Ton père entre...

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TON PÈRE ENTRE...

Te voilà à la jonction de deux mondes.

Le premier, c’est le tien, cette réalité tangible et sensorielle dans laquelle tu considères progresser.

Le deuxième, c’est le mien, un monde fort mal connu. Le monde des mots.

Détrompe-toi de le sous-estimer, il est aussi réel, complexe et vaste que le tien.

Ton père entre dans la pièce. Il n’a jamais paru aussi fatigué qu’à cet instant. Il n’a jamais paru aussi nerveux. Un géant aux mains moites. Il reste planté là sans articuler une seule syllabe. Fait-il encore partie de ta vie ? Lui as-tu parlé cette semaine? Est-il réellement là, aujourd’hui en ta présence ou c’est simplement toi qui perds la tête? Il m’est impossible de te fournir ces réponses… Et le mien est mort depuis des années, alors n’espère pas ma sympathie.

Le tien s’approche en titubant. Tu sens une légère odeur d’alcool, mais elle ne semble pas provenir directement de lui. Ou peut-être que si… Il ne dit pas un mot, mais ses mains et ses pieds maladroits te récitent un monologue digne de Shakespeare. Il frotte ses phalanges sans arrêt et ses yeux évitent soigneusement les tiens. Il préfère scruter chaque détail insignifiant de la pièce plutôt que de t’affronter. C’est la première fois que tu le vois avec aussi si peu d’assurance? Avec si peu de fierté? Quelque chose d’anormal se passe. C’est ce que tu te répètes inlassablement… et tu as raison. Alors que la vie commence à manquer de silence pour expliquer sa présence, un deuxième homme entre. C’est lui qui sent l’alcool. Bravo papa… peut-être n’es-tu pas le méchant de l’histoire finalement. Tu verras…

Son visage apparait au côté de ton père et fait surgir quelques vagues souvenirs en toi. Tu l’as déjà vu à quelques reprises. Jamais personne, pendant ta courte vie n’a pris la peine de te dire son nom ou encore de t’expliquer pourquoi l’entièreté de son être semble continuellement floue, mais aiguisée à la fois. Tu ne l’aimes pas. Les quelques souvenirs que tu réussis à reconstituer dans ta tête ne font que concorder cette impression. Tout te répugne chez lui: son visage à la peau cireuse, presque verdâtre, sa bouche pincée en un rictus malintentionné, son corps qui tangue à chacun de ses pas sur le plancher qui craque. La bile monte dans ta gorge. Dans la gorge à ton père aussi?

L’inconnu avait été présent à l’une de tes fêtes d’anniversaire. Tu t’en souviens? Il était arrivé en plein milieu de la journée et t’avais dérobé de la bienveillante présence de ton géniteur. Ça avait suffi à tout gâcher! Tu l’as aussi vu au moins une autre fois alors que tu revenais d’une soulerie avec tes amis. Vous vous êtes croisé sur le portique de la demeure familiale. Ta mère avait ouvert la porte et sans un mot, elle vous avait laissée franchir le seuil. Il avait continué vers la cuisine alors que tu montais à ta chambre. Tu te souviens de cette soirée? Tu étais trop saoul ou trop jeune pour t'arrêter et te poser des questions. Il aurait été intelligent que tu t’en poses déjà à cette époque. Selon moi... mais bon, c’est ta vie. Aussitôt entré, sans un moment à perdre, il crie presque pour parler. Sa voix, tout aussi détestable que le reste, ressemble au grincement d’un robinet entravé par la rouille.

- Lui… C’est lui? O.K. Bon. Envoye! Dans deux heures faut être er’venu. On se grouille le cul.

