chapitre 13
Le comte était arrivé à Saint-François après plusieurs heures de route. Il fit interroger quelques paysans par son cocher et on lui désigna la masure où avait vécu la petite fille avec sa famille. Elle sentait l’abandon qui marque les maisons pauvres aussitôt que les hommes les quittent. L’herbe était déjà haute dans la cour. Un orvet dormait sur le seuil et, sous le soleil de juin, une atmosphère de paix émanait des lieux. Il fit éloigner sa voiture, s’assit sur un banc de pierre adossé à la façade. Avant même de quitter Paris, il avait compris qu’elle ne serait pas là. Il n’était donc pas déçu. Il était juste venu chercher un moment d’apaisement dans un endroit que Lisette avait connu. Il se sentait mieux.
Il était d’ailleurs presque aussi irrité contre elle que triste. Pourquoi donc était-elle partie ? C’était incompréhensible ! C’était une désobéissance qui frôlait la trahison! Et puis il cessa de se voiler la face : ce qu’il vivait là ressemblait furieusement à une histoire d’amour, une histoire où l’intérêt personnel et le désir n’avaient pas de place mais qui donnait mystérieusement un sens à son existence.
Il se leva.
Derrière la maison partait un chemin de terre que les sabots de générations de vaches avaient marqué d’ondulations régulières. Il ne voulait pas rentrer tout de suite. Il s’y engagea et parvint à un champ après lequel commençait une large voie abandonnée. Une végétation sauvage y croissait librement. Il poursuivit sa marche, écartant les ronces qui s’accrochaient à lui et qui finirent par l’exaspérer. Il s’empara d’une branche morte et tenta vigoureusement de les repousser. Mais elles semblaient se donner le mot pour l’empêcher d’avancer, balançant négligemment leurs longues lianes pour mieux revenir s’accrocher comme par hasard à ses vêtements et à son chapeau. Agressives et tenaces, elles s’alliaient dans une stratégie secrète ourdie contre lui. Alors il les frappa longtemps avec rage, encore et encore, il avait envie de détruire quelque chose, une colère indicible l’habitait .
Un monolithe de granit couvert de lichen doré se dressait sur le talus. Il l’atteignit avec peine et s’y assit, étonné lui-même par ce qu’il venait de faire et d’éprouver. La campagne s’étendait au loin, calme et brumeuse dans le soir qui venait. À côté de son visage, un genêt en fleur semblait l’inviter à la paix et sourire de sa courte folie. Il voulut machinalement en cueillir un brin mais la plante résista. Elle était faite de fibres solides qui ne cassaient pas. S’irritant à nouveau de manière presque enfantine, il s’arc-bouta et tira si violemment que les racines cédèrent révélant une terre brune, poudreuse et légère.
Il y plongea machinalement la main, en prit une poignée qu’il laissa s’écouler sur le sol. Un petit objet rond lui resta entre les doigts. Il l’examina : c’était une pièce de monnaie très sale. Impossible de distinguer ce qui y était inscrit mais peu importait, cette découverte lui redonnait espoir.
Il releva la tête : ce chemin devait être une voie romaine. Les leçons de l’abbé Rosmadec lui revenant en mémoire, il se souvint qu’une métropole importante s’était élevée dans la région lorsqu’elle était province romaine. Cette pièce datait probablement de cette époque ! Quel étonnant hasard l’avait mené à elle ce jour-là ! Mais y a-t-il un hasard ? Il revint sur ses pas en remettant un peu d’ordre dans sa tenue. Le cocher qui l’attendait sur la grand route lui jeta cependant un regard perplexe qu’il ignora superbement.
Il reprit aussitôt la route de Paris. Sa trouvaille allait occuper sa soirée. Il savait comment la nettoyer sans l’abîmer et il s’y employa avec minutie. C’était une magnifique pièce d’or, un Aureus de l’empereur Hadrien, un spécimen rarissime qu’il admira longuement avant de le déposer dans sa bibliothèque, près du petit buste de marbre.
Puis il regagna sa chambre.
Une heure plus tard, comme la dernière lampe s’était enfin éteinte et que tout était silencieux, Lisette gravit les deux marches de la terrasse. À son grand soulagement, la porte n’avait pas été bloquée pour la nuit et elle l’ouvrit sans mal. Elle traversa à pas légers les salons et fila d’abord à la cuisine. Elle mourait littéralement de faim, cette fois-ci il lui fallait vraiment manger. Mais elle eut beau fureter, elle ne trouva rien. Elle monta dans la bibliothèque, rien non plus. Elle se résigna alors à regagner sa mansarde, affamée mais soulagée d’être enfin en sécurité. Et son soulagement se changea en joie lorsqu’elle aperçut, bien en évidence sur son petit lit, un plateau copieusement garni. Le comte l’y avait discrètement déposé la veille, avec l’espoir superstitieux de le trouver vide le lendemain matin. Après tout, elle pouvait réapparaître aussi soudainement qu’elle avait disparu !
Elle dévora tout et dormit toute habillée pendant la nuit et une bonne partie de la matinée sans se soucier une seconde de la saleté de ses vêtements ni des écorchures de ses jambes et de son visage. A son réveil, elle se lava avec l’eau du broc.
Les oiseaux piaillaient sur le bord de la fenêtre et elle les regarda avec bonheur. Elle fit entrer Miscetto qui grattait à la porte. Il la combla de ronronnements énamourés et lécha soigneusement son assiette. C’était fait ! Elle avait tout retrouvé ! Tout était comme avant ! Assise sur son lit, elle enserra ses genoux des deux bras et savoura l’instant.
