Cure de feu
Terence me lance un signe de la main depuis le wagon. Je souris. Il est vêtu comme s'il venait explorer la Sibérie en janvier : bonnet, écharpe et doudoune de prestige, évidemment. C'est à croire que sa mère ne se souvient plus d'où elle vient.
— Ça va, mon grand ?
— Oui, me répond-il.
— Content qu'on passe un peu de temps ensemble ?
Il hoche la tête. Cela semble sincère. Je pense qu'il l'est à chaque fois qu'il me rend visite. Enfin… je pense qu'il l'est aussi avec sa mère lorsqu'elle lui pose la même question à son retour, à Paris.
Nous croisons quelques personnes en rejoignant le parking de la gare. La plupart ont un téléphone pendu à l'oreille ou greffé à la main. Tous ont en point commun un air des plus sérieux sur leur visage. Une main sur l'épaule de mon fils, l'autre portant sa valise, je n'y prête pas plus attention jusqu'à monter à bord de ma Citroën C3.
Je démarre. Le tableau de bord indique 21 h 37 ; 8 février ; 9°C. Vraiment pas de quoi s'emmitoufler d'un pantalon de velours.
— Enlève ton manteau. Tu vas avoir trop chaud.
— Ça va, p'pa. On n'a pas beaucoup de route.
Effectivement, il faut compter vingt minutes pour rejoindre Savigny.
Au moment d’allumer la radio, Terence me demande si je veux bien écouter : « un tout nouveau truc trop cool ». J'accepte et lui confie mon téléphone afin qu'il recherche son tube sur Spotify.
— C'est pas mal, déclaré-je en mimant de l'intérêt.
— Tout le monde écoute ça en ce moment, à Paname.
Paname. Ça ressemble bien à sa mère tiens. Ne jamais appeler les choses par leur vrai nom. Comme ne jamais dire je ne t'aime plus mais je m'ennuie, par exemple.
Discrètement, j'observe mon fils dans le rétroviseur. Son regard se perd sur les trottoirs vides et les immeubles bismarckien du quartier impérial. Il commence à avoir de l'acné à la commissure du nez et son profil laisse clairement apparaître les prémisses d'un duvet de moustache. Ce détail était absent aux vacances de Noël. Preuve qu’il grandit. Voilà un des rares avantages du divorce : constater l’évolution de son enfant à chaque vacance.
— C'est vrai qu'il fait chaud, lance-t-il en retirant son manteau.
Je dirige instinctivement mes yeux sur le thermomètre. 12 degrés. Curieux, mais il fait souvent plus doux dans les villes.
Nous roulons une poignée de minutes, discutant de tout et de rien, lorsque le prénom d'Orianne surgit sur l'écran central. J’imagine qu’elle veut savoir si j'ai bien réceptionné notre fils et si tout va bien. Nul que je suis, j'aurais très bien pu l'oublier sur le quai.
Je décroche et lance sourire en coin :
— Si tu t'inquiètes pour Terence, ne t'en fais pas. Lui et son pantalon de velours sont bien là.
— Ous vez ou cher. Il f tir…
— Oula ! C’est super haché. Attends, je te rappelle.
Je raccroche. Et alors que je m'apprête à tapoter sur le bouton pour la rappeler, je constate que la température extérieure indique 19 degrés. J'interromps mon mouvement pile à l'instant où elle passe à 20. Étonné, j’impute ça à une sonde défectueuse. Ces bagnoles modernes sont bourrées d’électronique après tout.
Je relance l'appel. Occupé.
— Bon, on appellera depuis la maison.
— Oui. Remets de la musique. Mais pas une de tes playlist par contre, ajoute-t-il d’un ton narquois.
Je dissimule une moue déçue et effleure le logo de la radio. Une voix affolée surgit alors des haut-parleurs. « … l'heure où je vous parle, nous n'avons plus aucun contact avec l'autre côté de l'Atlantique. Nous ne… » J'augmente le volume. « ... que nous savons, c'est que la température semble s’amplifier depuis l’ouest. 44 degrés ont été relevés sur la rade de Brest il y a quelques minutes. 35 actuellement à Paris… »
Je dépose une main sur ma bouche pour m’empêcher de jurer.
— Qu'est-ce qui se passe, papa ?
— J'en sais rien, dis-je en me maîtrisant du mieux.
« … des images terrifiantes nous arrivent de Rouen, où des gens se battent pour se réfugier dans le métro. Il y a une heure, ces même images nous parvenaient de New York… »
— Enlève p'pa ! J'ai peur.
Je coupe la radio et contrôle immédiatement la température du moteur. 90. Rien d'alarmant pour lui. Pas encore du moins.
Puis l'éclairage public s'éteint brusquement.
Lorsque nous entrons dans Savigny, il fait 28 degrés.
Un peu secoué, j'exécute un bref et simple calcul. 18 minutes. C’est à peu près le temps que nous avons mis pour rentrer, ce qui signifie que le mercure augmente à une moyenne d'un degré par minute. Mais jusqu’où va-t-il grimper ?
Je m'arrête en plein milieu de la chaussée. Aucune activité n’émane des maisons mitoyennes. J’ouvre la fenêtre. La chaleur me fouette comme lorsqu’on ouvre un four préchauffé avant d’y insérer un roti. Pas un bruit, pas un son. Ni vent, ni jappement de chien, ni rien. Black-out absolu, hormis les lumières artificielles de ma C3.
— Papa ! Je veux appeler maman.
Il a les larmes aux yeux. Et moi aussi. Mais je me dois de les cacher et de trouver une solution. Cela fait trop longtemps que je réfléchis et le mercure a déjà gagné 2 degrés.