Tu pouffes presque de rire. Donner des ordres à ton père? Quelle erreur de débutant ! Tu sens l’excitation montée en toi, tu sais ce qui s’en suivra. Ses yeux normalement calmes vont s’injecter de sang. Il va lui sauter à la gorge. Il va l’étrangler comme un petit gibier. Il va l’écraser de ses poings monstrueux.... Il va... Il va... non? Non. Il quitte sans briser son vœu de silence et sans même lever le petit doigt. C’est un moment triste de notre existence lorsqu’il nous est forcé de constater que la vie pourrit parfois, souvent, toujours, même le plus fort des hommes. Décidément, cet homme n’est pas le même qui t’ai éduqué. Et pourtant…

***

Depuis combien de temps es-tu dehors? Avec qui marches-tu sur le trottoir? Dans la rue, escortée par ses deux inconnus, le doute persiste. Pour préserver ta santé mentale, tu as décidé de ne plus considérer ton père comme ton père. Pourtant c’est vers sa voiture que vous avancez. Quelle est ta couleur préférée? Tu n’avais jamais remarqué que sa voiture est justement de cette couleur? Depuis quand? Aujourd’hui, ce détail rend toute la scène d’autant plus loufoque. Tu désires certainement changer de couleur favorite à présent? Change si tu veux, mais la voiture, elle, ne sera pas remplacée. Elle restera là comme un filtre intemporel séparant tes souvenirs de la réalité.

La pâle copie de ton père ouvre la portière arrière et t’invite à t’assoir avant de la refermer silencieusement. Il contourne le véhicule et prend place au siège conducteur. L’autre ouvre brusquement ta porte et lance sans ménagement un sac réutilisable plein. Tu le reçois sur le ventre et ça te coupe le souffle. Le salopard le remarque et se moque d’un rire franc. Tu vois ses dents continuer de claquer les unes contre les autres alors qu’il fait le tour du véhicule en tapotant le devant du capot. Il vient s’assoir à côté de toi. Il choisit la place du centre, histoire d’être bien serré. Il sort une bière du sac et commence à te parler. Le tintement de la bouteille t’a surpris. Le moteur s’allume! Le bruit t’a-t-il surpris?

Je t’ai déjà raconté la fête à Alex? Tu connais un Alex? Je pense que c’est le même… Peu importe. C’était l’anniversaire de ses... L’important, c’est que : nous avions prévu une grande soirée, quelque chose de magique, pour souligner la date. On commençait au casino. Ah. Le casino! Es-tu déjà allé au casino? Un vrai? Bref… En dedans de deux heures, Alex avait tout perdu. Près de huit cents dollars. Il flottait dans l'air une odeur rance de sueur et d’espoir mort-né. Alors que nous savions très bien qu’il n’avait plus un sou en poche, il s’endette à nouveau à la table de Craps! Après trois gains notables, le problème d’argent était redevenu un détail. L’euphorie était palpable! As-tu déjà connu une telle frénésie? Ce désir obsessionnel d'obtenir le trésor qui t’est destiné. Un lancer d'un dé... Cette pulsion de joie ressentit à chaque nouveau jeton multicolore déposé devant tes yeux comme des colonnes d'offrandes à tes pieds. Tu n'acceptes alors aucune question, aucun compromis. Il faut toujours se méfier des jeux qui forcent les hommes, dans une exaltation aveugle ou illuminatrice, à redevenir des bêtes sans discernement. Ne crois-tu pas?

Après cinq minutes Alex était debout sur la table de Craps. Les autres gars essayaient de raisonner avec les agents de sécurité attroupée pour qu'ils arrêtent de crier. La croupière, complètement apeurée, ne pouvait pas détacher ses yeux d’Alex qui détruisait la table à coup de pied. Tout le monde se bousculait. La dernière chose dont je me souvienne c’est une averse de poing et les lézardes de lumière blanche qui provienne de leur puissance. Ils en fracassent encore mes souvenirs. Toujours ils sillent… Ensuite Alex… Où est-ce que je voulais en venir avec tout ça… Il y avait un lien pourtant. Quel mauvais guide je fais. À m’écouter parler, tu as oublié de porter attention à ce qui se passait dans la voiture… C’est idiot. C’est idiot parce que c’est exactement le moment où ils t’expliquaient tout… Oui, ça explique entre autres pourquoi tu as maintenant une cagoule entre les mains… Bon. Ce sera certainement moins savoureux et très peu dynamique, mais je me porte garant de cette digression, je vais te résumer grossièrement ce que tu as manqué. Ah oui! Le lien : le pouvoir démesuré des sordides jeux d’argents. Dis-moi, quels sont les passetemps de ton père? Qu’aime-t-il faire lorsqu’il sort seul un samedi soir ? Es-tu capable de me décrire les ruelles sombres sur lesquelles le mènent ses pieds engourdis par l’alcool et le froid?

