Chapitre 6
Qahir traîna son petit corps frêle et épuisé jusqu’à l’angle d’une ruelle et s’adossa au mur. La faim lui tiraillait l’estomac. Cela faisait deux jours maintenant qu’il n’avait avalé que de l’eau et quelques miettes de pain. La chaleur étouffante du désert l’empêchait de respirer confortablement, et sa peau, irritée par le sable, le brûlait.
Les autres gamins de son escouade s’étaient éparpillés, tout comme lui, pour se reposer dans un endroit à l’abri du soleil. Il regarda avec fatigue ses pieds bronzés et endoloris, trop serrés dans ses scandales en cuir trop petites pour lui.
Il ricana intérieurement malgré la fatigue. Dire qu’il se plaignait d’être le plus petit de son groupe l’an dernier encore, lorsqu’il avait été enrôlé de force. Aujourd’hui, il regrettait surtout que les scandales qu’on lui avait fournis ne grandissent pas en même temps que ses pieds.
La faim lui tordit l’estomac et il se recroquevilla sur lui-même pour oublier sa douleur. Un morceau de pain de la taille de ses deux poings réunis tomba soudainement devant ses pieds. Trop étonné pour réagir instantanément, il le fixa un instant sans bouger.
— Et ben, si tu n’en veux pas je le mangerai tout seul, mon ami. Lui dit Babil en s’asseyant à ses côtés.
Le garçon se jeta sur le pain avant que son ami ne le reprenne, et mordit de toutes ses forces dedans. Il était dur et sans goût, mais il saurait lui remplir l’estomac. Babil avait un an de plus que lui ; il était aussi plus grand et plus rond que lui. Ses cheveux bruns retombaient en pleins de petites boucles sur son front large, et ses yeux de la même couleur débordaient d’espièglerie.
Qahir quant à lui, avait toujours été un enfant chétif. Ses cheveux noirs et lisses s’accordaient à ses yeux tout aussi sombres. Les presque deux ans qu’ils avaient passé à subir l’entraînement de l’armée avaient tout de même réussi à transformer leur chair tendre en muscles fermes et toniques.
Ils étaient rentrés dans l’escouade en même temps et Babil s’était pris d’affection pour Qahir, pour une raison que ce dernier ignorait encore. Peut-être était-ce parce qu'il ne s’était pas moqué de son poids à leur rencontre, ou par ce qu’il ne dénonçait jamais ses différents larcins et autres affaires peu honnêtes. Mais ce dont Qahir était certain, c’est qu’il n’aurait peut-être pas si bien réussi à survivre sans l’aide de son ami, et vice-versa.
— Où as-tu trouvé ça ? Réussit-il à dire en avalant difficilement sa première bouchée.
— Je l’ai piqué aux gandarïs, chuchota le garçon rondouillet en lui tendant une outre à moitié pleine.
Qahir prit l’outre et senti un doux parfum de cannelle s’en échapper. Il hésita un instant. Boire de l’alcool avec le ventre presque vide ne lui semblait pas être une merveilleuse idée.
_ Bois. Demain tu ne seras certainement plus là pour le regretter.
Babil avait dit ces mots sur un ton qui se voulait léger, mais une note d’amertume demeurait dans sa voix.
— Oui, demain nous ne serons certainement plus là.
Le jeune garçon porta l'outre à sa bouche et avala une grosse gorgée du liquide sucré, qui lui brûla la gorge. Il toussa et rendit la boisson à son compagnon.
— S’ils t’avaient vu, les gandarïs t’auraient coupé les mains...
Babil rigola avant d’avaler lui aussi une gorgée d’alcool.
— En effet ! Mais je préfère avoir le ventre plein et les mains coupées, que mourir de faim avec mes deux mains intactes.
Qahir acquiesça et continua de savourer son pain silencieusement. Il profita de ce moment de répit pour tapoter les muscles de ses jambes, endoloris par la marche. Plus loin, il entendait les garidans qui s’affairaient dans le campement fraîchement installé par Qahir, Babil et les autres gamins.
Ils avaient marché deux jours entiers dans le désert pour atteindre ces ruines. Certains gamins étaient même morts durant le trajet, mais l’armée régulière qui les accompagnait ne s’en souciais guère. Les gamins comme eux, qui étaient enrôlés de force dans la rue comme Qahir, ou envoyés par leurs parents qui ne savaient pas quoi faire d’eux comme Babil, étaient facilement remplaçables.
En réalité, Qahir ne se souciait pas non plus des autres enfants morts sur le chemin. C’était la loi du désert. Les plus forts vivaient et les plus faibles mourraient. Qahir avait longtemps été faible. Il était né d’une mère, dont il n’avait quasiment plus de souvenirs, qui n’avait pas su se protéger et protéger son enfant. A cinq ans, l’âge ou les autres enfants jouaient et riaient encore dans le foyer de leurs parents, lui s’était retrouvé seul, dans la rue. Sa mère l’ayant abandonné aux lueurs du jour dans un vieil entrepôt. Où était-elle partie ? Qahir ne le savait pas, mais en grandissant, il avait fini par se dire qu’elle était certainement morte de faim quelques rues plus loin. Ou alors peut-être avait-elle trouvé un homme qui avait bien voulu s’occuper d’elle, mais pas de son bâtard de fils.
