"T'es vraiment un bon pote Sacha".

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Ma main glisse à toute allure sur la feuille de papier, un crayon entre les doigts. Mes traits sont précis, tantôt droits, tantôt arqués, peaufinés par des années de pratique derrière moi.

Dans mes oreilles, des musiques mélancoliques s’enchaînent, sans marquer de pause, ou presque. Mes doigts semblent jouer leur partition, accélérant lorsque le tempo augmente, s'adoucissant quand l'intensité prend le pas.

Ce n'est qu'au moment où la lumière naturelle devient trop déclinante, le nez touchant presque la feuille, que je termine mon dessin. Je redresse la tête, étire les muscles douloureux de mon dos à force d'être penché sur mon œuvre dans une position inconfortable. J’enlève l'élastique retenant mes cheveux en un chignon approximatif que j'attache toujours lorsque je me mets à dessiner pour éviter qu'ils m'obstruent la vue ou ne trempent dans les pots de peinture et autres liquides sur mon bureau.

Je souffle doucement sur mon œuvre pour enlever les derniers de résidus de gomme et allume ma petite lampe de chevet. Un sourire se dessine sur mes lèvres, satisfait de mon travail. Je range la feuille dans le petit classeur parmi ses autres sœurs et enlève doucement mes écouteurs. Aucun bruit. Ce n'est pas normal.

Je sors de ma chambre et tends l'oreille. Toujours rien. Je descends l’escalier, mes chaussettes glissent sur les marches en bois sans faire de bruit.

Avant même d'arriver dans le salon, je comprends la situation : les ronflements de mon paternel rivalisent avec le bourdonnement sonore de la télévision en fond. Il s'est endormi une énième fois. Derrière ses pieds en croix posés sur la table, j'aperçois l'ombre d'une bouteille de bière. Je souffle d’exaspération, mais fais attention à ne pas faire de bruit. Je vais dans le salon et commence à me préparer de quoi dîner. Au menu de ce soir, pâtes et sauce tomate, mon plat préféré. Pendant que l'eau bout, je m'occupe de débarrasser la table du midi. Au moment où je me saisis d'une assiette, celle-ci manque de m'échapper des mains et je la rattrape in extremis. Je grimace lorsque j'entends le bruit de la vaisselle qui s'entrechoque résonner à mes oreilles. Pourvu que...

— C'est quoi encore ce bordel ? tonne mon géniteur depuis le salon.

— C'est moi, je range la cuisine.

— Pas moyen de se reposer dans cette baraque. Tu peux pas faire moins de bruit ? C'est pas toi qui te lèves le matin pour que tu puisses bouffer le soir.

Je ne réponds pas, j'ai appris depuis bien longtemps que c'était la meilleure façon d'éviter d'envenimer la situation.

Avisant l'évier rempli, je décide de m'y atteler. Si je ne lave pas la vaisselle maintenant, elle est bonne à rester encore des jours dedans.

Mon père s'assoit à la table et attend. Comme à son habitude, il ne m'aidera pas. Il n'aura même pas l'intelligence de mettre les couverts.

— Putain, ça déborde !

Sa voix de stentor me fait sursauter de peur. Avant que je ne puisse esquisser un geste, il se précipite sur le feu et l'éteint. Trop tard, l'eau bouillante s'est renversée sur la plaque.

— Mais t'es vraiment trop con, Sacha ! Tu peux pas surveiller, l'eau bordel de merde ?

Soudain, mon champ de vision devient noir et ma joue se met à me chauffer anormalement. Lorsque j'ouvre à nouveau mes yeux, je peux lire le regard de fureur qu'il me lance.

— Mais qui m'a foutu un fils pareil ! Il est même pas capable de faire à manger correctement ! T'es vraiment un bon à rien, tu nous sers à rien.Vivement que tu dégages de la baraque que je te vois plus.

Je baisse les yeux, plus par colère que par honte. À cet instant, j'aurais aimé pouvoir lui rendre la pareille. Mais je fais la moitié de son poids et il m'écraserait sans aucune once de pitié.

La porte de la maison claque dans l'entrée et ma mère apparaît.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé encore ? demande-t-elle, devinant dans l'attitude de mon père qu'il est énervé.

— Ton putain de fils est un bon à rien, voilà ce qui se passe. Même pas capable de faire à manger

Il contourne ma mère et retourne dans le salon.

— On va encore bouffer à quelle heure avec ses conneries ? Je me lève tôt demain.

Ma mère pose ses affaires et s'approche de moi.

— Tu peux pas faire attention à ce que tu fais, Sacha ? Tu sais que ton père est fatigué avec son boulot, alors mets-y un peu du tien.

— J'ai pas fait exprès, soufflé-je doucement.

Ma mère ne répond pas et se contente de mettre la table.

