Chapitre 13
Qahir était accoudé à la balustrade, observant le ciel teinté de rouge et de violet de la fin de journée. Du haut du balcon du palais, il pouvait observer aisément les rues animées de la cité. Il sentait la colère bouillonner en lui, incapable de la contenir, serrant les dents, il contrôlait tant bien que mal sa respiration. La force qui l’habitait, celle que lui avait offert le démon huit ans plus tôt lors de cette fameuse nuit, tentait de sortir par tous les pores de sa peau, à la recherche de quelque chose ou quelqu’un à détruire.
Soudain, une douce odeur d’encens et de fleur d’oranger vint lui chatouiller les narines. Il se pinça les lèvres, refusant de se retourner.
Aamal s’approcha silencieusement.
_ Qahir, le salua-t-elle respectueusement.
Ce dernier grogna sans la regarder.
_ Tu sembles avoir du mal à canaliser ton Aura... Les gardes à l’entrée semblaient prêts à s’évanouir sous la pression, continua-t-elle en levant un sourcil, presque amusée.
_ Et bien qu’ils s’en aillent, s’ils ne peuvent pas le supporter ! S'emporta-t-il en se tournant vers la femme.
Cette dernière continua de le fixer, ne semblant nullement effrayée par la colère du jeune homme. Elle s’approcha encore un peu plus. Qahir recula, sur la défensive.
_ Je dois m’approcher, si tu veux que je t’aide...
_ Je ne t’ai rien demandé.
_ Toi non... Mais tes servantes m’ont appelée.
_ Tss... Je me demande parfois si ce sont mes servantes, ou les tiennes...
Aamal ne releva pas et le fixa silencieusement.
_ Puis-je savoir ce qui t’as mis dans cet état ?
Qahir se retourna entièrement, s’adossant à la balustrade. Il fixa la voyante, un sourire narquois sur le visage.
_ Tu me poses vraiment la question ?
_ Oui, c’est ce que je fais, répondit-elle avec patience.
Elle joignit ses mains sur sa robe violette, dont le tissu était serré sur sa taille par une fine ceinture de fils dorés. Ses épaules dénudées, seule partie de son corps visible, laissait apparaître une peau halée et les voilages de sa robe laissaient deviner des courbes généreuses. Ses longs cheveux d’ébène ondulaient librement autour de son visage ovale, couverts par un fin voile lavande. Ses lèvres pulpeuses dessinaient un léger sourire presque amusé.
Qahir avala sa salive, détournant le regard. Il ne voulait pas laisser sa colère fondre, comme d’habitude.
_ Je pense que tu sais ce qui m’énerve tant... dit-il en la fixant durement.
Aamal resta silencieuse, attendant patiemment qu’il continue. Qahir croisa ses bras sur sa poitrine, continuant de la regarder avec colère.
_ L’empereur m’a offert la main de sa fille, finit-il par dire avec un rictus. Mais tu le sais sûrement déjà.
_ Oui, je suis au courant, en effet.
_ Depuis quand ?
_ Comment ça ? Lui demanda-t-elle étonnée.
_ Depuis quand sais-tu que l’empereur veut me marier à Nora ? Insista-t-il.
Aamal plissa les yeux, semblant agacée par le comportement du jeune homme. Ce dernier ne se laissa pas impressionner, continuant de la fixer sévèrement.
_ En quoi cela est-il important ? Je ne comprends pas la raison de ta colère Qahir. C’est une bonne nouvelle, non ?
_ Une bonne nouvelle ?S'emporta-t-il, laissant retomber ses bras.
Il sentit, sa force intérieure gonfler encore en lui, remplissant l’air autour d’eux. Aamal recula d’un pas, fronçant les sourcils.
_ Qahir, calme-toi. Tu ne dois pas laisser ta colère te contrôler.
Le jeune homme avait du mal à respirer, sa tête semblait sur le point d’exploser. Il posa une main sur sa poitrine, essayant de forcer son cœur à ralentir. Aamal toucha alors doucement son avant-bras, et il sentit immédiatement les picotements habituels qu’elle provoquait en lui.
Il eut l’impression que son Aura était comme enveloppée dans un cocon de sérénité, l’obligeant à retourner dans son corps, sa colère diminuant elle aussi peu à peu. Il ferma les yeux et attrapa la main de la prêtresse.
Ils restèrent ainsi, silencieux, puis Aamal retira sa main. Qahir rouvrit les yeux pour la regarder, sa colère toujours enfouie au fond de lui.
_ Répond à ma question. Dis-moi, depuis quand savais-tu que l’empereur me proposerait la main de sa fille ?
_ Depuis longtemps, éluda-t-elle en lui rendant son regard.
_ Quand ? Depuis que je suis devenu apprenti Garandï ? Quand l’empereur m’a fait nommer héros de la cité ? Ou lorsque tu l’as fait envoyer avec moi dans les ruines pour qu’elle me soigne ? Dis-moi, quand as-tu su que j’épouserai cette femme, exactement ?
Les poings serrés contre son corps, il s’approcha peu à peu de la femme, s’arrêtant à quelques centimètres d’elle. Il la dépassait d’une bonne tête à présent, étant obligé de se baisser légèrement pour la regarder dans les yeux.
Aamal lui rendit son regard, semblant réfléchir à quoi lui dire. Elle finit par soupirer avant de répondre :
_ Je le sais depuis bien avant cela. Je l’ai su la première fois que je t’ai vu...
