La bite radioactive
Je me levais lorsque la machine à café se remit à vrombir. En consultant mon téléphone je me rendis compte qu'il était encore tôt. J'aurais aimé dormir un peu plus longtemps, la nuit avait été courte, mais Elie m'en empêcha, déboulant avec la ferme attention de me déloger de ma chambre.
― Papa est déjà levé ? m'étonnais-je en baillant.
― Apparemment. Il a encore la tête dans le sac. Tu descends petit-déjeuner ?
Je grognais.
Bon gré, mal gré, j'enfilais un jean et suivais Eliott qui avait revêtu un bermuda et un t-shirt. Je fus ravi de constater à quel point il faisait frais au rez-de-chaussée. Mon père avait déjà ouvert tous les rideaux, laissant le soleil couler en grande partie dans le hall d'entrée. Seul le vitrail multicolore où un navire semblait voguer sur une mer agitée tamisait la lumière du hall d'une ribambelle de couleurs pâles.
― Bien dormi ?
Papa semblait plus réveillé que moi. Encore dans sa chemise froissée de la veille, il nous tendait deux tasses de café d'un air penaud. La situation était ce qu'elle était, on évitait toujours d'évoquer les événements de la veille. Il culpabilisait assez, je le savais. Mais il recommençait toujours. C'était peut-être pour cette raison qu'il dormait de plus en plus souvent dans le canapé et que maman s'absentait. Peut-être était-ce plus facile que d'admettre qu'ils avaient des problèmes à régler. Ca évitait des disputes aussi. Ou peut-être que maman s'était lassée de crier et acceptait que papa se réfugie dans le travail et les soirées entre collègues. Et nous, peut-être qu'on évitait d'en parler pour ne pas briser ce fragile équilibre.
― Et toi ? répondit Eliott en lui prenant la tasse.
J'attrapais à mon tour la mienne pour goûter le liquide noir. Eurk ! Trop amer ! Je m'empressais de rajouter deux blocs de sucre sous le regard amusé de papa et dégoûté d'Eliott qui but le sien d'une traite.
― J'aurai bien dormi un peu plus mais il me reste encore beaucoup à écrire. Merci d'ailleurs pour le verre d'eau.
Papa était de bonne humeur, il paraissait même détendu. Cela me fit sourire de constater que ses cheveux étaient aussi désordonnés que ceux d'Eliott. Ce dernier se contenta de lui sourire avant de sortir tout le nécessaire pour petit déjeuner. Papa en profita pour signer le pain avant de nous en couper plusieurs tronçons qu'on couvrit de pâte à tartiner. Maman refusait de nous prendre des céréales, alors on se rabattait là-dessus.
Papa ne tarda pas à recoiffer ses mèches folles qui lui retombaient sur le visage et se changer pour partir. Il nous souhaita une bonne journée à la volée et s'en alla en trombe. Comme nous vivions légèrement excentrés de Lille, il était plus aisé pour lui de prendre le métro jusqu'à Rihour pour gagner les bureaux de la rédaction de La Voix du Nord à la Grand-Place que de prendre la voiture. Un collègue l'avait certainement déposé ce matin. A moins qu'il ait marché jusqu'à Bois Blanc, mais cela me paraissait peu probable tout de même.
Eliott s'était plongé à nouveau sur son téléphone, la mine concentrée. Je devinais qu'il jouait.
― Tu pars à quelle heure ? demandais-je en finissant ma dernière tartine.
Il leva son regard sur moi, perdu.
― Chez Julien, précisais-je.
Il haussa un sourcil étonné. J'avais peut-être été trop loin, il n'avait pas tort. J'avais beau ne pas être aussi doué que lui pour les relations humaines, il n'empêchait que Julien était un bon ami.
― Je pensais partir après mangé. Tu veux m'accompagner ?
Je hochais la tête à l'affirmative ce qui éclaira son visage d'un sourire reconnaissant. Le sourire d'Eliott valait tous les efforts du monde.
