chapitre 38

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Soazick l’avait supportée avec courage la longue et froide journée: grâce à Lisette, elle allait peut-être pouvoir dormir au chaud. Après la messe et sa fuite devant Marie-Aurore, elle avait passé un long moment à la ménagerie du jardin des plantes où il faisait bon. Ensuite il avait fallu tuer le temps en attendant que la nuit tombe. Le soir vint enfin. Elle retrouva le chemin de l’hôtel d’Eprémesnil, et, en le contournant, elle découvrit derrière une grille, le jardin plongé dans l’ombre blanche de la neige. Elle examina les lieux : la bâtisse qui se dressait sur la droite devait contenir les écuries. Elles disposaient de leur propre accès au boulevard du côté opposé et une porte secondaire donnait sur le jardin. On devait pouvoir entrer par là ! La peur d’être surprise et chassée comme une voleuse l’étreignait, mais la perspective de dormir cette nuit dans la paille à côté de chevaux l’emporta. À Verveuilles, elle avait passé beaucoup de temps dans l’écurie pleine d’odeurs et de chaleur vivante de la ferme voisine. Elle adorait les chevaux et ils le sentaient. Leur nombre et leur beauté avaient été son principal sujet de surprise et d’admiration dans sa découverte de Paris.

Il n’y avait personne dans la rue et aucun bruit ne parvenait de la maison. Posée sur un muret, la haute grille était fixée à deux piliers couverts de lierre vert foncé. C’était par là qu’on pouvait passer. Elle était plus mince que Lisette : elle se hissa sur le mur et se glissa sans mal entre la pierre et le métal en froissant à peine les feuilles froides et odorantes. Puis elle descendit de l’autre côté sur le gazon gelé qui craqua sous ses pas. Elle avança lentement. Des branches de rosiers s’accrochaient à sa jupe. Elle se dégagea sans bruit, longea la rotonde vitrée et atteignit enfin la petite porte. C’était le moment d’oser. Avec une lenteur infinie, elle l’entrebâilla et regarda à l’intérieur : l’écurie était une large et haute salle. Au plafond une verrière donnait sur le ciel nocturne. Des lampes à pétrole suspendues aux murs diffusaient une lumière douce. De chaque côté d’une allée carrelée et sablée se tenaient des chevaux protégés par des couvertures. L’air était tiède, les murs impeccablement blancs.

—Ils sont mieux traités que des êtres humains, pensa confusément Soazick, mieux traités que je ne l’ai jamais été.

Il n’y avait personne. Elle s’avança très lentement : un endroit pareil était peut-être surveillé. Un cheval qui s’ébrouait la figea sur place quelques secondes puis elle reprit sa marche silencieuse. Au bout de l’allée, se trouvait un salon destiné aux visiteurs et, tout à côté, une sellerie où brillaient des étriers, des mors et des harnais luxueux. Elle prit sur une étagère une couverture aux couleurs de la maison et revint sur ses pas. Il fallait qu’elle reste le plus près possible de la porte pour s’enfuir en cas de danger. Dans la stalle la plus proche de l’entrée, dormaient deux chevaux noirs tout à fait semblables. Deux frères peut-être. La beauté d’un attelage commençait par l’harmonie de ses couleurs. Ils étaient superbes et manifestement très bien soignés.

Soazick les flatta de la main, ils la regardèrent d’un air doux et triste. Alors elle se coucha près d’eux à même la paille et tirant sur elle la toile rêche, elle posa la tête sur son baluchon en bénissant Lisette de tout son coeur. Puis elle se souvint de l’expression étonnée que celle-ci avait eue après son aveu. Il faudrait qu’elle lui dise pourquoi elle avait pris l’or et pourquoi ce n’était pas un vol. Elle avait besoin que Lisette la croie, peut-être pour cesser de se remémorer sans cesse le moment où  elle avait déposé la poule sur le sol et s’était approchée de la maison de Jeanne-Marie, le moment où elle s'était dit qu'il ne fallait pas qu'elle s’arrête une seconde et surtout qu'il ne fallait pas penser à ce qu’il y avait à l’étage, sinon la peur déciderait pour elle.