Pourtant les choses étaient différentes désormais. Le choc qu’avaient provoqué en elle ses nuits au bord du canal, le sombre appel qui avait failli la faire basculer dans l’eau, avaient laissé des traces en elle. Elle ne serait plus jamais aussi innocente et aussi confiante en sa bonne étoile et en la bonté du monde.
Que faire ? Elle aurait pu se présenter au comte. Elle hésita... Elle risquait de le mettre dans l’embarras. Il ne la livrerait sans doute pas à la police mais il en ferait peut- être une servante ou la confierait à un couvent et elle perdrait certainement le seul bien qui lui restait encore : sa liberté.
Elle ouvrit la fenêtre. L’air retentissait de sons divers et nouveaux : bruits de roues, appels bruyants. Des chocs sourds qui ébranlaient l’air l’intriguèrent. Elle hésita puis se lança à nouveau sur les toits, croisa quelques chats effarouchés, longea des ruelles étroites et profondes et parvint ainsi au-dessus d’un boulevard d’où s’élevait un joyeux brouhaha. S’allongeant sur le zinc, elle jeta un regard sous elle : la rue était en pleine effervescence. Des cris en montaient, on transportait des objets, on faisait rouler des tonneaux. Des enfants couraient çà et là librement, ils semblaient même être de la partie. On leur souriait et on leur adressait la parole. Un amas divers occupait la rue : une barricade s’élevait là sous ses yeux, dans l’euphorie propre à toute révolution naissante. Elle sentit monter en elle une énergie, une envie de vivre et de vibrer avec les autres. Elle aurait voulu être parmi ces gens si jeunes, si vifs et si gais. Participer à la fête ! Mais comment ?
Il fallait trouver quelque chose. Elle se précipita à toutes jambes dans sa chambre, s’empara de son broc, puis le reposa. Elle en aurait encore besoin. Elle avisa alors un bol de faïence bleue dans lequel Gabriel lui avait apporté de la nourriture. Elle s’en saisit, se hissa précipitamment par la fenêtre et courut se percher sur l’extrême bord du toit. Puis brandissant le bol à deux mains au-dessus de sa tête, elle le projeta de toutes ses forces vers la barricade après avoir attendu le moment où personne ne s’y trouvait. Après une courbe parfaite, il vint choir sur une roue de bois et s’y brisa, ajoutant quelques notes bleues à l’ensemble. Lisette en fut bien contente.
Ils chantaient La Marseillaise maintenant. Faux et mal, mais passionnément et joyeusement, comme si rien de grave ne pouvait plus jamais arriver. Des cordes étaient jetées sur un assemblage de vieilles charrettes, de vieux meubles et de pavés. On les attachait au pied des arbres. Puis finalement ceux-ci furent attaqués à coups de hache et tombèrent en travers de la rue dans le jaillissement d’une envolée de moineaux.
Au même moment, le comte monta jeter un coup d’oeil dans la chambre. Toujours soucieux de ne pas être remarqué, il entra dans le couloir du dernier étage, poussa la porte de la mansarde sans un bruit et s’arrêta sur le seuil. La fenêtre était grande ouverte et le plateau était vide ! Un tissu de laine rouge emmêlée de brindilles traînait sur la chaise ! Elle était donc revenue ! Son coeur en fut empli de joie. Il n’osa pas chercher à en savoir davantage, redescendit dans sa bibliothèque et s’assit à son bureau. Son regard erra un instant vers la fenêtre puis se posa devant lui sur le tas de feuilles manuscrites. Il en prit machinalement une, s’empara de sa plume pour rectifier un détail et peu à peu, de détail en détail, de page en page, il se remit à écrire, insensiblement et comme malgré lui. Les mots vinrent tout seuls, les souvenirs affluèrent sans effort sous sa plume, les pages s’accumulèrent sans cesse : la fièvre de l’écriture l’avait repris.
Quelque temps plus tard, il releva la tête. Une fois de plus, la présence de Lisette avait fait ce miracle. Mais c’était un miracle fragile. Il fallait qu’il trouve un moyen de la retenir. Il sortit. Il fallait qu’il trouve quelque chose à lui offrir.
Il se mit à marcher. Paris était très animé cet après-midi là. Le temps était lourd. Les promeneurs nombreux. Il dut parfois contourner des groupes bavards qui occupaient le trottoir. Paris était un grand animal, une panthère peut-être, se dit-il. Et il sourit des images littéraires qui lui venaient à l’esprit lorsqu’il avait écrit longtemps. Il marchait rapidement en espérant s’apaiser et se nourrir de la rue. Devant lui, une jeune femme poussait une charrette où elle avait disposé quelques fruits à vendre qu’elle proposait en vain aux passants. Une petite fille d’environ 7 ans la suivait en portant un bébé endormi. Un désespoir qui n’était pas de son âge était peint sur son visage. Beaucoup de gens croisaient le comte, le frôlaient mais il se sentait seul malgré tout. S’il ne finissait pas son travail, il ne laisserait aucune trace de lui aux générations futures. Bien sûr, il ne serait pas le seul dans ce cas, rien ne subsisterait de la foule qui l’entourait, de ce soleil entre les nuages, de ces piaillements de moineaux, de cette odeur de crottin, de ces rires et de ces mots sans suite cueillis au passage. Rien non plus de ses succès passés de diplomate avisé et reconnu, de ses conversations privées avec les souverains de toute l’Europe...Il ne resterait rien...
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