Le baiser de l'ange noir

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   L'horloge me fixe d'un air hautain, elle est si froide avec moi, si antipathique. Elle est proche d'afficher minuit, alors elle se permet d'être d'une condescandance folle. Son temps à elle est éternel, quand bien même ses aiguilles s'arrêteraient, le déroulé implaccable du destin continuera d'affoler le coeur des Hommes. Mon aiguille est-elle aussi en train de s'immobiliser ? Je suis affalé sur mon lit, contemplant ma propre peur, celle de cesser d'exister, de quitter la réalité pour me perdre dans les méandres d'un au-delà incertain et inconnu. Quelle est d'ailleurs la raison de mon angoisse ? Celle de mourir ou bien celle de comprendre enfin toute la portée d'être vivant ? Tout ce temps que j'ai perdu, j'ai cherché à le combler de bonheurs bien futiles, croyant que courir après lui pourrait me donner la satisfaction d'avoir tout fait. Pourtant je suis bien là, couché avec cette horrible sensation de n'avoir pas tout réalisé.

Cette horloge bien placée est peut-être la meilleure boutade que la vie m'ait offerte. Toi qui a courru après le temps, le voilà qui est en train de te rattraper pour te soumettre à sa dure vérité. Il s'arrête pour toi, et se poursuit pour les autres. Que vas-tu faire maintenant ? Pauvre mortel plus idiot que les autres. J'étais seul devant mon horloge, nulle famille, nul ami pour me tenir compagnie dans mon dernier périple, cela valait bien la peine d'avoir passé du temps avec eux.

La foudre frappe alors à ma porte en bois de chêne, et me mire de ses yeux blancs brillants. Le froid s'empare soudainement de mon corps, me faisant trembloter, m'obligeant à me blottir dans ma couverture, qui se glace à mesure que je la serre contre moi. Mon souffle se perd, mon thorax grandit si fort que je pense inlassablement qu'il va déchirer ma poitrine, mais ma respiration n'en à que faire de mes états d'âme, et continue à m'étouffer d'avantage.

C'est alors que sortant du mur, à côté de ma lampe de chevet, une ombre malfaisante fait son entrée dans ma chambre. Le silence malgré l'orage envahit désormais toute la pièce, les éclairs illuminent pendant une seconde le corps de ce spectre qui entame sa marche funèbre. Ses pas sont lents, lourds, bruyants, son corps enveloppé dans une toge noire ténébreuse se meut presque de manière immobile ; le dos légèrement courbé ; la tête invisible, cachée par une capuche aussi sombre que le cœur d'un trou noir ; les bras squelettiques, longs et fins, pendent tels des lambeaux. Au bout de sa main osseuse dépourvue d'épiderme, un couteau éclatant se tord et les ailes noires déchirées de cet ange déchu montent jusqu'en haut de mon plafond.

L'ange noir marche, le long de mon berceau morbide, sans rien dire, sans respirer, sans m'agresser. Le rôdeur de minuit fait sa ronde faisant traîner ses chaînes bruyantes le long de mon parquet, le faisant gémir d'un sourd raclement. Il s'approche de moi, je dis "il", mais je ne connais même pas son genre. Je ne décèle aucune partie de son visage, mais je sens un souffle brûlant et nauséabond parcourir le mien qui s'est figé d'effroi. L'Hôte de la nuit se penche sur mes commissures et y dépose son premier baiser. 

Mes lèvres roses se consumment, son baiser est aussi sec et étouffant qu'un désert, aussi glacial qu'une banquise, aussi engloutissant que le fond de l'océan, aussi urticant qu'une ortie. La langue rapeuse du Diable se faufile dans mes entrailles, sa salive d'acide innonde ma gorge qui se serre. Ses lèvres dures comme les murs de l'Enfer aspirent mon âme et me croque le visage, laissant sur moi la marque de son passage. J'embrassais pour la première fois la Mort.

La brûlante fièvre qui s'en suit me calcine l'âme, tandis que mon corps grelotte de l'intérieur, que des frissons soufflent le long de mon corps, remontant jusqu'à ma tête qui se balance frénétiquement d'un côté à un autre. Mes yeux sont embués, ma conscience s'est perdue et l'ivresse de la vieillesse m'emmène avec elle dans des contrées encore étrangères. Férocement, le démon qui s'est emparé de moi me bat, causant des maux de têtes ignobles et me chuchotant à l'oreille des mots ineffables. Je murmure parfois, gémissant quand j'en ais encore le courage. Mon front me brûle atrocement, je le sens comme quand on se rapproche un peu trop près du feu et que la chaleur ardente vous crache au visage. Cette fois-ci je suis continuellement à côté de ce brasier, où le démon me jette des cendres dessus.

J'avais embrassé pour la première fois la mort.

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