chapitre 3
Arrivés à un carrefour ils aperçurent une bande de quatre garçons accroupis en cercle. En se rapprochant Eylen aperçut plusieurs toupies en bois. Deux étaient déjà au sol, et deux autres continuaient d’avancer vers ce qui semblait être la ligne d’arrivée. La concentration de enfants était si intense qu’ils ne s’aperçurent pas de la présence des nouveaux arrivants.
Josie s'avança vers le petit groupe agglutiné.
_ Salut Bertin, on peut jouer avec vous ?
_ Ah salut Josie, fit un garçon blond en relevant la tête.
Il fronça les sourcils en voyant Brion et Eylen.
_Vous savez jouer ?
_ Oui, répondit Brion.
Il sortit sa propre toupie de sa poche et s’avança vers le groupe. Owen l’avait taillé lui-même à la main et longuement poli pour lui donner un aspect lisse et arrondi la faisant ressembler à un petit oignon. Il la lui avait offerte pour fêter sa neuvième année.
À cet instant l’un des garçons se redressa en poussant un petit cri de triomphe. Bertin se reconcentra sur les toupies en oubliant les nouveaux arrivants.
_ Martin a encore gagné, fit un garçon roux d’une voix trainante.
_ Comment tu fais ? Ta toupie est truquée ce n’est pas possible, s’indigna un autre en s’adressant à celui qui avait sauté de joie.
Il se pencha pour ramasser la toupie du vainqueur, mais ce dernier fut plus rapide et la récupéra d’un geste vif.
_ Pas touche Al, c’est à moi ! Il fusilla son compagnon du regard. Vous êtes de mauvais perdants c’est tout, lança-t-il en souriant fièrement.
Les garçons se lancèrent alors dans un échange houleux, comparant la taille, la matière et la pointe de leurs toupies respectives. Le jeune vainqueur finit par s’écarter pour s’approcher deux. Il se dirigea vers Brion et examina sa toupie
_ Oh ! Pas mal, lui dit-il en souriant. Les gars, je crois que nous allons avoir un bon concurrent ! cria-t-il par-dessus son épaule. Je m’appelle Martin et toi ?
_ Brion, et voici ma sœur Eylen, répondit ce dernier en désignant Eylend’un mouvement de tête.
Une brève hésitation traversa ses yeux verts lorsqu’il se tourna vers la jeune fille, mais il finit par incliner légèrement la tête pour la saluer. Eylen lui rendit son salut le plus naturellement du monde. Elle avait l’habitude que les gens tiquent sur ses traits, qui ressemblaient peu à ceux de son frère et de sa sœur. Excepté la couleur de leurs yeux, qu’ils tenaient tous les trois de leur père, Brion et Mery ressemblaient typiquement aux habitants des environs. Contrairement à Eylen qui avait hérité des traits plus exotiques et différents de leur mère.
Martin, qui devait avoir douze ans tout au plus, continuait de l’observer à travers sa frange noire bouclée.
_ Enchantée Martin. Je n’ai pas pris de toupie, je vais simplement vous regarder du coin de la rue là-bas.
Elle lui désigna l’entrée de la rue qui menait à la grande place. Les enfants ne lui demandèrent pas plus d’explications, Josie et Bonie ayant déjà sorti leurs propres toupies et étant en grande discussion avec les autres enfants. Brion les rejoignit accompagné de Martin et Eylen recula pour aller s’adosser au mur d’une maison.
Elle essayait d’apercevoir son père au loin, mais il y avait encore trop de passants qui trainaient en bavardant. Une ombre lui cacha soudain la vue et elle releva la tête. Elle croisa le regard d’un garçon qui devait être du même âge qu’elle. Il avait les mêmes yeux verts que Martin, mais ses cheveux, plus clairs, étaient attachés sur sa nuque. Il lui tendit la main en arborant un sourire suffisant.
_ Bonjour très chère, je suis Eugène. Je veille sur mon petit frère Martin que tu as rencontré.
Il pointa du pouce son jeune frère qui s’était relancé joyeusement dans la compétition.
_ Enchantée, je m’appelle Eylen, lui répondit-elle en serrant la main moite qu’il lui tendait.
Elle réprima un frisson et essuya discrètement sa main contre sa jupe. Eugène la fixa, comme s'il attendait une suite aux présentations de la jeune fille, puis sortit de sa poche un petit cigare et des allumettes.
_ Tu cherches quelqu’un ? Tu avais l’air bien concentrée.
Mais de quoi je me mêle ? Eylen fronça le nez en sentant l’odeur du tabac brûlé émaner du cigare.
_ Tu viens souvent en ville ? Lui demanda-t-il sans attendre de réponse à sa question précédente.
Il s’adossa au mur à côté d’elle.
_ Tu dois certainement connaitre mon père, c’est le maire.
Ah ! Soupira intérieurement la jeune fille. Je sens que cette conversation va durer un moment. Elle ne supportait pas les m’as-tu-vu dans ce genre, à ne se vanter que de sa famille ou sa position. Surtout que ce n’est même pas sa position mais celle de son père.