Pour faire une histoire courte, car te voilà déjà presque à destination, ton père a contracté une dette importante de jeu au cours des dernières années. En empruntant de plus en plus d’argent à des groupes de moins en moins fréquentables, il a cumulé un montant beaucoup plus sérieux que huit cents dollars. Le savais-tu? Tout cela l’emmena jusqu’à Damien, tu sais maintenant son nom, ici présent. Cet individu dont le contact te répugne… Ce que vous faites? Vous vous rendez dans un appartement pour le dévaliser de ses objets de valeur… Les propriétaires sont absents. Eh oui! L’homme qui te chicanait lorsque tu dépensais tout l’argent reçu à Noël est le même qui aujourd’hui t’implique dans un vol à domicile... Les choses changent et, lorsqu’elles ont à changer, c’est-à-dire inévitablement, elles le font toujours de manière brutale. Avec violence… Pourquoi toi? Tout simplement parce qu’il leur faut une troisième personne et que tu serais bien dans l'embarras de dire non à ton père... non? C'est Damien qui a eu cette idée. C’est d’ailleurs lui qui t’a tout raconté. Ton père s’est contenté de fixer l’horizon sans prononcer un son alors qu’il faisait avaler de l’asphalte à la voiture. Damien... Quel génie ce con. Bon, enfin. Nous voilà revenus à jour. Ton père stationne la voiture en diagonale d’une résidence richissime. Damien continue son monologue qui rattrape finalement ton monde:

- … on n’est pas des trous d’culs, pas ton cher papa en tout cas. Toi t'as pas à rentrer dans le condo! Mais non voyons. Tu jases pas mal moins que ton père toi... hein? Bref, non. Toi tu prends la place derrière le volant pis tu restes focus. OK? Tu laisses le char tourner, pis quand on revient dans le char: on décalisse. C’est tout. Good? …Good.

Tu entends très mal ce que Damien te dit. Il ne s’en soucie guère : il met la cagoule, prend le sac sur toi et claque la porte en sortant. Une fois dehors, il traverse la rue et s’approche avec confiance de la maison. Ton père ose brièvement croiser ton regard avant de sortir lui-même. Alors que tu dois t’imaginer le tien comme vaporeux et dilaté de stupéfaction, le sien n’affiche que de la résignation. Si tout le reste s’avère faux, tu sais cependant que ses yeux eux sont réels. Sa résignation est réelle. Tu en es convaincu. Tu en es convaincu?

Tu veux que j’y aille? Tu n’as pas besoin, mais ce serait bien? Tu veux que j’entre avec eux et que je te décrive ce qui se passe à l’intérieur? Non? Une partie de toi se refuse à entrer pour t’épargner la scène, mais l’autre se meurt d’entrer et de mettre au monde la scène. Il en découle que toi, l’être coincé entre les deux, ne trouves rien d’autre à faire que de souffrir du passage du temps. Tu te reconnais bien là n’est-ce pas ? Alors que le monde autour de toi explose, tu restes là à te questionner sur tes insipides actions personnelles. Combien de fois n’as-tu pas eu cette réflexion intérieure au sujet de ton égoïsme démesuré ? L’une de ces conversations mentales difficiles avec soi-même. Un fanatisme envers soi-même. On en revient toujours à toi… Toujours bloqué dans l’inaction? J’en déduis que tu veux rester ici?

D’accord, moi j’y vais.

