Chapitre 1: Rendez-vous nocturne
La nuit était tombée sur le Temple Guanyin. De rares rayons de lune perçaient au travers des nuages pour éclairer d’une lumière blafarde l’édifice en ruine ainsi que sa cour intérieure. Les piliers rouges dressés vers le ciel soutenaient une toiture dont les tuiles étaient au trois quarts brisés. Dans la pénombre, un homme de stature imposante entièrement vêtu de noir attendait.
Des crissements de cailloux résonnèrent dans le calme de cet ancien lieu de culte. Les personnes qui s’approchaient tentaient de se mouvoir en silence, mais il était clair qu’elles ne disposaient pas des talents innés des cultivateurs. Un sourire cynique plaqué sur ses lèvres, l’individu se tapit dans l’obscurité.
La grille de la cour s’ouvrit en un grincement lugubre à l’image de l’endroit. Trois silhouettes apparurent. La plus petite franchit la porte circulaire alors que les deux autres restaient en surveillance à l’extérieur. Elle s’arrêta, regarda autour d’elle et prit la direction du bâtiment de droite. Sa longue cape grise cachait une robe pourpre ornée de fleurs opalescentes. Chacun de ses pas laissait entrevoir le bout d’un chausson féminin délicatement ouvragé de volutes dorées.
La femme gravit les escaliers en prenant garde de ne pas se tordre la cheville sur les marches irrégulières. Elle passa devant l’homme en noir sans percevoir sa présence et entra dans le temple. Sa respiration était rapide et son corps tout entier transpirait la peur, même si elle tentait de le cacher. Tout cela n’avait pas échappé aux sens aiguisés du “Roi démon” terré dans l’obscurité.
Avec un sourire carnassier s’étirant sur ses dents blanches, il suivit celle qui lui avait donné rendez-vous dans ce lieu oublié. Il se demandait quels noirs desseins pouvaient amener une femme de sa condition à vouloir le rencontrer et ce qu’il pourrait en retirer. La curiosité avait été son seul guide ce soir.
Elle s’était immobilisée au milieu de la salle de prière et semblait le chercher. HanRan décida de sortir de l’ombre. Il s’avança de quelques pas et vint se placer dans un rayon de lune qui filtrait par l’une des nombreuses tuiles manquantes du toit. D’un claquement de doigt, il fit s’allumer les bougies des lanternes ayant survécu au temps.
— Vous avez demandé à me voir… Ma Dame ?
Avec un faible cri de surprise, étouffé d’un revers de la main devant sa bouche délicieusement peinte de rouge, sa visiteuse se retourna.
— Montrez-moi votre doux minois, que nous puissions décemment nous saluer, ma Dame. Susurra l’homme en tenue sombre d’une voix suave.
Des doigts longs et fins saisirent les bords de la capuche et la baissèrent. Le visage qui apparut était d’un ovale délicat orné d’un petit nez racé. De magnifiques yeux noirs en amande et une bouche vermeille venaient compléter le portrait. HanRan avait mainte fois entendu vanter la beauté de celle qui se trouvait face à lui.
— Ma Dame, que me vaut l’honneur d’avoir été mandé par Votre Seigneurie ?
— J’ai besoin de votre aide ! affirma-t-elle d’une voix hautaine. Le roi démon tiqua au ton employé par cette femme. À qui croyait-elle parler ! Elle dut s’apercevoir de son impair, car elle se reprit immédiatement.
— Mon Seigneur, j’ai souhaite votre assistance pour un problème… sensible.
— Que gagnerais-je à vous l'accorder ? murmura son interlocuteur en avançant de nouveau de quelques pas et en se plaçant au niveau de son épaule.
— La rumeur court que vous êtes à la recherche du secret de l’Immortalité… lui répondit-elle en tournant le visage dans sa direction. Son regard avait changé. Il était glacial et assuré. HanRan la fixa intensément. Elle avait de l’audace.
— Je vous écoute, mais faites vite, car je n’ai pas de temps à perdre.
Elle releva la tête comme si elle le défiait. Cette femme n’avait pas froid aux yeux pour oser venir seule lui faire face.
— Ainsi donc, vous connaissez le secret de l’Immortalité, vous m’étonnez !
— Je n’ai pas dit cela, mais je sais comment vous ramener à la vie, si d'aventure elle vous quitte.
— Vous commencez à m’intéresser. HanRan se dirigea vers la table de libations, fit voler les pans de son manteau par-dessus la pierre en se retournant, puis s’assit sur l’autel.
— Vous avez toute mon attention. D’un bref mouvement du poignet, il déploya son éventail et entreprit de l’agiter lentement devant son visage, plissant les yeux pour moitié.
La femme serra la mâchoire et avala sa salive. Elle était consciente qu’elle venait d’abattre sa carte maîtresse.
— Comme vous le savez sûrement, le clan de mon époux est l’un des gardiens des Cinq Pics. En échange de votre aide, je peux vous révéler comment avoir accès à la Source de Vie. Si vous décédez, son eau permettrait la résurrection de votre corps…
— Et que demandez-vous en échange ? Les vas et viens de l’éventail dissimulaient en partie le visage intéressé de HanRan.