J'enfilais un tee-shirt quelconque et l'on slaloma jusque chez Julien. Quand on sonna, nos skates sous le bras, je m'attardais sur les rosiers grimpants qui dévoraient la façade de la maison. Lise les adorait et les entretenait avec beaucoup de soin. Quand le printemps approchait et que nous nous rendions ici après les cours, nous la retrouvions souvent en train de les tailler ou de faire le tour du jardin pour jauger quels seraient ses prochains ajouts. Mon cœur se pinça à l'idée que plus jamais nous la verrions nous saluer derrière son chapeau de paille, ses gants de jardinage et son sécateur à la main. Lise était morte. Lise... Ma gorge se serra. Elle avait été une troisième maman pour nous, une qui venait nous chercher après l'école quand papa était encore trop ivre et que maman était au travail, une qui nous ramenait ici pour qu'on joue avec Raph et Ju aux jeux vidéos. Parfois c'était la famille de Florian qui prenait le relais. Comme si les deux mères s'étaient accordées pour que l'une et l'autre prenne soin de nous quand la nôtre ne daignait à peine se déplacer si cela l'empêchait de travailler.
― Ca va aller ?
Eliott me scrutait, inquiet. Il me prit la main pour la serrer, geste qu'il conservait depuis que nous étions gamin. Sa façon à lui de me consoler. De me rappeler qu'il était là. J'étais toujours surpris de sa capacité à ressentir le moindre changement chez moi. Je ne croyais pas en ces histoires de télépathie due au jumelage et pourtant, dans ces moments-là, il me semblait possible qu'il lise dans mon âme quand bien même mes efforts pour demeurer de marbre. Je serrais la sienne en esquissant un sourire. On abandonna notre geste quand un bruit de clef se fit entendre. Julien passa la tête dehors, les yeux gonflés aussi rougis que la veille et cerclés de noir. Il empestait l'alcool. Sans dire mot, il nous laissa pénétrer et je ne pus m'empêcher de constater que tous les cadres qui figuraient avant dans l'entrée avaient été retirés pour ne laisser qu'une trace terne sur les murs.
Julien était l'ombre de lui même, errant tel un zombie. Un parfum de fleurs chatouilla mon nez quand on passa dans le salon : partout, des bouquets disposés dans des vases. La maison était d'un calme sinistre qui contrastait avec l'ambiance toujours mouvementée qu'on lui connaissait : Raph était bien absent. L'étau qui m'entravait déjà la gorge se resserra un peu plus. Une coquille vide. Avec Eliott, on n'osait prononcer le moindre mot, on laissait Julien nous trimballer ça et là jusqu'à ce qu'il décide de se poser. Il nous fit traverser la cuisine où là encore je faillis me stopper net. Des bris de verre et de porcelaine s'amoncelaient dans un coin.
― Attention où vous marchez, nous prévint-il la voix cassée. Je n'ai pas fini de nettoyer.
Je jetai un regard interrogateur à Eliott qui comprit et hocha négativement la tête. Ce n'était pas comme ça lorsqu'il l'avait laissé. A chaque pièce traversée, je remarquai le vide qui emplissait les murs et les bouteilles d'alcool. Son grand-père savait-il ? Pourquoi le laisser seul dans cet état ?
Il nous emmena jusqu'à l'arrière-cour où il s'écroula dans une chaise en plastique, sans même nous regarder. Les yeux éteints perdus dans le vide et les cheveux en bataille, on aurait dit un fou sorti d'asile. Son t-shirt était tâché d'un liquide brun qui sentait fort, sûrement une des bières qui trainait. On l'imitait, laissant les oiseaux combler le silence, abandonnant nos planches contre le mur de la bâtisse.
― Désolé pour le bordel. J'ai commencé à ranger mais c'est plus difficile que ce que je pensais.
Il eut un rire sans joie. Julien était comme ça, à essayer de rire même dans les moments les plus durs. Seulement d'habitude, c'était nous qu'il consolait en faisant le pitre. Aujourd'hui, je me demandais comment je pouvais lui rendre la pareille.