_ Non, nous ne venons pas souvent en ville, c’est pour ça que j’aimerais en profiter tranquillement pour observer. dit-elle en insistant sur le “tranquillement”.
Eugène continua de fumer son cigare sans relever la pique. Ou peut-être ne l’avait-il même pas comprise.
_ Si tu veux profiter, je peux t’emmener découvrir d’autres endroits plus intéressants que cette compétition improvisée de toupies. La place centrale n’est pas le seul marché de la ville, si tu vois ce que je veux dire.
Non, Eylen ne voyait pas du tout, mais elle se garda bien de le lui révéler. Elle positionna ses mains entre son dos et le mur, continuant d’observer le garçon en espérant qu’il continue. Il ne se fit pas prier, il se rapprocha d’elle comme pour éviter les oreilles indiscrètes et lui révéla en chuchotant :
_ Les chasseurs de monstres et autres étrangers préfèrent vendre leurs produits... — Il grimaça — ... à l’abri du regard de tous... Mon père m’y emmène parfois. Tu pourrais “observer” quelque chose de plus divertissent que ce vulgaire marché.
Eylen repensa à la discussion qu'elle avait surpris la veille, entre ses deux parents. Elle n'avait encore jamais rencontré de chasseurs de monstre, et l'occasion ne se présenterai certainement pas de sitôt. Est-ce qu’ils parlaient des chasseurs de monstre ? Elle jeta un rapide coup d’oeil à la place, d’où elle pouvait encore apercevoir son père. Papa n’a pas prévu de redescendre en ville avant longtemps, et ce n’est pas comme s'il allait encore accepter que je l’accompagne.
Elle se mordit la lèvre, partagée entre l’excitation de pouvoir enfin observer ces fameux chasseurs et l’appréhension d’y aller seule avec Eugène. Elle regarda les enfants qui continuaient de jouer en vociférant et sautant sur place.
_ Ton frère ne risque rien avec Martin et sa bande. Personne n’oserait chercher des noises au fils du maire et ses amis.
La jeune fille se mordit la lèvre. Après tout, il n’y avait rien de mal à jeter un coup d’œil vite fait. Brion ne s’en rendrait même pas compte vu comme il s’amusait.
_ Mmm, pourquoi pas.
Eugène pouffa et se redressa.
_ Suis-moi.
La jeune fille se redressa et, après avoir vérifié que les enfants ne remarqueraient pas leur départ, suivit Eugène dans une petite rue parallèle à la place. Le jeune homme avait de grandes enjambées et elle devait presser le pas pour rester à sa hauteur. Mais il ne semblait pas y faire attention. Il leur fallut seulement quelques minutes de marches pour atteindre ce qui semblait être leur destination. Eylen repris discrètement son souffle lorsqu’Eugène s’arrêta devant une large maison blanche dont la porte d’entrée était cachée par un lourd rideau noir.
Eylen tourna la tête à droite puis à gauche, mais rien ne semblait faire penser à un marché dans la rue. Le garçon lui adressa un sourire en coin, qui se voulait certainement charmeur. À d’autres, pensa-t-elle. Puis il poussa de sa main gauche le lourd rideau pour laisser passer sa compagne.
Eylen s’avança pour découvrir une grande cour intérieure entièrement pavée dans laquelle était rassemblée une bonne trentaine de clients et commerçants en tout genre.
_ Hey, Eugène qu’est-ce tu fais là ? Les interpella un garde en remontant son casque en fer. T’es pas censé venir sans ton père.
_ Juste pour cette fois Hub’.
Il lui tendit la main dans laquelle la jeune fille vit briller une pièce d’argent. Le garde lui prit la main, et glissa discrètement la pièce dans sa bourse en faisant mine de s’intéresser à ce qu’il se passait à l’intérieur de la cour.
_ Juste pour cette fois, d'accord ?
_ Oui, oui.
Eugène s’approcha d’Eylen et lui murmura à l’oreille :
_ Tu me remercieras plus tard.
La jeune fille sentit des frissons de dégoût lui remonter jusque dans la nuque, mais rendit un sourire forcé au garçon avant de s’écarter discrètement de lui. Essayant de ne pas penser au malaise que lui faisait éprouver son compagnon, elle se concentra sur les fameux commerçants discrets.
Elle s’approcha à sa gauche d’une table recouverte de cornes, dents, griffes et autres objets venant certainement d’animaux ou peut être de monstres. L’homme qui tenait le stand arborait une énorme cicatrice sur la joue gauche qui remontait par-dessus l’arrête de son nez, plusieurs fois cassés vraisemblablement, et disparaissait dans sa chevelure grisonnante. Il jeta un rapide coup d’œil à la jeune fille sans sembler s’étonner de ses traits. Eylen détourna rapidement le regard, ne voulant pas fixer sa blessure.
_ Je dois aller saluer quelqu’un, l’interpella Eugène. On se retrouve après ?