Elle était allée droit à la porte d’entrée et, après avoir esquissé par précaution un signe de croix rapide, elle avait gagné l’armoire en quelques pas feutrés sur la terre battue. Personne ne pouvait l’entendre dans cette maison désormais habitée par la mort. Malgré tout, son coeur s’était serré quand la porte de l’armoire avait grincé en s'ouvrant. En se mettant sur la pointe des pieds, elle avait aperçu au fond le petit pot de grès dont elle se souvenait, elle s’en était emparé et avait refermé l’armoire. Puis elle était sortie après avoir vérifié qu’il n’y avait personne sur le sentier. Derrière elle, l’horloge avait sonné comme pour lui dire adieu.

Alors seulement elle avait regardé à l’intérieur du pot : l’or était bien là presque terne dans la lumière éblouissante de la cour enneigée. Emerveillée, elle avait touché les pièces du bout des doigts : elles avaient la douceur de la liberté, elles allaient peut-être changer sa vie…

Elle raconterait tout ça à Lisette qui comprendrait sûrement … Elle était gentille, Lisette, même si elle ne savait pas trop comment l’aider. Elle était plus grande aussi, on voyait bien qu’elle savait beaucoup de choses…

Soudain elle entendit un bruit et la porte s’ouvrit doucement. Elle se terra contre le bat-flanc en retenant son souffle et puis elle reconnut la silhouette dans l’encadrement.

— Lisette, souffla-t-elle, je suis là! Lisette se glissa à ses côtés sur la paille, Soazick la serra dans ses bras en se retenant de crier de joie et elle lui glissa à l’oreille :

— Je crois qu’il n’y a personne mais il ne faut pas faire de bruit quand même. On ne sait jamais… tu as vu comme c’est bien ici ? C’est très beau… Tu étais déjà venu voir les chevaux ?

— Non, chuchota Lisette de la même manière, je ne les avais pas vus. Ils rentrent par un autre côté et je ne suis presque jamais sortie de la maison … Tu as dormi ?

— Pas encore. Mais il faut que je t’explique pour l’or…

— Ce n’est pas la peine, on en parlera plus tard. Maintenant il faut trouver comment tu vas pouvoir vivre avec le froid et tout. Tu as réussi à acheter à manger ?

— À Saint-François, j’ai payé mon billet avec une des plus petites pièces. Le monsieur du guichet m’a regardée avec un drôle d’air mais il m’a rendu plein de monnaie en plus du billet de train. Avec ça, j’ai pu acheter du pain. Je n’ose pas aller dans les auberges. Les enfants n’y vont pas tout seuls. Et puis tu sais ce que je me suis dit ? Il faudrait que je retrouve ma grand mère. Elle était gentille. Elle pourrait peut-être m’aider.

— Il faudrait savoir où elle est partie. Tu ne peux pas le demander à tes parents ?

Soazick hésita.

— Mon père ne veut plus me voir, avoua-t-elle finalement. Il a dit que je n’ai qu’à me débrouiller toute seule puisque je n’ai pas voulu rester vivre avec Jeanne-Marie quand elle me l’a demandé. Il dit qu’à mon âge, il travaillait déjà et que je n’ai qu’à faire pareil. Il a dû chercher l’or, il ne sait pas que je l’ai.

Elles se turent toutes les deux. Les chevaux ne bougeaient plus. Au fond de la pièce, la flamme d’une des lampes baissa et s’éteignit.

— Je suis sortie par la rotonde, reprit Lisette, je faisais déjà ça au mois de juin quand je voulais respirer l’air du dehors.

— C’est bien le mois de juin. Mais décembre c’est trop long.

Elles se turent à nouveau un moment, suspendues dans la nuit d’hiver comme à un fil. L’avenir était opaque.

— Peut-être qu’elle est en Bretagne, ma grand-mère, dit Soazick pour finir.

— Peut-être, dit Lisette… Mais il faut que je rentre maintenant. Pars avant le jour pour que personne ne te voie. Je ne sais pas si je pourrais revenir ici. À Paris, les enfants ne sortent pas comme ils veulent des maisons.

Elle se leva, ouvrit la porte et fit adieu de la main. Soazick, blottie dans la paille, la regarda s’en aller. Les chevaux noirs dormaient tous les deux. Apparemment ils ne s’intéressaient pas du tout aux petites filles.

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