***

Malgré tous les défauts que tu découvres aujourd’hui chez ton père, il faut avouer qu’il a du gout. À moins que ce soit le choix de Damien? L’aspect général et l’odeur te rappellent ton premier rendez-vous chez la coiffeuse : un mélange de fleurs et de parfum. Contrairement à ce premier salon, celui-ci est majestueux. Le premier étage est à aire ouverte. Dans la cuisine les armoires sont en érables, visiblement astiqués tous les jours et ornés de fioriture complexe. Le milieu est occupé par un large comptoir en marbre entouré de hauts tabourets aux couleurs vives. Adjacent à la cuisine la table à manger est ronde et faite en chênes. L’ensemble est éclairé par un lustre en verre et en or. Le salon, non loin de la salle à manger, est le summum d’un magazine de décoration. Deux divans en cuir, un coin foyer surmonté d’un large miroir et acculé d’un minibar, une télévision si grande qu’on se demande si nous serons capables de la transporter, une peau d’ours étendu devant la fenêtre et pour terminer une dizaine de peintures, des classiques qui on marqué l’histoire de l’art, accroché sur tous les murs. Dans le coin sud, un escalier délicat mène au deuxième étage, c’est-à-dire la chambre des maîtres, dont nous ne pouvons qu’apercevoir très peu les dimensions d’ici. C’est un bon choix de maison. Et toi que vois-tu à l’intérieur de l’automobile? Est-ce aussi spectaculaire ? Ton père et Damien n’ont pas compris que tu étais restée à l’extérieur… ou plutôt ils n’ont pas compris que moi j’étais à l’intérieur. Sont-ils convaincus que je sois toi ?

Tu ne te souviens pas d’avoir affronté les serrures et les portes de l’habitation. Une demeure de cette qualité doit avoir un important système de sécurité ? Comme dans un rêve, tu te souviens simplement que ça s’est produit, bien que tu ne l’aies pas expérimenté. Et de toute façon, Damien a dû s’en charger. Ce n’est pas sa première fois. Rapidement il se dirige dans la cuisine et ouvre tous les tiroirs et sans effectuer de tri, vide leur contenu dans son sac. Le premier est déjà plein. Ton père, beaucoup moins à l’aise, arpente le salon sans s’activer réellement. Son premier sac est toujours vide. Le voir agir aussi aisément que Damien t’aurait-il secoué ? De voir qu’il était le chef suprême de l’opération ne lui aurait-il pas redonné un peu de sa dorure d’antan ? Vous êtes dans le logement depuis maintenant cinq minutes vingt-trois secondes. Combien de temps disposez-vous ? Quelqu’un se soucie-t-il de ce détail ? Damien rejoint ton père au salon et les deux continuent leur sale besogne. Ils se déplacent et dérobent tout ce qui leur tombe sous la main. Personne ne se préoccupe de toi. Le silence, ce grand chef d’orchestre, manipule avec joie ses deux instruments préférés. Le plan se déroule parfaitement.

Assis sur le siège conducteur, ton pied droit est paralysé à quelques centimètres au-dessus des pédales et tes mains sont tellement crispées sur le volant qu’ils ne sont devenus que deux masses blanches informes. Y a-t-il quelqu’un dans cette voiture stationnée à ta gauche ? A-t-on remarqué que tu portais une cagoule ? Tes yeux fatigués fixent la rue quasi déserte. Le calme avant la tempête ? Devant la demeure, sur la boîte à lettres, tu remarques le nom de la famille qui se voit à l’instant dépouillée de ses biens. C’est le même que ta professeure préférée du primaire… Serait-ce sa demeure ? Est-ce la raison ultime à ta présence ? Si le vol tourne mal, s’attendent-ils à ce que tu les sauves en usant de tes charmes sur cette adorable dame? Lentement, deux voitures passent, mais elles ne s’arrêtent pas. La silhouette de tes comparses est invisible de la rue, car deux grands arbres camouflent la majorité de la fenêtre. Reste focus comme a dit Damien.