Eylen hocha la tête soulagée de le voir s’éloigner, et le vit se diriger de l’autre côté de la cour, vers le stand d’une femme voilée qui vendait d’étrange flacons fermés par des bouchons de liège. Elle regarda Eugène se pencher sur les fameux flacon, un sourire lubrique sur les lèvres, et frissonna de dégoût en se retournant. Surtout ne rien accepter à boire venant de ce type, se dit-elle en avançant.
Elle dépassa le stand de l’homme balafré et s’arrêta devant un étal de pierres de différentes couleurs. Le commerçant était occupée à discuter dans une langue inconnue et rauque avec un homme encapuchonné. Eylen tendit l’oreille tout en observant une pierre d’un bleu azur presque plus clair que le ciel. Attirée par ses reflets argentés, elle tendit imperceptiblement la main.
_ Pas toucher, la coupa la voix gutturale du marchand.
La jeune fille inclina la tête et se précipita rapidement vers le stand suivant. Son cœur battait la chamade. Elle s’arrêta devant l’entrée d’une tente noire, montée à l’angle de la cour. Instinctivement elle repoussa le rideau d’entrée et pénétra dans l’ombre de la construction.
Une femme âgée, habillée d’une longue robe faite de différents voiles rouges transparents se tenait au milieu de la pièce, assis derrière un fin guéridon de bois. Un foulard était passé au-dessus de sa tête duquel pendaient d’étranges pièces dorées qui s’entrechoquèrent dans un doux tintement lorsqu'elle releva la tête dans sa direction.
_Fermes le rideau.
Sa voix était étrangement flette pour une femme de cet âge avancé.
_ Oh, je n’ai pas d’argent, désolée, s’empressa de dire Eylen en secouant les mains devant elle.
_ Peu m’importe, c’est gratuit pour toi, lui répondit la vielle dame en souriant. Je n’ai pas eu grand monde de toute façon aujourd’hui. Et je m’ennuie.
Elle lui fit signe d’approcher.
_ Allez viens là. Mes yeux ne sont plus aussi performants qu’autrefois mais je peux encore voir clairement dans ton avenir.
Eylen referma le rideau derrière elle et s’approcha timidement. Une odeur d’encens enveloppait l’espace, et la pièce était seulement éclairée par des sphères blanches qui produisaient une étrange lumière tamisée.
_ Je t’en prie, assieds-toi. Te voir debout me fatigue.
Elle s’exécuta et eu un mouvement de recul en croisant le regard vitreux de la vielle femme dans lequel se reflétait la lumière des sphères.
_ Allons, allons ! Ce ne sont pas des manières, fit la vielle dame en souriant.
_ Pardon, s’excusa Eylen, soulagée que son interlocutrice ne puisse pas voir ses joues prendre feu.
Elle se tortilla sur place et serra les pans de sa robe sur ses cuisses.
La vielle femme tendit ses bras au-dessus du guéridon, paumes vers le plafond.
_ Donnes moi tes mains jeune fille. Je vais te révéler ce que t’apportera ton futur.
Eylen hésita un instant, puis s’exécuta. La voyante lui attrapa les mains et serra fermement ses doigts tout autour, puis ferma les yeux. Sa peau fripée dégageait une étrange chaleur qui mit la jeune fille mal à l’aise. Ne voyant rien se produire, elle observa silencieusement l’ancienne, qui resta un instant figée comme si rien ne se passait. Puis ses sourcils se froncèrent et elle retira brusquement ses mains pour les serrer contre sa poitrine.
Son regard vitreux vint se planter dans les yeux d’Eylen, et la peur qui s’y refléta lui donna des frissons dans la nuque.
_ Tu ne devrais pas être ici... murmura-t-elle si bas qu’Eylen eu du mal à l’entendre. Sors, lui dit-elle en se relevant brusquement.
_ Quoi ?
La jeune fille resta choquée, figée sur sa chaise,
_ Tu es une morte qui marche ! Tu attires le malheur ! continua la vielle femme comme si elle ne l’entendait pas en reculant vers le fond de la tente.
Eylen se releva et s’approcha d’elle en tendant la main.
_ Attendez. De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas...
Mais la vielle femme recula encore jusqu’à toucher le voile tendu du fond de la tente.
_ N’approche pas ! Tu vas me maudire ! Fit-elle d’une voie sanglotante de plus en plus hystérique.
_ Mais non...
_ Surtout, ne t’approches pas ! Je vais te donner un seul conseil, repris la vieille femme en se calmant légèrement.
Elle planta son regard dans celui d’Eylen.
_ Fuis ! L’homme aux yeux noirs te cherche, il t’apportera ta plus grande douleur... Si tu ne veux pas créer encore plus de malheurs surtout ne le laisse pas t’attraper !
Puis elle disparut derrière son rideau et Eylen entendit le cliquetis d’une porte qui s’ouvrait puis se refermait. Elle resta là, seule, figée comme si on lui avait lancé un seau d’eau glacée au visage, son cœur tambourinant dans sa poitrine.
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