flancs presque verticaux de la meule et en s’y accrochant, elle réussit à se hisser au sommet où elle s’allongea. Des étoiles brillaient déjà dans le ciel d’un bleu extraordinairement doux. Elle s’enveloppa dans le châle, tira sur elle quelques brassées de foin et se sentit réconfortée par la tiédeur et le parfum des plantes séchées. Il faisait froid pour la saison mais elle s’endormit en écoutant ruminer les vaches à l’entour.
***
A la même heure, le comte s’apprêtait à aller se coucher après avoir vérifié que la collation dont il avait prétendu avoir besoin pour lui-même mais qu’il destinait à Lisette, avait été bien deposee dans la bibliot
Il avait passé une journée parfaite. Après avoir découvert avec amusement les « corrections » de Lisette, il avait travaillé sans relâche toute la journée avec une lucidité et une efficacité dont il ne se croyait plus capable, sans se laisser arrêter une seconde par les doutes qui d’habitude ralentissaient sans cesse sa plume. Il sentait qu’il tenait le fil qui allait le mener à la gloire. Il suffisait de tirer tout doucement pour dévider la pelote du passé. Il éliminait ou enjolivait certains passages de sa vie, convaincu qu’il tenait là un récit d’un intérêt exceptionnel et inédit, un témoignage à la fois historique et personnel qui marquerait son temps et, peut-être, les siècles futurs.
A la fin de la journée, il avait aussi rédigé les pages qu’il donnerait à corriger à Lisette en riant presque, pour la première fois depuis longtemps, des sottises qu’il écrivait sur les animaux et les plantes. Puis il les avait déposées auprès du plateau chargé de friandises et il était allé se coucher en résistant à l’envie de jeter un coup d’œil dans la mansarde où Lisette devait encore dormir : il ne voulait pas prendre le risque de la trouver éveillée et de briser ainsi le charme qu’elle avait opéré dans sa vie.
Il s’endormit profondément et se réveilla très tôt. Il se sentait prêt à s’engager dans une journée de travail. Plein de joie à cette perspective, il se prépara seul sans attendre l’aide de son valet et gagna son bureau.
Une surprise l’y attendait : la nourriture était toujours là, intouchée, et les feuillets n’avaient pas été corrigés. Cela le surprit désagréablement : le plan de travail qu’il s’était tracé pour les jours à venir allait en être contrarié. Pourquoi donc n’était-elle pas venue ? Elle trahissait le pacte tacite dans lequel ils étaient tous les deux engagés. Comment osait-elle aller et venir dans sa propriété sans se gêner ? Qui était-elle pour se permettre de le traiter ainsi ? Une pauvresse sans feu ni lieu qu’il n’avait pas chassée par bonté d’âme comme il aurait dû le faire ! Il déchira avec rage les pages qu’il avait préparées pour elle, les roula en boule et les jeta dans le foyer éteint. Elles tombèrent sur les cendres de la veille. Il les regarda un instant et sa fureur retomba. Alors seulement il prit conscience de sa tristesse et du vide qu’elle avait laissé.
Il fallait qu’il comprenne ce qui s’était passé. Il avait besoin d’elle mais elle avait sûrement besoin de lui, ne serait-ce que pour manger. Son absence était donc inexplicable ! Sans attendre davantage, il tourna les talons, prit l’escalier de service et gagna les étages. La porte de la mansarde était entrouverte, la chambre était déserte et en désordre. Lisette était partie, cela ne faisait aucun doute!
Il réfléchit.
Toute envie de travailler l’avait quitté et il sentit revenir l’angoisse et la sensation de catastrophe imminente qu’il n’éprouvait plus depuis quatre jours. Il ne fallait pas s’y abandonner…
Elle s’était peut-être enfuie auprès de Gabriel… Il saurait où elle se trouvait. Il fallait qu’il le retrouve. Il regagna son bureau et, dès que l’heure le permit, il fit chercher Marie-Aurore et l’interrogea. Savait-elle ce que le valet était devenu ? Pouvait-elle entrer en contact avec lui ? La gouvernante fut d’abord incapable de répondre à ses questions et s’étonna secrètement de sa curiosité. Puis elle chercha dans ses souvenirs et quelque chose lui revint : Gabriel avait été proche de Robin qui aidait quelquefois à la cuisine et qui en saurait sûrement davantage. On le fit venir.
Le comte découvrit un jeune garçon fluet qu’il n’avait pas souvenir d’avoir vu dans sa demeure. C’était la première fois qu’il entrait dans le bureau de son maître. Il était paralysé de timidité et mit du temps à comprendre ce qu’on lui voulait. Enfin il balbutia que Gabriel avait trouvé une place hors de Paris, à Saint- Dauger, dans une propriété où ses connaissances de paysan lui étaient bien plus utiles qu’à Paris. Sans s’expliquer davantage, René d’Eprémesnil fit atteler et quitta Paris.
