chapitre 35

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Après une courte sieste, et contrairement à ses habitudes, le comte décida de se rendre à pied au domicile de Simon Ducoursial : il avait besoin de prendre l’air après l’agitation des jours précédents et il souhaitait profiter du spectacle de Paris enneigé. Il faisait encore froid, les rues étaient en grande partie désertes et les rares promeneurs qu’il y croisa étaient tous emmitouflés. Il marchait rapidement sur les trottoirs déserts, heureux de respirer l’air vif et de se sentir aussi alerte, comme rajeuni. Il fallait installer Lisette dans sa nouvelle vie, il allait régler cela et puis il se consacrerait à sa propre réussite !

Il aperçut bientôt l’Arc de triomphe et ses corniches soulignées de blanc. La farouche guerrière qui montait à l’assaut sur le pilier droit était chapeautée de neige. Avec sa bouche ouverte sur un cri sauvage, elle ne pouvait pas plaire au comte mais elle évoquait tout de même pour lui l’épopée napoléonienne. Quel panache ! Quelle gloire ! Comment ne pas admirer ce passé ?

L’immeuble où habitait le peintre dominait la Seine de sa grande façade claire aux larges baies. Il fut accueilli agréablement par Ducoursial lui-même qui le fit asseoir devant la cheminée. Par la fenêtre placée à sa gauche, il pouvait contempler les remous glacés tourbillonnant le long des piles d'un pont et, tout en répondant aux banalités d’usage qui débutent les conversations, il laissait son regard errer des flammes d’or à l’eau grise du fleuve.

Il avait connu Simon Ducoursial enfant et, plus tard, sans être aussi intime avec lui qu’avec son frère, il l’avait croisé assez souvent dans des expositions. Il lui avait acheté plusieurs toiles, des oeuvres réalistes qui seraient un jour des témoignages précieux de la vie de l’époque. Du moins elles ne sacrifiaient pas aux idées nouvelles qui, selon lui, empoisonnaient l’art comme elles avaient empoisonné la littérature.

Ducoursial n’était pas seulement un peintre en vogue, c’était aussi un historien d’art et un collectionneur. Le salon où il accueillait à ce moment le comte avait été son atelier autrefois car, outre sa vue exceptionnelle, il bénéficiait de la lumière du nord, froide et constante. Mais il recevait désormais ses acheteurs et ses élèves dans un local beaucoup plus grand au centre de Paris. L’ancien atelier était devenu une sorte de musée dont les murs étaient couverts de toiles de toutes les époques et d’armoires vitrées emplies de livres d’art. D’Eprémesnil connaissait les lieux mais il admira en connaisseur les dernières acquisitions du peintre puis il aborda le sujet de sa visite :

— Je viens vous demander un service, commença-t-il. J’ai fait la connaissance au printemps dernier de la nièce d’un de mes domestiques. Je la crois exceptionnellement douée et j’aimerais lui faire donner l’éducation qui lui permettrait d’exploiter ces dons. Je pense vraiment qu’elle a l’étoffe d’une grande artiste. C’est encore une enfant et c’est maintenant qu’il faut qu’elle entre en apprentissage, qu’elle prépare l’avenir. Accepteriez-vous de la prendre en charge quelque temps ?

Ducoursial se dit que le hasard faisait fort bien les choses. Cette visite l’enchantait, la demande du comte tombait fort à propos … Il avait écrit lui aussi. Il avait rédigé moult monographies qui avaient été jugées un peu superficielles mais il était par contre très admiré pour une monumentale histoire de la peinture siennoise qui faisait désormais référence. Le style en était puissant et la documentation sans failles. C’était ce texte qui lui valait le plus de compliments et qui le faisait considérer également comme un homme de lettres. À l’annonce de la disparition presque simultanée des deux académiciens, il s’était dit qu’il pourrait bien postuler à un des fauteuils ainsi libérés. Seulement il avait appris que le comte avait organisé tout récemment une réception brillante et que plusieurs académiciens figuraient parmi les invités. Or, si le comte se présentait, il devrait renoncer lui-même à le faire. Sa candidature n’avait aucune chance d’aboutir face au styliste hors pair qu’était d’Eprémesnil et à tous ses soutiens. Il ne prendrait pas le risque d’une défaite humiliante. En acceptant dans son atelier une protégée du comte, il aurait certainement l’occasion d’en savoir davantage. Il accueillit chaleureusement en apparence la demande du comte et promit de recevoir Lisette dès qu’elle se présenterait puis il chercha un peu à orienter la conversation vers le sujet qui l’intéressait mais d’Eprémesnil lui sembla peu enclin aux confidences. Il décida donc qu’il s’informerait par d’autres biais et il regarda le comte s’éloigner sur le quai. Il marchait vite en faisant sonner sa canne sur les pavés. On l’avait dit fatigué et vieilli, mais son allure décidée et énergique lui sembla de mauvais augure. Enfin Lisette allait venir à lui … et il trouverait bien un moyen d’en savoir davantage.

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