chapitre 26
Lisette se réveilla à l’aube. Elle avait très bien dormi. Avant même d’ouvrir les yeux, elle sentit qu’un pétillement nouveau et joyeux l’habitait. C’était comme si mille petites sources s’étaient réveillées en elle. Comme si son corps souriait à la vie. Après tant de privations, elle renaissait grâce aux provisions achetées par le comte. La veille, elle s’était cuisiné un bon repas qu’elle l’avait pris seule auprès du feu. Mais comme elle se sentait bien maintenant ! Comme elle avait chaud sous sa couette de balle ! Et elle allait repartir à Paris !! À cette pensée, elle sourit et revit tout : l’hôtel d’Eprémesnil, la petite chambre où elle s’était cachée, la merveilleuse bibliothèque du comte, la salle de réception, Miscetto, et puis les rues, le paysage vu des toits ! Paris enfin !! Quelle joie de retrouver tout ça ! Et en bas, sur la table du rez-de-chaussée, il y avait maintenant du café, du lait, du beurre, du pain et du sucre ! Elle projeta sa couette au pied de son lit d’un coup de pied joyeux et se leva d’un bond.
Son lit était placé au fond du grenier, contre le mur de pierres grossières du pignon. La pièce, presque vide, était éclairée au centre par une unique lucarne. À l’autre extrémité, près de la trappe se trouvaient un autre lit et une balance près de laquelle étaient empilés des poids rouillés. Il faisait très froid sous les ardoises ce matin-là et, curieusement, la lumière était faible, blanchâtre. Elle fit quelques pas pour aller, comme d’habitude, jeter un coup d’oeil au peuplier de la cour mais on ne voyait rien : le verre était devenu opaque. Quelque chose le recouvrait totalement. Elle s’approcha encore. C’était une sorte de voile gris et translucide… et soudain elle comprit : c’était de la neige ! Il avait neigé pendant la nuit ! Elle saisit la tige de métal au moyen duquel on ouvrait la lucarne et souleva doucement la vitre alourdie. Il avait beaucoup neigé et il neigeait encore ! De gros flocons descendaient lentement du ciel et atteignaient le sol avec un très léger bruit, une sorte de chuchotement calme. La petite crèche qui servait de poulailler était comme ensevelie et toutes les branches de l’arbre jusqu’aux plus fines étaient doublées d’un liséré blanc qui leur donnait une dignité nouvelle. Lisette adorait la neige qui transforme soudainement le monde comme rien d’autre ne peut le faire. Ce spectacle accrut encore sa joie, pourtant très vite, elle dut fermer la lucarne d’où coulait un air glacé, et rejetant la tentation de se pelotonner à nouveau dans la tiédeur de son lit, elle s’habilla rapidement et descendit au rez-de-chaussée.
Il y faisait beaucoup moins froid. La souche ne s’était pas consumée et fumait encore. Elle ranima le feu, mit de l’eau à chauffer pour se faire un café mêlé à de la chicorée dans une cafetière qui n’avait pas servi depuis le départ de sa grand mère, il y avait des mois de cela. Alors qu’elle y versait l’eau brûlante louche après louche, une inquiétude l’effleura soudain : la berline du comte viendrait-elle malgré la neige ? Si elle ne vient pas aujourd’hui, elle viendra demain, se dit-elle avec optimisme : rien ne pouvait altérer sa bonne humeur. La Noire grattait le sol de terre battue. Elle lui entrouvrit la porte et fut à nouveau saisie par une bouffée d’air glacé. Des corbeaux croassaient au loin. La poule examina la campagne silencieuse, s’ébouriffa et, refusant de sortir, elle regagna le coin de la cheminée pendant que Lisette étudiait les traces devant la porte. Si elle n’avait désormais plus rien à craindre des loups, elle ne les avait pas oubliés. Seul un oiseau avait laissé une ligne de marques étoilées dans la neige, un merle peut-être : toute une famille de merles avait logé dans le vieux laurier au printemps. Elle ferma la porte, s’attabla non loin de la cheminée et étendit sur son pain le miel des abeilles de sa grand mère dont elle avait gardé un dernier pot pour les moments difficiles. Avec le café au lait, c’était délicieux. Elle se régala en regardant pétiller le feu. Comme elle fêtait bien son dernier matin à Saint-François-La Forêt ! Comme c’était bon d’avoir à nouveau un avenir !
Maintenant il fallait se préparer à partir. Le comte reviendrait peut-être cet après-midi. Elle lava rapidement son bol, essuya la table et commença à faire ses bagages. Il ne faudrait rien oublier. Elle prit d’abord la robe blanche qui avait encore avait fière allure malgré ses taches indélébiles. La qualité du tissu lustré et de la coupe signalait un vêtement de prix, de luxe même qui détonnait dans cet intérieur simple. Elle le caressa de la main et se souvint de la joie que lui avait procurée le comte en la déposant à l’improviste dans sa chambre. Quant à la poupée, elle était comme neuve et la considérait du fond du lit clos où elle l’avait assise. Elle n’y avait presque pas touché après l’avoir trouvée dans la berline au début de l’été. Il ne faudrait pas non plus oublier le châle rouge de sa mère qui ne la quitterait jamais. Elle le posa à côté de la robe et regarda autour d’elle. La maison allait se trouver seule après son départ. Elle remonta la pendule. Elle sonnerait pendant une semaine et puis s’arrêterait. L’obscurité et la solitude règneraient alors. Elle se réjouit à nouveau à l’idée de partir : la campagne c’était le paradis en été et un enfer froid et mouillé en hiver.
