chapitre 18

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Le comte n’avait pas de temps à perdre. Il comptait de nombreuses et puissantes relations dans la ville mais personne ne prendrait le risque de se compromettre pour sauver un domestique rebelle. C’était une chose d’appeler quelqu’un « cher ami » dans les soirées parisiennes, c’en était une autre de mettre en danger une situation enviable dans une ville dont la police impériale finissait par connaître tous les secrets.

Il ne pouvait pas, bien sûr, avoir recours à Tonio mais il n’était pas sans ressources : sa soeur, Edmée, employait un domestique qu’elle appréciait et en qui il pouvait avoir toute confiance. C’était le petit-fils d’une nourrice qu’il avait placé là jadis. Un garçon intelligent qui était rapidement devenu le cocher de la maison, un cocher compétent et discret ce qui était chose rare.

Il décida de se rendre chez elle et fit atteler.

Les quais de Paris étaient déserts quand il les parcourut. Le bruit des sabots des chevaux résonnait dans les rues vides. L’horreur qui s’était abattue sur la ville serrait encore tous les coeurs. Un chien errait le long des trottoirs. Sur la Seine flottait un assemblage de caisses et de planches. Peut-être le reste d’une barricade jetée d’un pont. Le soleil se couchait. Tout s’oublierait au fil du temps. C’est ainsi, se dit-il, tout s’oublie. Les martyrs du passé, les souffrances des femmes, les enfants torturés par le désespoir, les pires choses que les hommes aient pu faire, tout s’oublierait. Mais pas entièrement, du moins il voulait le croire dans la lumière dorée du soir qui projetait l’ombre de l’attelage sur les pavés. Les générations apprendraient à tâtons à devenir plus sages. Les hommes seraient moins malheureux un jour. Il en était certain mais il ne le verrait pas.

Edmée l’accueillit avec effusion. Il la suivit dans un appartement encombré de souvenirs et elle s’apprêtait à lui faire servir à boire quand il l’arrêta : il voulait rencontrer au plus vite Denis. Il en avait besoin pour une course personnelle dont il ne souhaitait pas lui donner le détail. Elle le conduisit dans une aile de sa demeure qu’elle faisait agrandir. Denis s’y trouvait. Il n’était pas seul. Des compagnons travaillaient là malgré l’heure tardive. Ils étaient trois. Jeunes et bien découplés, ils s’activaient dans une ambiance morne et presque étrange. Le comte les regarda faire un moment en s’étonnant par devers lui de l’habileté et de l’intelligence qu’ils déployaient dans leurs calculs. Ils avaient tracé des plans sur des feuilles volantes posées à même le plancher et revenaient les examiner avant de retourner à leur ouvrage. Le visage fermé.

Que voulaient-ils oublier en se mettant si vite au travail après l’émeute ? Rien ne serait dit. Denis qui se tenait accroupi près des plans, se releva et vint le saluer.

— Peux-tu me suivre un instant ? dit le comte.

Comme le jeune homme acquiesçait, il l’entraîna à l’extérieur dans un coin du jardin et reprit :

— J’ai besoin de ton aide. Accepterais-tu de conduire jusqu’à Saint-François-La-Forêt un garçon qui a été blessé pendant les événements ? Il y aurait aussi une fillette.

Denis comprit aussitôt de quoi il s’agissait : le comte lui faisait courir un risque qui pourrait lui coûter cher. Pour réfléchir, il détourna un instant les yeux de son interlocuteur et par la porte entrouverte, il les posa sur ses compagnons qui avaient repris leur travail. Il avait vu le sang dans la Seine. Il savait de quoi était capable la police. C’était un camarade qu’il fallait sauver et une petite aventure à vivre. Il savait aussi que le comte pouvait se montrer généreux et il avait une dette envers lui.

— Quand faut-il partir ? demanda-t-il seulement

— Demain soir, répondit d’Eprémesnil avec soulagement.


                                                                ***


Assise sur le lit dont elle avait bien plié la couverture, Lisette attendait. Elle avait posé son modeste baluchon près de la porte et luttait contre le sommeil. Le comte avait dit : « Vers minuit » et l’heure avait sonné depuis très longtemps mais tout était absolument silencieux. Un courant d’air faisait vaciller de temps à autre la flamme de la bougie posée sur le rebord de la fenêtre. Un bruit furtif dans l’escalier, la porte s’entrouvrit, Lisette se leva et le comte chuchota :

— Nous allons d’abord faire descendre Gabriel. Ensuite je viendrai vous chercher .
Elle aperçut derrière lui une silhouette inconnue. Il surprit son regard et ajouta avant de refermer la porte:

— C’est Denis. Il va vous accompagner.