Qahir se figea, ouvrant grand les yeux.
_ Alors tout ce temps... Tu savais.
_ Bien sûr que je savais ! Ce que je ne comprends pas, c’est la raison de ta colère... Tu t’entends très bien avec Nora. Elle est séduisante, c’est presque une prêtresse de sang, elle est très douée. Et surtout, elle te soutiendra quoi que tu fasses, finit-elle par dire en plongeant ses grands yeux gris dans ceux du guerrier.
_ Mais ce n’est pas toi...
Ce fut au tour d’Aamal de se raidir, surprise. Qahir leva sa main pour lui caresser la joue, le cœur battant. Il pouvait sentir le parfum envoûtant de la prêtresse envelopper tout son corps. Il releva son visage vers le sien, sentant le souffle de la jeune femme effleurer sa peau. Elle prit alors sa main et la retira avant de reculer, les traits fermés. Elle n’exprimait plus aucune émotion, arborant un masque d’autorité.
Qahir se glaça, comme si elle venait de lui jeter un seau d’eau au visage. Il serra les dents, baissant le regard.
_ Je ne peux pas être celle que tu veux. Lui dit la prêtresse froidement.
_ Pourquoi... s’entendit il demander tout bas.
_ Ne sais-tu pas que les prêtresses ne sont pas autorisées à se marier, ni à enfanter ? Le temple sait comment s’assurer de ce dernier point...
La respiration de Qahir se bloqua dans sa gorge. Il la regarda étonné.
_ Comment... commença-t-il, réalisant soudainement ce que voulais dire la jeune femme, une main figée à mi-chemin vers elle.
Aamal recula alors, avec une grimace de colère emplie de dégoût.
_ Je ne veux pas de ta pitié !
Qahir se redressa, déglutissant avec difficulté. Une idée lui traversa subitement l’esprit, et les doux yeux noisette de Nora derrière son voile noir lui apparurent.
_ Nora n’est pas devenue une prêtresse de sang.
_ Non, elle est toujours entière. Dit Aamal, sarcastique.
_ Elle aurait déjà dû être acceptée parmi les prêtresses depuis longtemps, continua Qahir en la fixant à nouveau.
Aamal le regarda sans rien dire, pinçant les lèvres.
_ C’est toi n’est-ce pas ? Tu as fait en sorte qu’elle reste apprenti malgré son âge...
_ C’est la fille de l’empereur... Il n’aurait de toute façon pas accepté qu’on le prive de faire un mariage arrangé. Et il n’aurait pas pu la marier si elle était devenue une véritable prêtresse... dit-elle en détournant le regard.
Elle élude ma question. Comme toujours...
_ Épouser la fille de l’empereur ne peut être que bénéfique pour toi. Continua la jeune femme.
_ Il fait cela pour me tenir en laisse, répondit le guerrier, se retournant pour observer la cité.
Aamal s’approcha pour venir s’appuyer à son tour à la balustrade.
_ Il a peur de ta notoriété. Le peuple t’aime Qahir... L’empereur espère remettre les citoyens de son côté en te plaçant à ses côtés. Et surtout, il n’a toujours pas réussi à avoir de successeur...
Qahir lui jeta un regard en coin, hésitant à lui poser plus de question quant à son implication dans cette situation. L’empereur essayait en vain depuis des années de mettre au monde son hériter, n’ayant réussi jusque-là qu’à avoir une fille. Pour ce faire, il envoyait régulièrement ses Garandïs lui chercher de nouvelles concubines pour grossir les rangs de son harem. Bientôt, une expédition serait même lancée de l’autre côté de la frontière, pour lui trouver de nouvelles femmes. Certains murmuraient dans les couloirs, qu’il suivait les prédictions de la Grande prêtresse. Cette même prêtresse qui se tenait à présent à ses côtés sur ce balcon.
Observant le visage apaisé de la jeune femme, il refusa finalement de lui poser plus de questions, préférant profiter de cette courte accalmie. Cette dernière se tourna vers luis, plongeant ses magnifiques yeux dans ceux du jeune homme.
_ Je pourrais prendre sa place sans avoir à épouser Nora, souffla-t-il.
_ Serais-tu capable de te battre contre tes frères d’armes pour cela ? D’être responsable de la mort de centaines de citoyens ?
Non, jamais. Qahir grimaça et fixa à nouveau le paysage. Je suis bien forcé de le reconnaître, je suis poings et pieds liés. S’il refusait d’épouser Nora, l’empereur s’arrangerai pour le faire tuer. Il repensa à la jeune femme. Elle avait à peine un an de plus que lui, et les années lui avaient forgé une apparence plus qu’attrayante. Elle était douce, gentille, ses grands yeux noisette le regardants toujours avec affection. Pourtant, alors qu’il pensait à sa future femme, son regard ne pouvait s’empêcher d’être attiré par celle qui se tenait à ses côtés. Elle était certes, plus âgée que lui, mais Qahir préférait sa maturité et son autorité à l’innocence de Nora. Aamal était celle qu’il avait toujours regardée, admirée, et qu’il avait fini par désirer.
_ Très bien, souffla-t-il en baissant les yeux. Demain, j’accepterai l’offre de l’empereur.
_ Bien, dit Aamal en lui souriant doucement.
Qahir sentit sa colère se dissiper totalement à la vue de ce sourire. Il se gratta les cheveux et soupira en observant à nouveau la cité.
Annotations
Versions