Maintenant il fallait trouver ce qu’elle allait faire de la Noire. Pas question bien sûr de la ramener à Paris à l’hôtel d’Eprémesnil. Elle n’y aurait pas du tout sa place. Il fallait donc la déposer dans une ferme voisine en espérant qu’elle y serait bien traitée et qu’elle ne finirait pas immédiatement sur la table des fermiers. On verrait cela tout à l’heure, en partant. Elle s’approcha d’elle et la caressa avec tendresse. À son arrivée, elle avait été mécontente de ne pas retrouver Roussette, sa poule préférée mais elle s’était habituée à la Noire qui gagnait à être connue et qui avait été sa seule compagnie depuis le départ de Gabriel. À elle aussi il faudrait dire adieu. Elle se leva : elle allait lui offrir un peu de pain blanc en cadeau d’adieu.
Elle se demandait si elle devait y ajouter du beurre quand il lui sembla qu’on avait frappé à la porte. Elle se figea aussitôt : elle n’avait reçu aucune visite pendant les mois qu’elle avait passés dans cette maison. Qui pouvait bien se présenter au moment même de son départ ? Elle regarda le verrou, vit qu’elle ne l’avait pas refermé et attendit, inquiète. On frappa à nouveau. Timidement, lui sembla-t-il. Alors, prenant son courage à deux mains, elle alla droit à la porte et l’entrebâilla : à deux mètres du seuil, se tenait une petite fille inconnue, manifestement très jeune. Elle avait dû reculer après avoir frappé et elle se dressait là dans la neige, bien droite, les bras croisés sur la poitrine, les flocons tombant dru sur ses cheveux raides. Pendant quelques secondes, elles se dévisagèrent. Puis, en fixant sévèrement Lisette de ses yeux noirs, la fillette articula :
— Il faut que tu ramènes la brouette maintenant .
Stupéfaite, Lisette resta sans voix mais comprenant qu’elle ne risquait rien, elle ouvrit plus largement la porte. La petite reprit d’une voix qui se voulait ferme:
— Il faut que tu ramènes la brouette de Jeanne-Marie. Maintenant !
Elle était visiblement au bord des larmes. Lisette répondit doucement :
— Comment tu t’appelles ?
— Soazick, répondit l’enfant après quelques secondes d’hésitation.
— Rentre te réchauffer, reprit Lisette en s’effaçant pour lui laisser le passage.
La détermination de la petite fille vacilla. Elle jeta un coup d’oeil à gauche vers le chemin où l’appelait son devoir seulement elle était trop vulnérable, elle avait trop froid pour résister à l’appel d’une porte ouverte sur le craquement d’un feu. Sans un mot, elle fit quelques pas pour franchir la dalle de pierre creusée par les sabots des générations passées. Lisette la fit avancer un peu pour fermer la porte au plus vite et Soazick resta plantée là, ouvrant de grands yeux, grelottant encore. Elle regardait autour d’elle : il faisait bon, l’odeur du café se mêlait à celle du feu. Une jolie robe blanche était disposée sur une chaise. Ça devait être solide un vêtement comme ça, ça se voyait tout de suite. Et il y avait aussi une poupée incroyablement belle et quelque chose de joyeux dans l’air, bien différent de ce qu’elle connaissait. Elle allait d’étonnement en étonnement. Les flocons de neige accrochés à sa natte se transformaient en gouttes d’eau. Lisette était derrière elle :
— Moi, je m’appelle Lisette, dit-elle pour engager la conversation. Où tu habites ? Tu connais Jeanne-Marie ? C’est elle qui t’envoie pour récupérer sa brouette ?
— Oui, répondit Soazick en se retournant à demi, c’est ma grand-tante.
— Mais depuis quand tu es là ? Je ne t’ai jamais vue.
— J’habite pas là d’habitude, j’habite à Verveuilles. Je suis juste arrivée hier. Mon père a su qu’elle était malade alors il m’a demandé de rester avec elle.
— Et elle est où Jeanne-Marie ? reprit Lisette, je ne l’ai pas vue quand je suis passée pour prendre la brouette…
— Elle était dans son lit, au grenier, elle t’a entendu passer mais elle ne pouvait pas t’appeler. Elle a une maladie qui l’empêche de parler. Maintenant elle y arrive un peu, pas beaucoup et elle se trompe souvent de mots. Elle m’a dit quand même d’aller prendre la brouette chez toi, pour chercher du bois dans la remise et faire une flambée. Il fait très froid dans sa maison à cause de la neige. Toi, tu as du feu, ajouta-t-elle avec un regard vers la cheminée.
— Vas t’asseoir un peu, dit Lisette.
Soazick s’installa sur le banc près du foyer.Quand Lisette lui eut servi du café au lait sucré dans un des vieux bols de la maison, elle le but sans rien dire, en regardant les flammes, comme saisie d’une mélancolie soudaine puis elle reprit à contrecoeur :
— Maintenant je vais retourner là-bas. Elle n’aime pas être toute seule, Jeanne-Marie et je lui ai dit que j’allais revenir tout de suite.
Lisette sortit lui montrer où était la brouette près du poulailler. Elle vida la neige qui s’y était accumulée et regarda Soazick s’éloigner poussant courageusement l’engin trop grand pour elle et s’arc-boutant dans les ornières enneigées. La ferme de Jeanne-Marie était toute proche, elle n’aurait pas beaucoup de chemin à faire mais ce serait tout de même difficile. Perplexe, Lisette pensa un moment aller l’aider. Pourtant elle semblait y arriver toute seule et puis il y avait encore beaucoup de choses à ranger. En tout cas, elle avait trouvé la solution pour la Noire : c’est à Soazick qu’elle allait la confier.
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