Dans le condo, ils ont presque terminé le salon et passeront rapidement à la salle de bain avant de finir par la chambre. Ils portent chacun deux sacs et comptent en remplir deux, sinon trois autres avec les objets qui ornent les pièces restantes. Toujours intangible à la scène, tu comprends rapidement les possibilités alléchantes de ta situation. Tu peux tout voir et tout savoir sans la moindre incidence. Tu décides donc de monter voir la chambre avant eux. Jusqu’à l’étage supérieur, il y a un long miroir qui occupe tout le mur. Tu remarques que le miroir est bien étrange. À chaque pas, à chaque flexion des genoux, à chaque montée du corps, tu constates que ton reflet change et que jamais il ne reflète la réalité. À la première marche, tu étais assis dans ta chambre, maintenant tu es assis dans la voiture à ton père, tantôt tu seras assis dans un autobus de ville. À aucun moment n’apparais-tu dans les escaliers? Vis-tu ici ou ailleurs? À l’abri dans un autre monde...?

En approchant de la balustrade vitrée qui termine les escaliers et qui mure la chambre des maitres, tu faiblis. Une mauvaise impression parcourt ton corps. Comme une bête féroce, une vague de malaise nait au bout de tes doigts, elle déchire ton torse et termine sa chasse en bondissant sauvagement sur ton cœur insouciant. Ses griffes le font crier. En plus des pulsations sourdes qu’il répand en cet instant au reste de ton corps, ton coeur en sera pour toujours transformé puisqu’il portera pour l’éternité le poids de l’animal en plus du sien. Un poids lourd qui jamais ne le quittera. Tu comprendras dans un instant…

Tu entres dans la chambre. Devant toi, faufilés entre le lit et la table de chevet, sont cachés les deux propriétaires! Roulé sous leurs couvertures épaisses, tu vois bouger leurs deux formes. Qui devait s’assurer que l’endroit était vide ? Tu es sous le choc. Tu les entends murmurer. Une lumière éclaire d’en dessous des couvertures… Leurs respirations sont saccadées et leurs voix sont trop basses pour que tu comprennes ce qu’ils disent… La voix qui leur répond provient d’un téléphone... Tu comprends enfin. C’est à la police qu’ils parlent.

Je voudrais crier à ton père, mais tout comme toi, nous n’existons pas assez dans cette réalité pour qu’elle daigne nous gratifier d’une voix ou même d’une image. Nous sommes pour le moment invisible à tous les habitants du monde des mots. Le couple sexagénaire continue d’expliquer la situation à l’agent au bout du fil sans savoir que nous sommes là. La blancheur de leur visage sous les draps semble une moquerie à notre égard, un écho a notre état de spectre. Tu descends en catastrophe les escaliers, mais tes pieds ne vibrent pas plus dans le logement que mes cordes vocales ne vibraient dans ma gorge. Cependant, comme une jonction subtile entre les univers, au moment où tu atteins le rez-de-chaussée : Damien relève la tête. Il te fixe. Ou alors c’est le miroir derrière toi qu’il fixe? Tu pries ce Dieu sur lequel ton opinion change tous les jours pour que quelque chose se produise. Peu t’importe quoi. Que ce soit le reflet du couple sous les couvertures ou alors un bruit qu’ils feraient. Au même instant, sans aucune raison apparente : Damien se met sur ses gardes. Ton père aussi. Tes prières ont-elles été entendues? Par qui ? Damien se place exactement où tu es, histoire d’être bien serré, et tend l’oreille vers l’étage. Nous crions dans ses oreilles, mais il refuse de nous donner de l’importance. Il monte la première marche. Tu cries toujours. Un bruit distinct résonne de la chambre. Le regard des deux cambrioleurs se croise. Leurs yeux s’écarquillent d’effroi sous les cagoules. La panique atteint leurs bouches qui se crispent pour retenir tous les sacres qu’ils veulent laissée grogner. Un deuxième bruit distinct. Ton père est près de la porte de sortie, mais Damien est toujours dans les escaliers. Dehors, es-tu toujours au calme? Ici, c’est déjà la tempête.