Je repense soudain au vieux tunnel ferroviaire qui reliait Savigny à Noncelles sous la colline. La ligne a été fermée en 1966 mais je sais que le tunnel mesure bien trois kilomètres et qu'il est profondémment enterré. Enfants, on y puisait un peu de fraîcheur lors des jours bouillants d’été.
36 degrés. Le ventilateur de la voiture s’enclenche au moment où j’amorce la marche arrière. En douceur, pour solliciter le moins de contrainte aux pneus, je prends la direction de la voie de chemin de fer, à l’entrée du village. Au carrefour de deux maisons, j’aperçois la teinte nébuleuse et rosâtre qu'a pris le ciel à l’ouest. C’est un peu comme si le soleil se couchait une seconde fois. Mais en fondant vers nous, au lieu de l’horizon. Je ne me souviens pas avoir été aussi effrayé dans ma petite vie, si insignifiante à l’échelle de cet événement.
L’étroite allée apparaît enfin. Les roues font un drôle de bruit en quittant le macadam pour la terre. De la vapeur monte partout autour de nous. Toute l'humidité du sol s'échappe et nous plonge dans une brume moite et épaisse. Je suis incapable de situer l'entrée du tunnel. Perdu au milieu du brouillard, je ne peux ni m'aider de mon GPS ni de ma vue. Je sais seulement que je roule encore dans les ornières du chemin, constituant là le seul point positif de la situation.
Le temps défile. 46 degrés. Cela semble augmenter plus vite à présent. Terence hurle. Je tremble de tous mes membres. Le moteur est toujours à sa température optimale, mais pour combien de temps ? Le ventilateur ne risque-t-il pas de lâcher ? Et le liquide de refroidissement de s'évaporer comme une flaque en plein désert ?
C'est alors que l'entrée, vaste et voutée, se présente à ma droite. Je braque aussitôt le volant et passe au-dessus des fers en oubliant de ménager mes suspensions.
Il y a toujours la barrière en bois identique à mon enfance. Je la sais peu robuste. Je recule de quelques mètres et accélère.
Au moment où le capot démolit la balustrade, il fait 52 degrés. Je réinitialise mon compteur kilométrique à zéro afin de ne parcourir qu’un kilomètre et demi. Je n’ose pas glisser une main à l'extérieur pour vérifier la présence de la chaleur. Ce serait comme se risquer à la balader dans une gueule d'alligator grande ouverte.
Après cinq minutes à avancer au pas, tressautant sur les traverses de chemin de fer et alors que le tableau de bord n’affiche plus rien, je coupe le moteur et passe à l’arrière auprès de mon garçon terrorisé. S’il nous faut mourir, il est temps d’accomplir ce que tout père se doit en de telles circonstances.
Je prends mon fils dans mes bras et lui dis de ne pas s'en faire. Que je suis là. Qu'il représente la plus belle chose qui me soit arrivé sur cette terre. Que sa mère et moi nous aimions et le voulions de tout notre coeur, et que seule cette dernière donnée n'a pas changée. Tout en le serrant et en lui disant que je l'aime, j'observe le tableau de bord. De rien, la température affiche 55 puis se met à diminuer pour se stabiliser à 18 en quelques secondes. J’expire ma joie et m’empresse de la partager avec Terence. J’ôte ensuite la clé pour économiser la batterie. Puis, au coeur de ce noir absolu, exténués par le stress, nous nous endormons bras dessus dessous.
Quand je rouvre les yeux, il fait toujours aussi noir. Plus chaud aussi. Je tourne la clé d'un quart de tour. 8 h 31 ; 9 février ; 24°C. Je me tourne vers Terence, silencieux, et lui offre mon sourire le plus rassurant possible.
Il est temps de découvrir ce que le monde nous réserve, me dis-je intérieurement.
Le moteur démarre normalement. J’avance à faible allure vers le bout du tunnel, point lumineux qui ne tarde pas à se montrer et à grandir. Il n'y a pas de barrière en bois de ce côté. Je descends le petit talus peu incliné sans encombre. Le ciel est couvert d’un voile blanc foncé. On dirait qu’il travaille, qu’il est en mouvement. Un peu comme s’il digérait lentement son œuvre de la nuit.
Je progresse dans Noncelles tout en éprouvant l'horrible sensation qu'il n'y a plus âme qui vive. Je m'arrête sur la place principale, allume l'écran de mon téléphone et constate qu'il n'y a pas de réseau. Je pense à Orianne, la mère de mon fils qui observe cette terre désolée avec tant de courage. Si elle est vivante, elle doit avoir si peur pour lui. Peut-être un peu pour moi également.
Puis je vois les portes de l’église du village s’ouvrir et des gens en sortir. Ils sont fatigués. Ils sont en état de choc. Mais ils sont vivants. Et si eux ont survécu dans cette église, des millions d’autres ont dû en faire autant. Peut-être même Orianne.
Un petit groupe s’approche de nous. Parmi eux un enfant rouge pivoine et deux vieillards trempés jusqu’aux os. J’ouvre ma fenêtre.
— Mais que s’est-il passé ? me demande une quinquagénaire épuisée.
Je consulte mon tableau de bord. 22 degrés. Les choses semblent rentrer dans l’ordre. Et même si l’herbe a jauni, que la terre a brûlé et que la pierre des maisons semble tout aussi déshydratée, j’augure la future arrivée du printemps comme celle d’une renaissance.
— Madame... commencé-je d’un ton solennel. Madame, je pense que notre terre était malade et qu'elle avait besoin de soins d'urgence.
— Quel genre de soins voulez-vous dire ?
Je marque une pause durant laquelle la femme reste attentive.
— Une cure. Une cure de feu.
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