L'atmosphère reste tendue pendant tout le repas, mon père s'enfermant dans un mutisme profond. On pourrait entendre une mouche voler tant le silence est total. Je rassemble mon courage et lance :

— Vous vous rappelez que j'ai une soirée demain soir ? commencé-je prudemment.

Mon père relève la tête de son assiette et ne prend pas la peine d'avaler ce qu'il a dans la bouche :

— Une soirée ? Ça serait pas plutôt une soirée pyjama avec tes copines ?

Il ricane, fier de sa blague.

— Et c'est où ? demande ma mère.

— Chez Louise.

— C'est sympa qu'elle t'invite, ça fait longtemps que vous vous êtes pas vu.

Je hoche la tête, soulagé que ma mère ne veuille pas me mettre des bâtons dans les roues.

— Et tu comptes y aller habiller comme ça ? Comment tu veux avoir une bande de potes si tu ressembles à ça, ajoute mon père.

Je baisse les yeux sur mon haut qui laisse découvrir mon nombril.

— Faudrait penser à en acheter un nouveau, il commence à être trop petit.

— Tu sais bien que c'est la nouvelle « mode », Gérard, lui répond ironiquement ma mère.

Je ne dis rien pour ne pas risquer de me voir priver de sortie. Tout ce qui compte, c'est que j'y aille.

À peine me suis-je glissé dans mes draps et la lumière éteinte, que j'éclate en sanglots, comme chaque soir depuis longtemps, maintenant.

Et puis, lorsque mes larmes se tarissent, un visage apparaît derrière mes paupières. Mon cœur se réchauffe et se gonfle de bonheur. Ce même visage me hante depuis des mois. C'est sûr, demain, je lui dis.

***

Mes mains tremblent un peu lorsque j'attends sur le perron qu'on m'ouvre. Puis, la tête de ma meilleure amie surgit et je souris.

— Sacha ! On attendait plus que toi.

Elle m'enlace et me claque un bisou sur la joue.

— Tu as réussi à les convaincre ? Ils n'ont pas été trop chiants ?

— Je ne serais pas là, sinon, soufflé-je, amusé.

— Oui c'est vrai ! Aller entre !

Je secoue doucement la tête. Louise est merveilleuse, mais parfois, elle peut poser des questions... idiotes.

Je pose les affaires que j'ai ramenées – petits sachets de gâteaux à grignoter et autres babioles – sur la table de la cuisine et rejoins les autres dans le salon. Nous sommes une petite vingtaine et honnêtement, j'en connais tout juste la moitié. Instinctivement, je le cherche. Lorsque je l'aperçois, une bière à la main, je me sens apaisé. Il est là.

— Sacha ! s'écrie Lucas en me voyant arriver.

— Salut les amis, vous allez bien ?

Je fais la bise à Marie et Camille, serre la main que me tends Guillaume, le meilleur ami et, lorsque c'est au tour de Lucas, celui-ci me serre dans ses bras avant que je n'ai le temps de réagir. Son corps chaud contre le mien et son parfum me transcendent et fait monter la température d'un cran, faisant rougir violemment mes joues. Je lui rends maladroitement son étreinte et lorsque nous nous séparons, j'évite son regard, préférant m'accrocher à celui de Louise, qui sourit d'un rictus narquois. Je lui fais les gros yeux avant de reporter mon attention sur la conversation. Très vite, je décroche à nouveau, et je laisse mes yeux dériver sur le visage de Lucas devant moi. Ils s'accrochent à ses yeux verts, son nez parfait que certains pourraient qualifier de bossu, ses lèvres roses humides à cause de la gorgée de bière qu'il vient de prendre, son cou et sa clavicule gauche que son t-shirt laisse entrevoir. Soudain, je croise son regard sur moi. Nouveau coup de chaud, de honte cette fois-ci. Mais il me sourit et je respire à nouveau.

La soirée se lance enfin, et très vite, on pousse les meubles pour faire de la place pour notre piste de danse improvisée. Enfin, je n'y mettrais pas les pieds, comme à chaque fois. J'ai bien trop honte pour pouvoir danser. Louise tente plusieurs fois de me lever du fauteuil, sans succès. Tout en sirotant mon verre de vodka orange, je lorgne Lucas, qui sautille sur place au rythme de la musique et semble s'amuser comme un fou. Je meurs d'envie de le rejoindre, de danser et de rire avec lui. Mais à cette simple idée, les battements de mon cœur s'accélèrent.

Il finit par faire signe à ses amis qu'il n'en peut plus, et quitte la piste. Il prend son verre sur la table et s'affale à côté de moi. Il se penche vers moi et son haleine me chatouille l'oreille :

— Ça va, Sacha ? Pourquoi tu ne viens pas danser un peu ?

— Je suis bien ici, lui répondis-je en retour.

Il hausse les épaules et prend une gorgée de sa boisson.

