Chapitre 17
Tout en suivant le groupe de filles sur le chemin qui menait hors de la forêt, Eylen sentit son esprit s’égarer peu à peu. Lorsqu’elles arrivèrent enfin sur la place, la fête battait son plein. Les couples tournoyaient dans des danses endiablées au rythme des musiciens qui tapaient joyeusement du pied. Un jeune couple s’approcha du bûcher, tenant dans leurs mains une torche enflammée qu’ils posèrent au pied du tas de bois. Celui-ci s’embrasa rapidement, laissant surgir de gigantesques flammes jaunes, oranges et rouges qui bougèrent en cadence, suivant le tempo du violon et de la flûte. Les exclamations des gens se mêlèrent aux rires et aux chants et les filles entraînèrent Eylen dans une ronde improvisée à laquelle se joignirent d’autres enfants.
Eylen s’abandonna au rythme entrainant de la danse, sa vue se troublant sous l’effet des plantes qu’elle avait inhalées, laissant son esprit voyager librement dans un recoin de sa conscience.
Un autre feu de joie brûlait dans la nuit. Elle virevoltait tout autour, faisant ondoyer les volants sombre de sa longue jupe noire. Un groupe de gens l’encerclait, tapant des mains et chantant des airs exotiques, au rythme d’un étrange instrument à cordes aigu, dans une langue qui lui était inconnue.
Un homme aux longs cheveux blancs était assis dans un siège en bois, sur un tapis de laine aux couleurs vives, posé à même le sable. La tête posée sur son menton, il arborait un sourire doux et tendre en l’observant tourner voluptueusement. Ses traits fins étaient sans âge et ses yeux bridés aussi sombres que la nuit.
Elle s’approcha encore, prit les mains de l’homme et l’entraîna avec elle dans une danse vive et sensuelle. Elle vit dans son regard se refléter des yeux noisette qui ne lui appartenaient pas, au cou de l'homme était accroché un pendentif blanc au milieu duquel était dessiné un rond noir, qui sembla familier à la jeune fille. Leur danse s’arrêta alors dans une douce étreinte et l’homme se pencha vers elle.
Eylen recula au plus profond d’elle-même, surprise. Elle se sentit alors dériver par-delà le temps et l’espace.
Elle flottait, sans corps, dans une ville dont les maisons aux murs blancs lui rappelaient un peu Forzir. Il y avait un grand marché et la rue était éclairée de dizaines de lumières de toutes les couleurs. Des centaines de gens se bousculaient devant les étals en discutant joyeusement et en buvant.
Sur l’une des tables, Eylen aperçut de petites sculptures en bois qui lui firent penser à Sacha et elle s’approcha pour mieux les examiner. Les petites figurines représentaient de petits animaux et plus elle les regardait plus elle se disaient qu’il s’agissait vraiment de celles qu’elle avait aidé à vernir et à peindre. Était-ce la ville Emlet qu’elle voyait en rêve, sans jamais y être allée ?
Soudain, une main attrapa le petit geai bleu qu’elle avait peint avec Charmy. Suivant du regard la statuette, elle se retrouva face à un homme à la peau sombre qui observait le petit oiseau avec réflexion. Elle ne pouvait distinguer ses traits, cachés sous sa capuche blanche, apercevant seulement sa grande main à la peau bronzée qui tournait la petite sculpture dans tous le sens, pour mieux l’examiner.
Brusquement, l’homme releva le visage et planta son regard dans le sien comme s’il l’avait vu. Elle se perdit un instant dans la contemplation de ses pupilles aussi noires que la nuit, ayant l’impression de pouvoir s’y noyer.
L’homme leva la main vers elle comme s’il pouvait l’attraper. Saisie d’une peur soudaine, Eylen recula et se sentit aspirée en arrière.