Sa visiteuse, quant à elle, s’était aperçue de l’étincelle qui s’était allumée dans ses yeux lorsqu’elle avait prononcé ces mots. D’un geste gracieux, elle rassembla ses robes autour d’elle et s’inclina respectueusement devant lui, les paupières closes, rivées au sol.
— Ce que je désire Seigneur, c’est… la mort de mon époux ! Le ton glacial de ses paroles et son regard haineux déformèrent ses traits délicats, lorsqu’elle releva la tête pour le fixer.
HanRan se doutait que sa demande serait de ce genre, même s’il pensait que la cible de cette haute dame serait plutôt son beau-père…
— Et je présume que vous souhaitiez que cela ait l’air d’un accident ?
— S’il était… attaqué et tué par des bandits ou lors d’une chasse nocturne, cela expliquerait la disparition de sa bague… car c’est cette dernière qui vous permettra d’avoir accès à la Source de Vie. Mais vous devrez prendre garde, n’ayant pas le sang de notre clan, vous ne pourrez l’utiliser qu’une fois ! De toute façon, la Source ne peut ramener à la vie une personne qu’à deux reprises, la troisième détruirait non seulement le corps, mais aussi l’âme, l’empêchant de se réincarner.
— Et pour l’emplacement ?
La femme sortit de sa manche un rouleau qu’elle tendit fermement en direction de HanRan.
— J’ai dessiné une carte et je vous ai noté les pièges et la manière de les éviter.
Le Roi Démon referma d’un mouvement brusque son éventail, le glissa dans sa ceinture et s’empara du document. Il le déroula et y jeta un coup d’œil. Il le rangea ensuite dans la poche intérieure de son manteau.
— Je présume, à la vue de votre condition, que le plus tôt sera le mieux ?”
La femme prosternée à ses pieds posa ses mains sur son ventre comme pour protéger le fruit précieux qu’il abritait.
— Vous avez compris ma situation.
— L’enfant n’est pas de votre époux n’est-ce pas ?
— Ceci ne concerne que moi ! répliqua-t-elle sèchement.
— Cela me regarde aussi, puisque vous me demandez d’éliminer l’héritier d’un chef de clan ! HanRan la fixa longuement. Elle avait de nouveau baissé les yeux, ravalant sa fierté, les mains toujours croisées sous sa poitrine et les mâchoires serrées.
L’homme en noir retint un instant un sourire machiavélique puis le laissa apparaître sur ses lèvres. Cette femme n’avait pas idée du pouvoir qu’elle venait de déposer entre ses mains. Bien au-delà de la possibilité de ne pas craindre la mort dans les années à venir, elle lui avait aussi donné un ascendant sur l’une des sectes les plus puissantes du pays. Le rouleau écrit par ses soins lui permettrait en son temps de lui rappeler ce qu’il avait fait pour elle.
Le Roi Démon se leva et se saisit du bout de ses doigts afin de l’aider à se remettre debout.
— Ma Dame, veuillez accepter, avec un peu d’avance, toute ma sympathie aux vues de l’épreuve dramatique que vous allez traverser à la suite du décès de votre époux… bien-aimé ! Le ton ironique du Roi Démon n’échappa pas à la femme qui se trouvait face à lui. Un frisson lui remonta le long de l’épine dorsale. Elle commençait à se demander si elle avait eu raison de solliciter l’aide de cet homme cruel. Elle balaya ses doutes et inclina brièvement la tête en marque de remerciement.
— Vous devriez maintenant retourner auprès de vos gens et rentrer bien sagement à l’abri de votre demeure, où je vous enjoins de ne rien changer à vos habitudes en attendant qu’un messager vienne vous annoncer la funeste nouvelle… Je suis certain que vous saurez jouer à la perfection le rôle de la veuve éplorée !
La femme retira sa main de celle de HanRan. Elle avait l’impression que cette dernière l’avait brûlée. Elle fit un pas en arrière et s’inclina.
— Je vais suivre vos conseils, mon Seigneur
Elle resta courbée et recula jusqu’à la porte, fit volte-face et s’enfuit dans la nuit.
Le seigneur noir était heureux. Il sortit de sa manche une sphère lumineuse qui brillait doucement dans la pénombre du temple. Il allait avoir un moyen de pression sur une secte très influente et obtenir un sursis de vie au cas où il lui arriverait quelque chose. Il rangea la boule de mémoire à sa place dans son manteau.
La joie intense qu’il ressentait attisa son désir charnel. Soudain, il avait hâte de rentrer ! Il envoya une feuille-message à son intendant, lui demandant de lui préparer de quoi se divertir. Deux ou trois de ses “jouets” feraient l’affaire pour le reste de la nuit ! Le regard lubrique qu’il afficha n’aurait laissé aucun doute à quiconque se serait trouvé près de lui. Les pauvres esclaves allaient subir la violence de ses assauts et n’y survivraient probablement pas, ce qui le réjouit d’autant plus !
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