― Je vais t'aider si tu veux, m'entendis-je dire.
Il darda sur moi ses yeux bleus comme s'il se rendait compte pour la première fois de ma présence. Eliott approuva à son tour, dégainant une cigarette qu'il s'empressa de fumer. Il proposa à Julien de tirer sur la sienne, ce qu'il fit après un instant d'hésitation. Ils échangèrent un regard puis Julien céda, inhalant une bouffée qui consuma une grande partie de la clope. Il s'étouffa dans la seconde d'après, ce qui fit sourire mon frère. Je me revoyais cracher mes poumons quand Elie m'en avait proposé une "pour tester".
On se mit au travail, passant le balai un peu partout. J'aurai voulu l'aider à remettre de l'ordre et remiser les bouteilles mais il m'arrêta en nous suggérant à la place qu'on s'installe dans sa chambre pour jouer au dernier Mario, emportant avec lui des bouteilles de bière fraîches. Je détestais l'alcool plus encore que le tabac, mais face à sa détresse, j'acceptais d'en prendre quelques gorgées. Pourvu que maman ne soit jamais au courant, sinon je serai privé de sortie jusqu'à la fin de ma vie. Eliott était suffisamment fiable pour que je ne craigne pas qu'il lui rapporte quoi que ce soit.
Lui occuper l'esprit. Essayer de faire comme si rien n'avait changé, comme si Lise allait débarquer d'un instant à l'autre pour nous proposer une glace.
Mais Lise ne viendrait plus.
Faire les cons, s'insulter parce qu'Eliott était si stratège que j'en venais à détester jouer avec lui. On but tellement qu'on finit par éclater de rire pour tout et n'importe quoi.
Je m'isolais le temps de répondre à mon père qui s'inquiétait de ne pas nous voir à la maison, lui assurant qu'on rentrerait le lendemain et qu'on passerait la nuit chez Julien. Il n'y trouva rien à redire, tant qu'on ne faisait pas de bêtises. Quand je revenais dans la chambre, Julien posait un doigt sur ses lèvres tout en pointant Eliott qui s'était assoupi sur son épaule. J'eus un sourire en attrapant des feutres dont j'en confiais une partie à mon ami. Il savait ce que j'allais faire et cela le fit pouffer. Dans mon état second, je chancelais jusqu'à m'accroupir face à mon jumeau qui ronflait, la bouche grande ouverte. Hum...Qu'allais-je donc pouvoir lui dessiner ? Un grand classique : une bite sur la joue dont Julien s'amusa à son tour à coloriser de rose fluo et de vert. Une bite radioactive. L'idée me fit éclater de rire. Julien me suivit sans vraiment comprendre pourquoi je riais, tout en m'intimant de me taire. Cela ne réveilla même pas Elie que l'alcool semblait priver de sa sensibilité habituelle. Une fois calmé, Julien s'attaqua à barbouiller son cou de lignes et de points tandis que je m'attelais à lui faire les moustaches de chat sur son autre joue. Eliott remua un peu, sans se réveiller pour autant, grommelant de temps à autres des paroles indicibles. Lorsque notre chef d'œuvre fut achevé, je le prenais en photo et l'envoyait à Julien.
On tira Eliott jusque dans le lit. Julien déplia son matelas de secours et on fit comme dans le temps : on le partagea comme de grands enfants. Impossible pour moi de dormir dans le même couchage que mon frère, il remuait tellement que la chute était inévitable. Julien s'endormit rapidement, il avait accumulé beaucoup de fatigue depuis le début de la semaine. Quant à moi, l'ivresse ne me réussit pas et m'empêcha de fermer l'œil. Je ne cessai de repenser à l'interrogation d'Eliott : et nous, qu'est-ce qu'on ferait si on perdait maman ? Moi, ce n'était pas tant ça qui m'inquiétait. Car la seule famille sans qui je ne serai plus rien, ce serait bien lui. Un monde sans lui, serait un désert, je serai une lune privée de son soleil.
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