La campagne était belle dans le soleil du matin. À un endroit où la route passait sous de grands arbres, sa calèche croisa une charrette lentement tirée par deux chevaux : l’un blanc, l’autre roux. Un homme marchait à leur côté. Au sommet du chargement de foin, étaient assis un enfant portant un chapeau de paille et une femme qui le considéra tranquillement. Le comte ne leur accorda qu’un regard indifférent. L’angoisse l’étreignait à nouveau, ce vide après une telle renaissance le torturait. Il avait connu de cruelles ruptures amoureuses et des deuils douloureux, pourtant l’absence de cette petite fille faisait plus mal encore. Tout à coup la gloire était inaccessible. « Cela aurait pu être mais cela n’a pas été » se dirait-il peut-être un jour. Et il était à nouveau immensément seul. Il voulut réagir et tenta de se convaincre du ridicule de la situation. Tout cela était trop récent, cette petite fille ne pouvait pas avoir pris autant d’importance dans sa vie ! Mais cet effort pour retrouver son sang-froid échoua et il ne résista plus à son obsession : il fallait la retrouver.
Le domaine se trouvait au bord de la route de Paris, à droite avant Saint-Dauger, avait dit Robin, c’était un des plus grands de la région. Le cocher fit entrer la calèche dans la grande cour carrée d’une immense ferme-château. Le maître des lieux, prévenu de son arrivée par un domestique, ne connaissait pas le comte mais il jaugea d’un seul coup d’oeil l’importance de l’arrivant à l’élégance de l’attelage et traversa la cour à sa rencontre. Il faisait chaud désormais. La poussière blanche réverbérait le soleil d’une manière aveuglante. A l’ombre des dépendances, quelques chiens de chasse dormaient, écrasés de chaleur. A l’écart une chienne tachetée allaitait sa multiple progéniture.
Les deux hommes se présentèrent et entrèrent dans le salon agréablement frais de la maison de maître. Le comte avait préparé un mensonge qui justifiait sa visite : un document important avait été égaré et seul Gabriel pouvait le renseigner sur ce qui en était advenu. Etait-il bien entré au service de M. Joncour ? Celui-ci acquiesça et fit chercher le jeune homme puis, en attendant, il engagea une conversation avec son visiteur qui répondit volontiers à sa curiosité et donna sur la vie parisienne et notamment sur la famille impériale tous les renseignements souhaitables.
Il s’interrompit quand Gabriel entra. Le comte demanda à rester seul avec lui et dès que M. Joncour se fut éclipsé, il se lança :
— Bonjour Gabriel, j’ai appris après coup que vous aviez quitté mon service et que l’on vous avait accusé de vol.
Gabriel scruta brièvement le visage de son interlocuteur et ne répondit rien.
— Je ne viens pas vous le reprocher. Au contraire je crois avoir compris pourquoi vous aviez agi ainsi. Mais répondez-moi franchement : n’auriez-vous pas eu dans votre entourage une jeune fille nommée Lisette?
— C’est ma nièce, répondit Gabriel.
D’Eprémesnil prit une inspiration et poursuivit :
—C’est bien pour elle que vous dérobiez de la nourriture?
— Après la mort de mon père, elle ne savait plus où aller, alors je l’ai gardée... C’était juste pour un moment.
Le comte se tut quelque temps et reprit avec le plus de naturel possible :
— Savez-vous où elle est maintenant ?
Gabriel retint une réponse désagréable. Quelle mouche avait piqué le vieux pour qu’il se soucie ainsi de Lisette ? Lui qui ne détournait les yeux de son propre nombril que pour les poser sur sa future et glorieuse statue ? Mais il ne pouvait pas prendre le risque de le froisser, de perdre la place qui venait de le sauver fort opportunément de la misère et où il se plaisait bien mieux qu’à Paris.
— Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, dit-il, elle a disparu juste avant que je parte et je ne l’ai pas revue.
— Savez-vous où elle pourrait être allée ? Avez-vous de la famille ?
— Je me suis dit qu’elle avait essayé de repartir chez nous à Saint-François-La-Forêt. C’est notre village. D’ailleurs je ne sais pas comment elle a pu le faire. Elle n’a pas d’argent. C’est vrai qu’elle a un sacré caractère. C’est une vraie biquette ! conclut-il avec une ombre de sourire.
Il paraissait plus grand, presque élégant dans ses vêtements de travail, plus sûr de lui en tout cas, soutenant le regard de son ancien maître avec une assurance nouvelle et même un peu de défi.
D’Eprémesnil trouva soudain la situation inconfortable. Il se leva, salua le jeune homme et partit si rapidement que le maître de maison en fut presque offensé.
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