— Je vais fumer, tu veux venir ?

Je hoche vivement la tête. Je ne vais pas laisser passer cette occasion. Nous nous levons et nous sortons dehors. Le froid nous cueille de plein fouet mais je ne bronche pas. Pour rien au monde je ne voudrais rentrer.

Lucas allume sa cigarette et tire dessus.

— Tu sais, je pensais pas que tu pouvais être aussi cool. C'est vrai, ajoute-t-il devant mon froncement de sourcil, tu es plutôt du genre solitaire et à aller à la bibliothèque du lycée plutôt que de sortir et de t'amuser.

— Je m'amuse aussi...

— Oui, je sais, pardon, c'est pas ce que je voulais dire, me coupe-t-il. Mais tu m'as compris ?

Je ris devant sa mimique désolée.

Le silence revient mais il n'est pas pesant.

— Tu veux ? me demande-t-il en tendant sa cigarette.

Je réfléchis quelques instants.

— Si tu veux.

Je me saisis de la cigarette et tire dessus. Je recrache aussitôt la fumée lorsqu'elle me brûle les poumons et manque de m'étouffer.

— Putain !

Lucas rit et reprend la cigarette.

— Je t'aime bien Sacha, t'es drôle.

Mon cœur rate un battement et je relève les yeux. Son regard m'envoûte instantanément et je m'y noie. Soudain, mon cerveau grille et je franchis l'espace qui nous sépare pour l'embrasser.

Lucas reste de marbre sous mes lèvres.

Je romps le contact et la honte me submerge.

— Je...

Je ne dis rien, tétanisé par le regard ardent qu'il pose sur moi.

— Je suis désolé, je ne suis pas... T'es vraiment un bon pote, Sacha. Mais je... je ne peux pas...

Mon cerveau m'ordonne d'ouvrir la bouche pour avaler une goulée d'air.

Désolé, c'est moi... Oublie, d'accord ?

Je sens les larmes monter, alors je me précipite à l'intérieur de la maison, enfin soulagé d'échapper à ses yeux qui me transpercent de part en part.
La chaleur qui contraste avec le froid de dehors me coupe la respiration lorsque je déboule dans le salon. Je cherche du regard Louise, la trouve, l'arrache à sa danse endiablée et lui crie à l'oreille :

— Je m'en vais, à plus.

— Quoi ? Tu t'en vas déjà ? Mais pourquoi ? bégaye-t-elle tant bien que mal à cause de l'alcool.

Je ne prends pas la peine de lui répondre. Tout ce que je veux, c'est fuir cette baraque. Fuir la douleur qui cisaille ma poitrine. Je récupère mon manteau et claque la porte derrière moi.

Les larmes qui cascadent sur mes joues sont comme des lames de rasoir sous l'assaut du vent qui s'est levé. Elles me coupent, me brûlent, me taillent, m'empêchant de voir à plus de 10 mètres devant moi. J'ai honte. Honte de ce que j'ai fait, honte d'avoir cru cela possible, honte de moi. Je marche à l'aveuglette, ne sachant où je suis ni même ou je vais. Tout ce que je veux, c'est mettre le plus d'écart possible entre Lucas et moi. Entre ma vie et moi.

Ce n'est que lorsque j'aperçois un pont que je comprends que je me suis perdu. Quelle idée de partir à pied alors qu'il a fallu un quart d'heure en bus pour venir ?

Je m'approche du seul point de repère que j'ai dans cette immensité de bitume et de béton qui m'entoure. Lorsque je parviens au pont, je m'arrête et me penche par dessus le petit muret. Je devine plus que je vois l'eau en contrebas grâce au clapotis que j'entends.

Je m’affaisse sur le muret et colle mon front à la pierre froide. Je laisse échapper ma douleur et mes hoquets se transforment en sanglots qui secouent tout mon corps.

J'avise alors le rebord et trouve la force de monter dessus. J’essuie mon visage trempé pour pouvoir plonger mon regard vers le néant sous mes pieds. J'enfouis mes mains dans mes poches et mes doigts rencontrent alors un bout de papier. Comprenant ce que c'est, un sanglot menace de s'emparer à nouveau de moi mais je résiste. À la place, je déplie le bout de papier et le dessin que j'ai fait hier s'offre à la lumière jaunâtre du lampadaire. Lorsque mes yeux glissent sur la feuille, les dernières barrières cèdent et je me laisse emporter par le tsunami qui se referme sur moi.

***

Quelque part non loin du petit pont, une feuille de papier dérive sur le fleuve. Elle finit par se coincer dans une branche d'arbre qui baigne dans l'eau froide près de la berge. Le portrait qui y ait dessiné est quasiment estompé, emportant avec lui les dernières réminiscences d'un amour qui appartient déjà au passé.

En réponse au défi "Déclaration".

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