chapitre 48
Dans sa mansarde, Lisette caressait Micetto. Elle venait de prendre une décision : elle n’irait plus à l’atelier où seul le petit chien semblait l’apprécier. Elle ne voulait plus revoir Ducoursial qui la mettait mal à l’aise, ni se retrouver à côté de l’étrange Théophilia et dessiner encore des nez. Elle en avait fait trente-sept, elle les avait comptés. Assez ! Elle n’en ferait plus un seul, c’était décidé : elle n’y retournerait plus. Restait à trouver comment annoncer cela au comte !
Micetto sauta en miaulant sur la tablette et demanda à sortir. Elle lui ouvrit la fenêtre. Il fit quelques pas à l’extérieur, s’assit et enroula soigneusement sa queue sur ses pattes jointes en observant des oiseaux posés un peu plus loin. Lisette grimpa sur la chaise et le suivit sur le toit plat pour y retrouver la sensation de liberté du printemps précédent. Il ne gelait pas, on ne risquait plus de glisser. Elle s’approcha du trou béant laissé par l’effondrement de la maison de Kremer et se souvint de l’atelier de peinture, des paysages magnifiques et des visages anciens qui avaient disparu à jamais dans les flammes. Plus loin, le boulevard dépouillé des arbres abattus pour la barricade semblait vide.
Micetto s’était mis à ramper précipitamment vers un moineau. Sa queue fouettait nerveusement le zinc. Lisette fit volontairement un geste de la main et l’oiseau s’envola. Le chat se redressa, la regarda en coin et retrouva aussitôt sa contenance habituelle sans le moindre signe de déception ou de rancune.
— C’est comme cela qu’il faut vivre, se dit-elle, oublier tout ce qu’on a manqué, tout ce qui s’est envolé hors d’atteinte.
Il faisait froid. Elle repartit vers sa chambre et enjamba le bord de sa fenêtre. Elle cherchait à atteindre sa chaise du bout du pied quand Marie-Aurore entra brusquement. Elle se sentit comme toujours vaguement coupable devant la gouvernante et surtout elle aurait voulu garder secrètes ses expéditions sur les toits. Mais le visage de Marie-Aurore n'avait pas sa dureté habituelle. Visiblement dépassée, elle regarda Lisette reprendre pied sur le sol de la chambre avant de bredouiller :
— Il faut que vous veniez, Lisette, monsieur d'Eprémesnil ne va pas bien… Simon Ducoursial est venu le voir à l’instant et depuis il parle de mort, je ne l’ai jamais vu comme cela … Venez avec moi, s’il vous plaît.
Lisette n’avait rien compris. Elle la suivit dans le couloir en laissant la fenêtre ouverte pour que Micetto puisse rentrer. Elles dévalèrent l’escalier mais devant la porte de la bibliothèque, la gouvernante s’arrêta sans manifester le moindre désir d’aller plus loin. Lisette entra en hésitant et en se demandant ce qu’elle allait découvrir.
Le comte était assis à son magnifique bureau, le visage entre les mains, les cheveux en désordre.
Elle fit quelques pas et resta là, silencieuse, bien embarrassée une fois de plus. Puis, comme le comte se taisait toujours, elle se retourna pour sortir mais Marie-Aurore avait discrètement fermé la porte derrière elle. L’avait-il entendu entrer ? Sans lever la tête, il murmura soudain d’une voix étouffée :
— C’est fini…
Il avait appuyé son front sur une de ses mains et frottait vaguement ses cheveux gris entre ses doigts. Il avait perdu toute sa superbe.
— Il n’y a plus rien, plus rien …
Que faire ? Que dire ? Lisette toussota :
— C’était comme ça avec les loups, risqua-t-elle.
En entendant le son de sa voix, le comte se passa la main sur le visage et lui jeta un coup d’oeil rapide. Que faisait-elle là ? Que disait-elle ? Se moquait-elle de lui ? Mais le petit visage sérieux de la fillette et son regard naïf témoignaient du contraire. Elle reprit avec gravité :
— Quand j’étais dans l’arbre et que les loups étaient en bas, je pensais aussi que tout était fini. Et en plus la pluie tombait sur moi … et au bord du canal pendant la nuit, j’ai pensé ça encore plus… mais après je suis revenue ici.
Déconcerté, d’Eprémesnil essaya d’abord de se redresser et de retrouver un peu de dignité mais soudain il y renonça et se mit à lui parler comme si elle était une adulte capable de comprendre ce qui se jouait pour lui et non pas une petite fille ignorante :
— Ducoursial sort d’ici, Lisette. Il m’accuse d’avoir volé le Van Hay que tu as sauvé de l’incendie. Il va salir ma réputation si je ne renonce pas à ma candidature à l’Académie. C’est une infamie. J’ai mis tous mes espoirs dans ce projet et tout est perdu désormais… Tout est perdu ! Il prétend être un homme de lettres parce qu’il a écrit La Peinture Siennoise. C’est un chantage ignoble, Lisette, mais je ne peux rien y faire ! Je ne pourrais plus présenter ma candidature ! Ma vie est finie !
Et il replongea sa tête entre ses mains.
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