Les deux propriétaires sont debout en haut des escaliers. Aucun des deux n’est effrayé. Au contraire. Ils ont l’intention de se battre. Le mari brandit une massive lampe de chevet alors que sa femme reste fièrement à ses côtés. L’homme descend la première marche. Peu leur importe ce que le policier a conseillé quelques instants auparavant : leur vie bien rangée ne sera pas perturbée par deux stupides scélérats. Le grand homme commence à descendre. Surpris, Damien perd pied et s’effondre sur son sac en bas des escaliers. Le protecteur en profite pour foncer ! Il dévale les marches et avant que Damien ne puisse se relever de sa chute, il l’assaille d’un coup. Un bruit sec, mais granuleux, accueille le violent choc donné aux côtes. Damien écume de rage et de douleur. Comme une bête folle, il tape sans discernement l’air autour de lui. L’un de ses membres atteint miraculeusement les mains de l’homme qui préparait une deuxième attaque : il en échappe son arme. Instantanément libéré de la douleur par l’adrénaline, le cambrioleur rampe quelques secondes sur le plancher avant de se relever et de courir vers la sortie. Il tient encore un de ses sacs. Sa respiration est bruyante et son torse est parcouru de spasmes de douleur à chaque transfert de poids. Puisque ton père et toi êtes déjà dehors : je sors sans lui.

La rue est encore vide, mais tu es prêt. Du plus petit froissement des couvertures jusqu’au cri de désespoir et de douleur de Damien, tu as tout entendu. Tu as tout pressenti… Uniquement par toi-même… De rien. L’alarme de l’ouverture des portes retentie depuis presque trois minutes, les sièges sont libres, les lumières sont allumées et ton pied souligne d’un bref coup de gaz chacune des trente secondes qui passent. As-tu déjà fait cela? Tu me sembles habitué à cette subtile chorégraphie. L’hérédité t’aurait-elle préparé à cette vie? Ton père bondit en panique du condo. Il a les mains vident et traverse le terrain sans un regard derrière lui. Au même moment, Damien s’extirpe lui aussi de la demeure poursuivie par son propriétaire légitime. La maitresse de maison allume les lumières extérieures et sort sur le palier avec le téléphone à la main. Elle cri autant pour s’adresser au policier que pour insulter les voleurs et la ville tout entière. Les lumières des maisons voisines s’allument en canon. Seule parcelle d’espoir: aucune voiture de police n’est encore en vue. La femme de la maison se félicite intérieurement de leur prise de contrôle rapide de la situation plutôt que la possibilité d’avoir eu à attendre l’arrivée des paresseux renforts. Son mari d’ailleurs, ne perdant pas une minute, file à travers la pelouse aux trousses de Damien. Le roi des brigands et ton père entreprennent de couper la rue jusqu’à la voiture, mais celui-ci étant ralenti par sa douleur aux côtes, tire de l’arrière. Son retard lui vaut un second coup. Un coup fort et étonnamment précis : derrière la tête. Son corps moue et lourd lâche le dernier sac qui échoue derrière. Il tombe sur ton père et l’entrave dans sa fuite. Dans le milieu de la rue, ton aïeul tente de s’en débarrasser pour fuir jusqu’à la voiture, mais le poids de son collègue est impressionnant. Épuisé, mais surtout rassasié de violence, le mari ne prend pas la peine de continuer la poursuite. Il se contente de reprendre son souffle et de crier pour que les monstres continuent de s’enfuir. Il est rejoint par sa femme qui elle n’a jamais cessé de crier.

