Chapitre 28

8 minutes de lecture

Comme une vague lueur blanche envahissait dans la pièce, Lisette ouvrit les yeux et s’assit, réveillant involontairement Soazick qui s’était blottie contre elle. Elle se glissa hors du lit malgré le froid et alla pieds nus à la fenêtre ... Il n’avait pas neigé : les traces de roues étaient toujours aussi nettes. Les arbres dressaient leurs branches nues dans le ciel bas. Tout était figé par le gel.

Soazick s’était levée aussi, elle s’habilla, prit le peigne sur le vaisselier et, tout en refaisant sa natte, elle vint regarder par-dessus l’épaule de Lisette.

— Je vais pouvoir rentrer à la maison, dit-elle sans grand enthousiasme. Il faut bien que j’aille leur dire pour Jeanne-Marie … Mon père savait qu’elle avait de l’or, je me demande ce qu’il va faire maintenant.

Lisette se retourna. Elle ne voulait plus entendre parler de ça :

— Je trouve que tu as un drôle de nom, dit-elle.

— C’est un nom breton. C’est ma grand mère qui me l’a donné. Elle venait de Bretagne. On l’appelait comme ça quand elle habitait là-bas.

— Elle habite où maintenant ?

— Je ne sais pas. Un jour, je ne l’ai plus vue. J’étais toute petite. Ma mère a juste dit qu’elle était partie trop tôt.

— Elle est partie où ?

— Je ne sais pas non plus. Je ne me rappelle pas beaucoup d’elle. Seulement qu’elle était très gentille et qu’elle avait des yeux très, très bleus.

— Des yeux myosotis ? lança Lisette qui se souvenait d’une lecture faite dans la bibliothèque.

— Je ne sais pas, s’entendit-elle répondre une fois de plus.

La petite ne savait décidément pas grand chose et manifestement elle n’avait plus envie de parler. Elle se tourna vers le lit où elle avait laissé ses vêtements et avisa la Noire qui avait passé la nuit sur la pierre encore tiède du foyer.

— Qu’est-ce que tu vas faire de ta poule ? Si tu veux, je vais la prendre avec moi. Tu ne pourras pas l’emmener à Paris.

— Je veux bien, répondit Lisette soulagée, elle est gentille et elle a bien pondu cet été.

Soazick s’empara de la Noire, ouvrit la porte et examina le paysage enneigé. Elle ne semblait pas pressée de rentrer chez elle et Lisette la comprenait : pour rien au monde désormais elle n’aurait voulu rester à Saint-François-la-Forêt. La neige avait tout embelli mais elle allait fondre. Les chemins ne seraient bientôt que boue collante et il y aurait encore beaucoup de nuits longues, noires et froides avant l’été et Soazick n’avait eu aucun attendrissement dans la voix en évoquant son père.

— Au revoir Lisette, énonça-t-elle enfin, on se reverra quand tu reviendras.

— Au revoir, lui répondit Lisette, pourtant bien décidée à ne jamais revenir, je vais laisser la clé sous la pierre près de la porte. Tu pourras entrer ici quand tu voudras. Il faut juste la remettre à sa place en partant pour le cas où ma grand-mère et Gabriel passeraient .

Soazick sortit sans se retourner, prit le chemin de terre qui reliait la chaumière à la grand-route et s’éloigna en portant la poule. Sur le seuil, Lisette la regarda partir. Le ciel était encore gris mais les nuages semblaient s’effilocher, le soleil allait peut-être percer. Pour garder de la chaleur, elle tira la porte derrière son dos et contempla la campagne. Elle n’avait jamais vu de couche de neige aussi épaisse de toute sa courte vie. Ce silence, superbe et inquiétant à la fois, ces courbes immaculées qu’on avait envie de caresser de la main, où on avait même envie de se rouler, tout lui semblait irréel. Un rouge-gorge sautillait dans la trace de la voiture : s’il ne mangeait rien dans la journée, il mourrait. Cette féérie, c’était la mort pour lui.

Elle aperçut l’arbre sous lequel elle avait trouvé ses premières châtaignes avant d’aller en chercher d’autres au bois. Elle les avait déversées dans trois seaux rangés dans l’appentis et ne s’en était plus occupée. Elles resteraient là à moins qu’elle ne les disperse sur le sol du grenier avant de partir. Elles s’y conserveraient bien et Soazick les trouverait quand elle passerait… Elle chassa l’idée qu’elle en aurait peut-être besoin elle-même si la voiture ne revenait pas. Elle ne voulait pas non plus regarder sur sa droite le sentier au bout duquel se trouvait Jeanne-Marie. Il lui faisait peur maintenant. Comme elle avait hâte de fuir cet endroit !

Soazick avait disparu. Le rouge-gorge s’approchait peu à peu de Lisette avec des mouvements vifs suivis de temps d’immobilisation absolue. Elle ne bougea pas pour ne pas l’effrayer malgré le froid qui la gagnait peu à peu et soudain, alors qu’elle commençait à se dire qu’il fallait rentrer, il lui sembla tout à coup entendre des voix au loin. Elle écouta en retenant son haleine. Non, ça n’était pas des voix, c’était une voix, une seule, une voix d’homme qui parlait, criait même. Elle écouta encore, prête à bondir à l’intérieur de la maison. Et voilà que des bruits aussi se faisaient entendre, des craquements, des frottements et des exclamations qui devinrent clairement des jurons. Tout à coup elle comprit et son coeur sauta de joie : c’était le cocher du comte d’Eprémesnil, il revenait la chercher ! Il n’avait pas oublié sa promesse ! Elle allait pouvoir partir ! Elle se précipita en courant hors de la cour et se planta dans la neige au milieu du chemin. La berline apparut au tournant. Elle progressait lentement. Les chevaux effrayés par cet univers nouveau pour eux, renâclaient et soufflaient. Ils s’arrêtèrent enfin et le cocher sauta sur le sol. Lisette s’approcha en essayant de discipliner rapidement ses boucles entre ses doigts mais la porte de l’habitacle ne s’ouvrit pas. Le comte n’était pas là. Apparemment le cocher était venu seul. C’était Tonio. Lisette ne le connaissait que de vue. Après avoir grommelé quelque chose à propos de la neige, il dit d’un ton bourru :

— Tu n’étais pas là hier soir et j’ai dû passer la nuit dans le coin. J’espère que tes bagages sont prêts. Allez, va les chercher. Dépêche-toi.