La rancœur lui fit monter la bile à la bouche et il avala sa dernière bouchée de pain d’un seul coup pour ne pas gâcher la nourriture.
Il avait passé deux ans à errer dans les rues de la grande cité. Mendiant et suppliant les passants pour une bouchée de nourriture. Étant trop petits et trop faible pour faire du travail convenable ; et incapable de se défendre contre les autres gamins, qui le poursuivaient pour le frapper ou pour lui voler ses pauvres provisions, qu’il réussissait parfois à voler dans les poubelles ou sur les marchés.
Puis sa rencontre avec Aamal avait tout changé. Elle lui avait donné ce qu’il n’avait jamais eu. L’espoir, le désir de se battre, et un nom : Qahir.
Tout ce qui comptait désormais, était de survivre à cette expédition et de rentrer à la cité pour revoir la jeune fille encore une fois.
Babil donna un coup de coude dans les côtes du garçon pour le sortir de sa rêverie.
— Viens mon ami, allons trouver une place sous la tente pour nous reposer un peu.
Ils se levèrent et passèrent devant plusieurs tentes brune et noire de différentes tailles, avant de se diriger vers la grande tante claire qu’ils avaient aidé à installer plus tôt dans l’après-midi.
Plusieurs autres enfants étaient déjà allongés sur le sol dur, recroquevillés sur eux-mêmes. Babil et son compagnon s'avancèrent jusqu’au fond de la tente, là où ils espéraient être le moins dérangés, et s’allongèrent côte à côte.
Qahir entendait certains enfants gémir à cause de la faim et d’autres pleurer. Soit pour leurs amis morts, soit pour leur propre mort qui risquait de ne pas tarder. Certains enfants étaient plus jeunes que lui, âgés de six ou sept ans. Les plus vieux de leurs groupes avaient douze ans. Qahir lui, en aurait bientôt dix. L’armée avait certainement tardé à le repérer car il était plus petit et chétif que les enfants de son âge. Heureusement, pensa-t-il. Sinon il serait mort depuis bien longtemps déjà. Il lui restait encore deux ans à survire dans cette escouade pour espérer devenir un membre l’armée régulière. Un garidan.
— J’ai entendu les gandarïs parler entre eux tout à l’heure... le coupa son ami en chuchotant tout en fixant le plafond.
Qahir lui jeta un coup d’œil sans tourner la tête, faisant semblant de regarder le plafond pour que personne ne vienne les écouter.
—Ils sont venus ici par ordre de l’empereur. À cause d’une vision d’une des filles du temple.
— Qui ?! Fit Qahir, se tournant inconsciemment vers Babil.
Ce dernier grimaça et lui fit geste de refixer le plafond.
— Ça, je n’en sais rien, et les gandarïs non plus à mon avis...
C’est Aamal, pensa le garçon en fixant de nouveau le plafond. Je suis sûr que c’est elle !
— Bref, paraîtrais qu’un monstre gigantesque traîne dans ses ruines durant les nuits de plaines lunes. Comme ce soir !
Les battements de cœur de Qahir s’intensifièrent subrepticement, et il sentit ses entrailles à peine remplies se tordre.
— Ouais, je sais mon ami. Ce n’est pas super encourageant pour notre survie de cette nuit, continua Babil, qui avait vu le trouble se peindre sur son visage.
— Pourquoi les gandarïs sont-ils venus ici, si un monstre gigantesque y erre ? Chuchota Qahir entre ses dents. Ce n’est pas comme s’il était près d’une ville ou de la cité.
— D’après ce que j’ai pu entendre, tuer ce monstre apporterai un précieux présent à je ne sais pas qui... Peut-être que l’empereur n’a pas assez de trésors... Finit-il, une note de sarcasme dans sa voix.
— … Les monstres n’ont pas de trésors sur eux, encore moins des présents, répondit doucement Qahir en tournant le dos à Babil.
— Tu devrais dormir, Babil. Si ce que tu dis est vrai, notre nuit sera courte, et notre réveil difficile.
— Oui, soupira le garçon rondouillet. Que Râï veille sur notre sommeil.
— Et que ton souffle soit encore chaud demain matin mon ami...
Sur ces mots, Qahir ferma les yeux, espérant trouver rapidement le sommeil et oublier les tiraillements de son estomac pas assez remplis.
Qahir avait l’impression d’avoir à peine fermé les yeux lorsque les cris des garidans à l’extérieur de la tente le réveillèrent en sursaut. Il se redressa rapidement. Dans la tente, les autres gamins se relevaient eux aussi, seuls restaient allongés ceux qui avaient trop peur pour se battre, et ceux qui ne pouvait malheureusement plus le faire, la mort ayant pris leur dernier souffle durant leur sommeil...
Babil s’étira nonchalamment et se tourna vers son ami.