Il y eut ensuite quelques frôlements dans la pièce voisine, quelques paroles à mi-voix et le silence retomba.

Lisette se rassit.

Cette fois c’était fini. Elle allait partir. Son regard parcourut la pièce où elle vivait depuis trois mois et se posa près de son lit sur les tableaux qu’elle avait tournés contre le mur.

Elle se pencha pour revoir le plus petit et elle reçut à nouveau en plein visage le regard que le peintre inconnu lui adressait à travers le temps. Il n’avait plus de maison lui non plus. Il était seul. Elle alla le poser à côté de son bagage. Il serait du voyage mais l’autre tableau resterait là. Il était trop grand pour qu’elle l’emporte. Elle s’en saisit cependant pour le contempler une dernière fois et distingua dans un coin, cheminant sur un sentier sablonneux, un petit personnage écrasé par l’immensité du ciel. C’était à la fois grandiose et triste. Elle le replaça contre le mur.

Le comte revint seul et il lui fit signe de le suivre sans un bruit. Il faisait noir, elle descendit l’escalier marche après marche. Il la devançait de quelques pas. Au rez-de-chaussée, il s’engagea dans les cuisines et par une porte donnant sur l’extérieur, ils se trouvèrent dans la ruelle qu’elle avait prise à son arrivée et qu’ils suivirent jusqu’à une petite place toute proche. Une berline de voyage attendait là. Ses deux lanternes vitrées éclairaient d’une lueur sourde les portières aux couleurs des d’Eprémesnil : vert et crème. Denis était déjà assis sur un siège élevé au-dessus des quatre chevaux menés en grandes guides. Le comte ouvrit la portière, tira le marchepied et aida Lisette à monter.

Gabriel avait été installé sur un matelas qui occupait une bonne partie de l’habitacle. Il semblait dormir. Lisette s’assit. Le comte disparut puis revint portant une petite malle qu’il posa face à elle. « C’est pour vous, dit-il, et après un temps il ajouta seulement : « À bientôt, Lisette » et il referma la porte. « À bientôt » murmura Lisette avec un temps de retard. Et l’attelage se mit lentement en route. Le bandage de caoutchouc qui protégeait les roues amortissait les bruits. La voiture tanguait, on se serait cru dans un bateau. L’intérieur de la berline capitonnée de cuir teint en vert pâle dégageait une odeur agréable. Par la petite fenêtre, Lisette dit adieu à la Seine et au bosquet où elle avait rencontré le jeune chien et où elle avait attendu le moment de rentrer dans l’hôtel. Posant la tête sur un rouleau de voyage, elle se coucha sur la banquette, s’endormit et s’éveilla comme l’aube pointait. La berline roulait toujours. Comment le cocher résistait-il au sommeil ? Elle ouvrit la cassette et y trouva de la nourriture, de la boisson et une superbe poupée qu’elle assit aussitôt face à elle. Le luxe qui l’entourait encore masquait pour le moment le regret de quitter Paris.

Bientôt le paysage lui sembla familier. On approchait de son pays. C’est alors et alors seulement qu’elle prit vraiment conscience qu’elle revenait à son point de départ, que la parenthèse enchantée allait se refermer. Pour se réconforter, elle se remémora les derniers mots du comte : « À bientôt » avait-il dit. Il voulait qu’elle revienne bien sûr. Il avait besoin d’elle. Mais pour l’instant il ne fallait plus y penser … et oublier aussi qu’elle n’avait même pas pu dire au revoir à Miscetto.

Ils quittèrent la route royale pour une voie plus étroite où les chevaux se mirent au pas et ils arrivèrent à Saint-François assez tôt pour qu’aucun voisin ne puisse les voir. La voiture s’engagea enfin sur le chemin de terre qui menait à la ferme. Les hautes fougères qui avaient poussé librement pendant tout le printemps chuchotèrent en caressant le bois verni et les flancs des chevaux. Et, au bout de l’impasse, Lisette aperçut sa maison. Elle lui parut toute petite. C’est là qu’elle allait pourtant vivre maintenant. Comment sa grand-mère allait-elle prendre son retour ? L’argent du comte arrangerait peut-être les choses. Et puis la blessure de Gabriel serait le centre de ses préoccupations ... du moins elle l’espérait.

Denis déchargea ses bagages ainsi qu’un coffre placé à l’arrière et soutint Gabriel jusqu’au banc placé devant l’unique fenêtre de la façade. Lisette descendit alors à regret en serrant sa poupée et, plantée dans la cour, elle regarda l’attelage faire demi-tour et repartir. Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse. La dernière chose qu’elle aperçut fut la herse hérissée de pointes destinée à empêcher les vagabonds de s’accrocher à la voiture.

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