— J’ y vais tout de suite, répondit Lisette.

Elle se précipita dans la maison et il chargea dans le coffre arrière les paquets qu’elle lui apportait, s’installa à nouveau sur son siège et fit faire demi-tour à la voiture. Elle rentra jeter un dernier regard circulaire à la pièce où elle avait vécu plusieurs mois, ferma la porte sans regrets et glissa la clé sous la pierre. Puis elle se hissa sur le marchepied de la voiture et ouvrit la portière. Aussitôt, la délicieuse odeur de l’été précédent l’accueillit. Sur les coussins de cuir vert, une épaisse couverture de laine blanche soigneusement pliée l’attendait. Ravie, elle se posa sur le bord du siège et resta ainsi, toute droite et les mains posées sur les genoux. La voiture se mit aussitôt en marche.

Les chevaux allaient au pas dans le chemin étroit et enneigé. Au bout d’un moment, elle se leva malgré les cahots, baissa la vitre et se pencha à la portière : il fallait tout de même qu’elle dise adieu à son pays. La piste suivait un large arc-de-cercle en haut d’un champ descendant en pente douce vers les brumes d’un ruisseau. Elle avait parfois joué là jadis pendant les moments de liberté qu’elle avait pu voler. Tout en bas, s’étendait un sous-bois de saules qu’elle n’avait pas exploré et qui lui avait toujours paru infini et mystérieux. Plus loin encore se déployaient les ondulations sombres de la forêt. C’était là qu’elle avait échappé aux loups trois jours auparavant. Elle se souvint de sa terreur et du désespoir qu’elle avait éprouvé alors. Comme tout était différent maintenant !

Se découpant en noir dans le paysage blanc, deux clochers qu’elle n’avait jamais vus se dressaient à l'horizon. En somme, elle ne connaissait de son pays que les alentours de sa ferme, un ensemble de champs, de sentiers et de bois isolé dans un monde immense et étranger. Très vite au-delà commençaient des terres inconnues. Elle s’étonna de n’y avoir jamais pensé et il lui apparut subitement qu’il en allait peut-être de même de ses idées : elles suivaient toujours les mêmes sentiers, s’arrêtaient aux mêmes certitudes. La remarque de Soazick lui revint en mémoire :

— Le paradis, tout ça … mais comment on sait que c’est vrai ?

Elle ne s’était jamais posé la question. Elle savait que c’était mal de se la poser. C’était mal et aussi ça pouvait faire mal. Ici il ne fallait surtout pas réfléchir pour supporter la dureté de l’existence. Mais à Paris, elle avait eu le temps de découvrir qu’on pouvait écrire des histoires qui n’étaient pas vraies, qu’on pouvait rêver à des choses qui n’existaient pas et avoir des idées que peut-être personne n’avait eues. Pendant des siècles, ses ancêtres avaient répété à l’infini les mêmes gestes, dans les mêmes sillons, souffert les mêmes peines et vécu des mêmes plantes et des mêmes animaux. Mais les lignes noires imprimées dans les livres du comte étaient des sillons qui ne se répétaient pas, des sillons où germaient d’autres façons de penser, d’autres façons de vivre…

Son regard revint sur la piste et tout à coup, loin devant, elle aperçut Soazick et se réjouit à l’idée de la saluer joyeusement au passage. Mais quand la petite se retourna en entendant arriver l’attelage, Lisette retint l’appel qu’elle allait lancer : l’expression avec laquelle Soazick regardait approcher la voiture était à la fois émerveillée et triste. Elle avait déjà vu des berlines de luxe mais celle-ci emportait une petite fille vers une vie bien plus belle que la sienne. Lisette referma la vitre et s’assit. Lorsque la voiture fut à sa hauteur, elle vit que Soazick examinait attentivement les armes vertes et crème des d’Eprémesnil sur les portières de bois précieux et les quatre chevaux superbes qui fumaient de tout leur corps dans l’air froid. C’était là pour elle les marques d’un monde inconnu, à jamais inaccessible. Puis les regards des deux fillettes se croisèrent et s’attachèrent intensément l’un à l’autre pendant quelques secondes jusqu’à ce que le mouvement de la voiture les sépare sans qu’elles se soient souri.

Lisette s’adossa à la banquette et s’y blottit. Il fallait oublier au plus vite ce regard. Après tout, Soazick avait une famille, des parents, des frères et des soeurs. « Elle n’est pas seule au monde », se dit-elle pour ne plus se sentir coupable de sa chance. Elle se mit tout de même à genoux sur la banquette pour jeter un dernier coup d’oeil par la petite fenêtre ovale percée à l’arrière de la berline. Une lueur diffuse illuminait la brume et la neige. Loin derrière, sous un pâle rayon de soleil, Soazick, la Noire dans les bras, cheminait dans les traces de roues.

Annotations

Vous aimez lire Rozane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0