— Espérons que ce ne soit pas encore notre heure.
— Allons voir ça, lui dit Qahir en relevant complètement.
Babil le suivit et ils se dirigèrent vers l’entrée de la tente.
Dehors, le soleil venait à peine de finir sa descente, et la bataille faisait rage. Les torches allumées laissaient voir les garidans qui se battaient avec lances et cimeterres contre des créatures noires et brillantes.
Qahir s’avança encore et plissa des yeux pour mieux voir. Les monstres étaient recouverts d’une carapace sombre, presque noire. Ils se déplaçaient sur quatre pattes pointues, et attaquaient les garidans avec deux grosses pinces tranchantes qu’ils faisaient claque avec un bruit de cliquetis lugubre. Leur longue queue recourbée était dirigée vers leurs opposants, leur dard pointus laissant suinter un liquide luisant.
— Des scorpions des sables géants ! S’exclama Babil à côté de lui, les yeux écarquillés.
Un garidan arriva en courant vers eux et balança un tas de vielles lances au sol, devant les gamins réunis.
— Au combat ! Ordonna-t-il férocement.
Qahir, Babil et les autres enfants obéirent immédiatement et se jetèrent sur les armes. Celui qui n’en aurait pas mourrait à coup sûr, soit entre les pinces des monstres soit transpercés par les armes des garidans. Puis ils s’élancèrent en hurlant dans la bataille qui faisait déjà rage.
Qahir se battaient depuis ce qui lui semblait être une éternité. Son corps était recouvert de venin brûlant et puant et de sang sombre, visqueux de monstres mélangés à son propre sang. Ses muscles lui tiraient, et chaque geste était de plus en plus difficile.
Alors qu’il plantait sa lance dans le crâne d’un des scorpions, il reçut un grand coup dans le dos le projetant face contre terre. Il roula sur lui-même instinctivement et évita de se faire écraser par l’énorme bête qui reculait face à un gandarï féroce. Ce dernier se mouvait à une vitesse ahurissante, forçant le scorpion géant à battre en retraite. Son visage impassible et concentré ne reflétait que concentration et assurance. Il se battait avec deux cimeterre recourbées dégoulinantes de liquide noir, qu’il faisait virevolter dans tous les sens, chaque coup infligeant une blessure tranchante à son ennemi.
Qahir se releva et s’écarta pour ne pas gêner le guerrier et vérifia autour de lui qu’aucun autre monstre n’arrivait. Il distingua alors d’autre gandarïs qui luttaient férocement contre des scorpions de plus en plus gros. Au loin, Babil et deux autres gamins luttaient contre un des scorpions qui leur arrivait aux épaules. Il se rendit alors compte qu’il s’était inconsciemment rapproché de la limite des ruines, près de la frontière, là où les gandarïs se battaient contre les plus gros monstres.
— Retourne avec ton escouade, gamin ! Lui cria le guerrier qui luttait toujours contre le scorpion qui avait manqué de l’écraser.
Ce dernier profita du bref moment d’inattention du gandarï pour lui planter son dard dans le cou. L’homme se figea et fut projeté dans les airs pour atterrir, inerte, quelques mètres plus loin. Qahir se jeta instinctivement les pieds en avant, pour glisser sous l’abdomen du monstre et lui planta sa lance sous ce qui devait être sa tête, entre deux plaques qui laissaient apparaître un espace mou. Le sang de la bête gicla de la blessure et lui aveugla les yeux. Il roula rapidement sur lui-même pour éviter d’être écrasé par le monstre qui s’affaissait déjà.
Il essuya son visage avec son avant-bras tout en se redressant à quatre pattes. Alors qu’il tentait de se remettre debout, il aperçut Babil qui courrait vers lui et regardait, horrifié, derrière lui. Alors qu’il tournait la tête pour voir quel était le danger, il sentit une chose pointue lui transpercer la poitrine. Baissant les yeux, il vit un énorme dard de la taille d’une tête humaine, planté entre ses cotes. Face à lui se tenait un gigantesque scorpion, plus haut qu’un homme adulte. Sans réfléchir, il enfonça alors de toutes ses force sa lance dans l’un yeux brillants du scorpion gigantesque, qui le soulevait du sol. La bête poussa un cri strident qui lui vrilla les tympans et l’écrasa avec son dard puissant contre le sol.
Qahir sentit et entendit ses côtes se briser sous la pression, et lâcha un rugissement de douleur en crachant du sang. Il allait mourir sous les coups de ce monstre. Comprenant qu’il n’avait pas assez enfoncé son arme, il puisa dans ses dernières forces, et enfonça en hurlant le reste de la lance dans l’œil de monstre. Un gros claquement se fit entendre, sa lance se brisa et la pression sur son torse diminua. Le scorpion géant s’effondra sur le sol, son dard toujours planté dans le corps du garçon. Ce dernier sentit alors un liquide brûlant se répandre de la blessure à travers tout son corps, atteignant chacun de ses muscles déjà endoloris. Il s’entendit au loin hurler de douleur et sombra dans l’inconscience.
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