chapitre 40
Gabriel sortit de son appartement et s’engagea dans la rue. Sur les toits, des fumées noires montaient vers le ciel bas. Les étages supérieurs des immeubles étaient gris eux aussi alors que, dans la rue, autour de lui, tout était au contraire lumière, couleurs et mouvement : lumières des vitrines, couleurs des toilettes des femmes et des affiches collées sur les colonnes Morris neuves. De la neige était accrochée aux branches des platanes, seuls éléments naturels du paysage. Il remarqua machinalement que quelques feuilles y étaient encore attachées. Il essayait tous les ans de repérer le moment où les arbres devenaient vraiment nus. Assez tard dans l’hiver finalement. La chaussée était en permanence parcourue par des attelages. C’était Paris et il allait le quitter. Il allait reprendre sa place à Saint-Dauger au domaine Joncour. Le comte avait parlé en sa faveur, il ne pouvait plus reculer. Et cela ne lui déplaisait pas de retourner vivre à la campagne. Le travail de la terre était son véritable métier, celui qu’il avait appris dès l’enfance avant de devenir à contrecœur domestique à l’hôtel d’Eprémesnil. Il allait retourner aux champs mais, avant cela, il avait quelque chose à faire.
Il traversa la rue devant les trois chevaux blancs d’un fiacre. Le cocher dut les retenir et lui lança une bordée de jurons. À la campagne, on avait d’autres relations avec ses semblables. Là-bas on ne parlait pas à tort et à travers, on n’insultait pas les autres pour rien et on respectait la parole donnée. Cette pensée le ramena aux réflexions qui l’agitaient depuis quelque temps, depuis qu’il avait dû admettre l’échec de la révolte.
Il avait cru au combat pour la liberté. Il avait cru Pierre et il avait haï les riches et les puissants… et puis son maître, le comte lui-même, lui avait sauvé la vie en mettant en danger sa propre réputation. Quant à Pierre qu’il avait cherché dans tout Paris, il venait d’apprendre qu’il était parti vers le sud de la France où il était né. Il les avait abandonnés sans se soucier de la situation dans laquelle se trouvaient maintenant tous ceux qui l’avaient suivi ! Lui qui ne parlait que de solidarité et de fraternité ! En se souvenant qu’il avait été prêt à soulever des montagnes quand il le croyait en prison, Gabriel donna un coup de pied rageur dans un amas de neige sale sur le bord du trottoir.
Mais une autre idée lui rendit son calme : lui aussi, il avait été négligent et égoïste puisqu’il avait laissé Lisette seule à Saint-François. Bien sûr, le comte avait promis de la ramener à Paris mais c’était à lui, Gabriel, de vérifier si cette promesse avait été tenue. Il était responsable d’elle. Il était passé à l’hôtel par hasard et les deux hommes avaient découvert ensemble que Lisette était seule là-bas, dans sa chaumière, en plein hiver ! Le comte avait semblé sincèrement surpris et inquiet et Gabriel était certain qu’il était allé la chercher aussitôt mais il voulait maintenant s’en assurer. Et puis il avait envie de la revoir.
Il frappa à la porte de la cuisine et Mariette lui ouvrit. En le voyant, elle eut un haut-le-corps. Il feignit de ne pas s’en être aperçu, la salua et demanda s’il pouvait parler à sa nièce. Mariette avait reprit ses esprits.
— Je ne sais pas de qui tu parles, répondit-elle, ici il n’y a que moi, Sylvie et Ursulette qui est arrivée après ton départ. Ça doit faire six mois qu’elle est là maintenant.
— Ma nièce s’appelle Lisette, reprit Gabriel inquiet, tu n’en as pas entendu parler ? Le comte devait aller la chercher à Saint-François-la-Forêt.
Mariette ouvrit des yeux stupéfaits :
— C’est ta nièce, Lisette ! Mais pourquoi ... ? Mais comment ... ? balbutia-t-elle mais elle laissa sa phrase en suspens et se reprit :
— Oui, elle est là-haut, dans la plus grande mansarde.
Elle hésita puis :
— Monte si tu veux , dit-elle.
Gabriel connaissait le chemin. Il monta quatre à quatre l’escalier qu’il avait descendu en juin, soutenu et même porté par le comte et un cocher. Tout cela était loin déjà. Il ne sentait presque plus sa blessure. Lisette avait reconnu son pas et elle ouvrit la porte avant qu’il ne frappe. Elle avait maigri et grandi en peu de temps, remarqua Gabriel. Ils se serrèrent dans les bras l’un et l’autre.
— Je te croyais reparti à la campagne, commença Lisette.
— Je vais y aller mais je voulais voir si tout allait bien pour toi. Tu viens de revenir ?
— Oui, je suis là depuis une semaine. Le comte est venu me chercher mais il y a eu la neige. Et, tu sais, j’ai vu des loups quand je suis allée chercher des châtaignes et j’ai même dû monter dans un arbre pour leur échapper. Tu te rends compte !
Gabriel se rendait compte en effet : il avait voulu changer le monde et elle avait failli en mourir.
— Je n’en ai jamais vu, dit-il seulement. Tu vas bien maintenant ?
— Ça va. Je mange beaucoup, j’ai chaud quand je suis en bas et je vais aller dans l’atelier d’un peintre demain. Mais est-ce que tu connais une petite qui s’appelle Soazick ? ajouta-t-elle, elle habitait à Verveuilles. Elle était de la famille de Jeanne-Marie.
— Bien sûr que je la connais, répondit Gabriel. Je suis souvent allé travailler là-bas avec d’autres voisins. Tu ne le savais pas ?
— Non, j’allais à l’école en ce temps-là et j’étais trop petite. À l’époque, tu ne me parlais pas beaucoup. Mais est-ce que tu connaissais aussi sa grand-mère ? Soazick m’a dit qu’elle était partie il y a longtemps, elle ne sait pas où. Elle veut la retrouver.
— Je la connaissais bien, sa grand-mère. Avec Jean, on l’avait surnommée Plusquellec parce qu’elle parlait tout le temps de son village en Bretagne. À mon avis, c’est là-bas qu’elle est. Elle ne s’entendait pas du tout avec le père de Soazick. Et c’est vrai qu’il n’était pas facile. Il était même méchant avec cette petite. Je ne sais pas pourquoi. Mais je ne vais pas pouvoir rester, conclut-il, je dors ce soir à Saint-Dauger. Je repasserai quand je pourrais. Ce n’est pas très loin, tu sais !
— Oui, reviens ! répondit-elle, j’ai envie de te voir, de voir quelqu’un de ma famille. Ici je ne suis pas chez moi.
— Je sais ce que c’est, dit Gabriel, je reviendrai, ne t’en fais pas.
Il prit l’escalier et comme il traversait la cuisine, il y croisa Mariette. Elle lui adressa un sourire qui le laissa rêveur et il s’engagea dans la rue, la conscience plus tranquille, et en laissant l’écho de ce sourire se répandre en lui.
C’était fini. Il tournait résolument le dos à la ville. Désormais sa vie serait à la terre.
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