Elle était de nouveau à Abies, tournoyant et tenant les mains de Charmy et d’Anna. Les deux jeunes filles riaient aux éclats et Eylen réalisa que ses rires se mêlaient aux leurs. Puis, une sensation de froid lui glaça le corps et elle lâcha brusquement leurs mains, se figeant sur place. Charmy et Anna la regardèrent un instant étonnées, puis reprirent leur danse sans plus se soucier de leur amie.
Cette dernière recula, envahie par un sentiment d’angoisse qui la fit frissonner de la tête aux pieds. La ville qu’elle avait vue était certainement Emlet et la figurine du geai bleu était celle qu’elle avait peinte la semaine dernière. Quant à l’homme qu’elle avait vu, c’était celui de ses rêves, elle en était convaincue... Et ce dernier savait désormais où elle se trouvait. Du moins, s'il ne le savait pas encore, cela ne saurait tarder. Eylen le sentait, il se rapprochait.
Les battements de son cœur résonnaient dans ses oreilles, couvrant le son de la musique et des rires.
— Nelye ? L'interpella Rose, la faisant sursauter. Tu vas bien ? Tu es toute pâle.
Elle se pencha vers la jeune fille, l’observant avec inquiétude. Eylen acquiesça, incapable de sortir un seul mot. Sa gorge était sèche et son esprit toujours focalisé sur l’homme de sa vision.
— Viens, continua la femme en la prenant par l’épaule. Allons nous asseoir sur un banc. Sacha remballe son étal, nous n’allons pas tarder à rentrer.
Eylen la suivit sans rien dire, contente de pouvoir se poser loin des danseurs et des musiciens. Elle avait l’impression d’être en dehors de la réalité, de ne pas être à sa place. Rose lui tendit un verre d’eau fraiche qu’elle engloutit d’un coup, le fixant pour éviter le regard inquiet de Rose qui lui tapotait doucement le dos.
Je dois partir d’ici, se dit la jeune fille, les yeux rivés sur le verre vide. Devait-elle partir en pleine nuit ? Non, c’est trop dangereux, je risque de me blesser ou de me perdre.
Elle était toujours plongée dans ses pensées lorsque Sacha les rejoignit, traînant une Charmy boudeuse par le bras. Elie était assise à côté d’Eylen, qui n’avait même pas remarqué sa présence, ni quand elle s’était installée. Cette dernière l’observait silencieusement, donnant l’impression à la jeune fille qu’elle lisait dans ses pensées. Eylen détourna vivement les yeux, préférant se concentrer sur ses pieds qu’elle fixa silencieusement durant tout le trajet qui les mena à la charrette.
Une fois installée, elle écouta d’une oreille distraite Charmy s’enthousiasmer sur la fête et sur le récit du conteur Sirian.
— Je me demande de quel peuple venait ce messager. Tu connaissais cette histoire maman ?
— Non, du moins pas cette version. Il est rare que Sirian remonte si loin dans le temps dans ses récits. Vous avez eu de la chance ce soir, les filles, répondit Rose en leur adressant un petit sourire.
— Dommage que nous ne soyons pas venues avec vous, continua Elie.
— Je n’avais jamais entendu parler de ce messager dans les autres versions, et toi Elie ?
— Non, moi non plus. Mais cela m’étonnerait que Sirian ait inventé cette partie, la plupart de ses récits sont basés sur les écrits de la bibliothèque sacrée, contrairement à d’autres conteurs moins intègres que lui. Et toi Nelye ? Questionna-t-elle en se tournant vers Eylen.
La jeune fille se tourna vers elle, surprise.
— Moi ? Euh… Non... Il ne me semble pas en avoir déjà entendu parler, mais il y avait rarement des conteurs qui venaient jusqu’à... Elle s’arrêta dans sa phrase, retenant de justesse le nom de Frozir. Se mordant la lèvre, elle reprit : Mon village...
— Et toi Sacha, continua Elie l’air de rien en se tournant vers l’avant de la charrette ?
— Quoi ? Demanda ce dernier en se tournant vers elles.
— Tu avais déjà entendu parler de ce fameux messager dans le récit de la création de la frontière ? Fit Charmy en se penchant vers lui.