Ton père est presque soulagé de son fardeau qu’il reprend vigueur. Le génie comprend que son compagnon veut l’abandonner et en un éclair il s’accroche. Digne du plus impressionnant des rodéos, il serre d’une main le cou de ton père et de sa deuxième main il enfonce ses doigts dans sa bouche pour s’y retenir. Il lui casse presque le cou par la tension qu’il s’exerce sur son dos. Ton père hurle et se débat comme le taureau qu’il se doit de personnifier. Il le meurtrit de coups de poing qui l’atteignent sur les tempes et tente de le faire tomber en avançant péniblement. Enfin tu le reconnais? Il a décidé de se battre. Nous avons décidé de nous battre. Moi je tente de faire tomber ce connard depuis cinq bonnes minutes. Tu fais quoi toi? Tu bayes aux corneilles? Nous avons déjà discuté de ton égoïsme, devrons-nous nous parler de ta lâcheté aussi? Ton père ouvre la portière et d’un seul élan plonge sur la banquette… Mais, désaligné par son siamois, il se cogne instantanément le front sur le châssis. Sa tête est projetée vers l’arrière et percute violemment le nez de Damien. Le sang gicle du visage des deux mécréants… Leurs âmes et leurs corps glissent jusqu’à l’inertie. Ton père est à l’abri dans le véhicule et Damien à moitié dehors. Les deux sont inconscients. Les lumières bleues et rouges de la police tournent le coin.

Tous les voisins sont maintenant sortis et observent le dénouement tragique de ton histoire. Ton père reprend conscience. Ton pied tombe finalement sur la pédale. L’accélération brusque suivie de ton freinage sec termine de faire tomber Damien dehors. En sortant la tête, tu vois que le crâne de Damien est précisément aligné avec ta roue… Il ne bouge pas. Le bruit des sirènes s’éclate sur les maisons du quartier. Des témoins commencent à s’approcher de l’automobile. Comme quelques minutes plus tôt, ton regard croise les yeux de ton père dans le rétroviseur. C’est le sien qui apparait vaporeux et dilaté. Le tien n’affiche-t-il que de la résignation? Oui. Crois-moi : oui. Immédiatement, il comprend la situation. Ces sourcils se froncent. Le moteur de la police vrombit en écho sur la carrosserie des voitures derrière toi. Vas-y… Décide de la tournure des évènements puisque c’est ton histoire… Non? Ça te frustre? D’un seul souffle, ton père prononce ces seuls mots de la soirée:

- Écrase-le.

En un instant tu… Tu quoi ? Que peux-tu faire maintenant? Est-ce la fin? Est-ce ainsi que se termine ton histoire? Que ferez-vous ensuite ? À quel point tes agissements ont-ils de l’influence dans le monde des mots? Ont-ils des répercussions dans la soi-disant réalité aussi ? Jusqu’à présente, quel monde préfères-tu ? Celui dont tu as l’habitude t’impose constamment ses caractéristiques. Jamais il ne te consulte et à très faible échelle il te permet d’y participer, mais à aucun moment tu n’as de pouvoir sur lui... Frustrant? Alors qu’ici, au gré de tes fantaisies, tu peux changer la couleur des murs, inventer les traits d’un inconnu ou alors devenir le maitre de l’espace en interrompant le fil du temps.... Je préfère mon monde. Toi?

Dans tous les cas, n’oublie pas que ce monde-ci est aussi érigé selon des caractéristiques précises. Bien qu’ils te restreignent différemment que ceux de l’autre monde, ils n’en restent pas moins des limites infranchissables. Les Dieux existent dans tous les univers, ils en deviennent presque infinis de par leur provenance et leur nature même. Ils sont formés de la nourriture que leur fournissent leurs adeptes: ainsi, qu’ils soient formés de morales, qu’ils soient formés de foi ou qu’ils soient formés de mots, ils en restent indétrônables. Ils restent toujours rois en leurs demeures.

Reviendras-tu dans mon monde ?

Qu’es-tu devenu depuis la fin de cette aventure ? Et surtout que suis-je devenu?

Si tu termines de lire cette phrase… c’est que déjà tu as fait avancer la voiture.

Voilà.

As-tu entendu le bruit?

Tu es maintenant un meurtrier.

Et je ne parle pas avec les meurtriers.

Bonne chance pour la suite.

FIN

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