— J’en sais fichtrement rien ! Je préfère m’intéresser à notre vie et à ce qui nous attend demain, plutôt que de trop penser à un passé qui est déjà fini.
Rose soupira en levant les yeux au ciel et ils partirent dans un débat sur le fait de devoir ou non, ouvrir son esprit et accorder de l’importance aux récits des conteurs.
Eylen les observa rire et se chamailler, ayant la sensation d’avoir un poids qui lui pesait dans le cœur. Plus je resterai auprès d’eux et plus je les mettrai en danger, pensa-t-elle en se mordant la lèvre, retenant les larmes qu’elle sentait lui monter aux yeux.
Sacha, Rose et Charmy déposèrent Elie et Eylen à la Fuste et tous les trois leur firent de grands signes avant de redescendre vers leur maison. Une fois entrée dans la petite cabane, la vieille femme se tourna vers Eylen.
— Tu vas m’expliquer ce qu’il se passe ?
La jeune fille s’installa à table, jouant du bout des doigts avec les rainures du bois. Elie fit chauffer de l’eau et lui servit une tasse de thé fumante avant de s’asseoir face à elle. Eylen prit la tasse entre ses mains, inspira profondément et releva le regard vers la vieille femme.
— Je dois partir... commença-t-elle.
— Partir ? Pour quelle raison ?
— Un homme me cherche, je ne sais pas pourquoi, ni comment je le sais... Mais il ne doit pas me trouver.
La guérisseuse l’observa un moment sans rien dire, semblant jauger la véracité de cette révélation, puis soupira.
— Très bien. Allez bois ta tisane, nous allons devoir préparer tes affaires toute la nuit. Demain, je demanderai à Sacha de te déposer à Abies. Les troupes itinérantes vont certainement repartir pour la capitale dans la journée. Cachée parmi tous les habitants de la cité, tu seras moins facile à trouver.
Eylen la remercia avant de boire sa tasse encore chaude.
Le lendemain, elles se réveillèrent tôt, n’ayant pratiquement pas fermé l’œil. Elles avaient passé la nuit à choisir des vêtements ainsi que des vivres. Elie lui avait également préparé un sac avec différents remèdes, une bourse remplie de pièces d’argent et de cuivre et une lettre de recommandation destiné à son ancien élève, qu’Eylen était censée retrouver dans la cité royale.
Elles arrivèrent devant la maison de Rose et Sacha en même temps que les premiers rayons du soleil. Le bûcheron était justement sur le seuil de la porte lorsqu’il les aperçut.
— Bonjour ! Vous êtes bien matinales, dit-il avec un sourire. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Nelye doit se rendre à la cité, est-ce que tu pourrais la déposer à Abies ce matin ?
— Ah bon ? Tu nous quittes ? demanda le bûcheron étonné en se tournant vers Eylen.
Cette dernière acquiesça d’un signe de tête, trop gênée pour répondre.
— Pas de soucis, je vais préparer la charrette. Entrez dire au revoir aux filles.
Il leur ouvrit la porte et se dirigea vers la petite grange. Les deux femmes entrèrent dans la cuisine où Rose, Charmy et Maggy étaient attablée, le petit Aaron dormant dans son couffin.
— Bonjour mesdames, les salua Elie en entrant. Désolée de vous déranger à une heure si matinale.
— Bonjour Elie, répondit Maggy en leur faisant signe de les rejoindre.
La guérisseuse expliqua brièvement qu'Eylen devait se rendre en urgence à la cité, ayant été rappelée par la guilde pour finir son apprentissage sur place. La petite famille profita donc du court laps de temps pour faire leurs au revoir à la jeune femme, les yeux embués de larmes, lui offrant divers petits présents en souvenir d’eux.
Eylen finit ses adieux en leur promettant de revenir, et adressa un dernier salut à Elie depuis l’arrière de la charrette, ayant déjà fait ses adieux à la vieille femme le matin même.
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