Papa me couvre
Je me décidais à aller voir mon père la semaine suivante, lorsque ma mère n’était pas là. Je toquais à son bureau jusqu’à ce qu’il me donne l’autorisation d’entrer. Ses cernes me frappèrent au premier coup d'œil, il travaillait d’arrache-pied pour boucler un dossier qui devait paraître le lendemain. Je voulus repartir mais il stoppa sa rédaction en m’enjoignant de venir.
― De quoi voulais-tu me parler mon garçon ?
Attentif, il retira ses lunettes pour se masser les yeux.
― J’ai fait une bêtise, commençais-je embarrassé.
Ses sourcils se fronçèrent quelques secondes avant de reprendre leur place initiale pour rendre à nouveau son visage impassible.
― Tu as tué quelqu’un ? demanda-t-il sérieusement.
― Papa ! Bien sûr que non !
― Alors ça ne doit pas être une grosse bêtise dans ce cas.
― J’ai demandé à Elie de signer l’autorisation de participer au concert de fin d’année. Il a imité ta signature.
Si la nouvelle troubla mon père, il n’en laissa rien paraître. Alors qu’un autre m’aurait déjà hurlé dessus, il se contenta de croiser ses bras contre le torse en soupirant. Il me semblait qu’il réfléchissait au problème.
― C’est fâcheux. Bon, j’imagine que je dois te couvrir auprès de ta mère si elle s’en aperçoit.
― Je suis vraiment désolé, mais elle ne voulait rien savoir, je n’ai pas eu le choix.
― J’entends bien. Je me doutais que tu ne resterais pas sur notre refus. J’espère au moins que ton frère l’a fait correctement ?
― Madame Léonard n’y a vu que du feu.
― J’ignore si je dois m’en réjouir…Tu es sûr que ta mère n’a rien vu pour le moment ?
― Ca fait quelques semaines que l’on répète, je n’ai pas l’impression qu’elle soit au courant.
― Très bien. Merci de ta franchise Ren.
Il se tut une longue minute, le regard perdu dans le vide, se grattant le menton.
― Tu vas me punir ?
― Non. Tu es assez grand pour assumer les conséquences de tes actes. Ta mère l’apprendra à un moment donné et je sais qu’elle le fera ; en rajouter une couche est inutile. Elle me criera sûrement dessus mais si cela te permet de faire ce que tu aimes, ça me va. Tu t’en sors avec tes cours ?
― Merci papa ! Oui, c’est intense mais je fais en sorte d’être irréprochable.
― C’est bien mon fils, continue comme cela.
― Et toi, ton dossier ?
Je désignais d’un mouvement de tête le PC ouvert sur un logiciel de traitement de texte noirci. Il le scruta à son tour en soupirant.
― Je vais y passer la nuit, ça me déprime.
― Si jamais je peux t’aider, n’hésite pas. Ou si tu as besoin de quelque chose. Je vais sûrement faire nuit blanche aussi, on se croisera à la machine à café, plaisantais-je.
― C’est gentil mais ça devrait aller. Ne te surmène pas trop tout de même, il faut préserver ta santé, c’est important !
Je le lui promis. On discuta de tante Maiko qui insistait pour refaire un Skype durant le weekend suivant, des répétitions et des cours. Je m’éclipsais une fois que la conversation tourna en rond pour le laisser travailler.
Comme les répétitions avançaient bien, je proposais au groupe de tenter de dénicher des petites salles où l’on pourrait se produire. Se constituer un public était essentiel si l’on espérait gagner la compétition et cela ne pouvait qu’appuyer notre détermination auprès des producteurs qui y assisterait. L’idée ayant conquis même Florian, je passais mon samedi après-midi à contacter des bars enclins à nous accorder notre chance. Si quelques-uns ne me donnèrent pas suite car nous étions mineurs, la plupart accepta à condition d’avoir une autorisation d’un adulte. Là encore, je fis appel à mon père qui accepta sans broncher au prétexte qu’il n’était plus à cela près. Il me fit une attestation sur l’honneur signée en bonne et due forme cette fois-ci.
Le premier contact téléphonique était une chose, mais je me doutais que l’humain importait davantage. Avec Elie, on se motiva à prendre le métro pour se rendre dans les lieux qu’on avait sollicité, notre attestation imprimée en autant d’exemplaires qu’on distribua. Les propriétaires des différents établissements nous firent faire le tour pour que l’on visualise la scène, l'acoustique et le matériel à notre disposition. On leur proposa de repasser en groupe plus tard car pour tout ce qui était technique, Flo et Ju étaient bien plus calés que nous. On récupéra les cartes de visites des lieux qui nous avaient le plus attiré et nous empressions de faire un long rapport aux gars sur Messenger. Ce premier pas nous avait reboosté et l’on enchaîna avec des répétitions intensives chez Julien.
Plus de cartons, la maison avait changé d’ambiance. Si l’absence de cadres et de photos demeurait notable, l’endroit semblait plus vivant : ça sentait la peinture fraîche et l’on devinait des travaux en cours au bruit de perceuse et de marteau résonnant par intermittence. Cela ne nous dérangea pas outre mesure. Julien avait presque fini de recouvrir les murs de ses boîtes à oeufs si bien que l'acoustique s’en trouvait améliorée. Florian slappait tout en grommelant quand nous arrivions avec Elie.
― Qu’est-ce qui t’arrive ? m’enquis-je.
― J'vais devoir changer les cordes, ça m’emmerde.
― Ah ? T’as tenté de les nettoyer au vinaigre ? suggéra Eliott en se délestant de son étui. Ça te laissera le temps d’acheter un nouveau jeu.
― J’ai déjà essayé mais j'pense que j'suis bon quand même pour les remplacer.
― Tu ne mets pas de Fast Fret ? m’étonnais-je. Perso même si ça graisse un peu les cordes, je préfère encore en mettre que de les changer tous les mois.
― J’ai horreur de ce machin ! Je passe un coup de chiffon et ça fait bien le job.
― Tu devrais quand même le faire de temps en temps, sinon tu vas y laisser tes économies, remarqua Elie.
― Bon les gratteux, on peut commencer ? s’impatienta Julien qui était prêt à jouer.
On lui balança d’un commun accord un doigt d’honneur moqueur tout en sortant nos instruments. Je branchais ma Telecaster au caisson et terminais mes réglages, suivi par Elie qui entama un solo. Il venait de changer ses propres cordes et n’était pas peu fier du son particulièrement clair de sa Dreadnought. Je reconnus aussitôt la mélodie qu’il avait composé pour notre morceau ce qui me fit sourire.
Un peu surpris, Flo se cala sur son rythme pour dialoguer avec sa basse. Très vite, il trouva le parfait tempo et entraîna Julien à suivre la cadence. Je retrouvais la synergie habituelle du groupe, celle qui me mettait en confiance et me sortait de ma routine. Maman ne pouvait pas comprendre, elle ne pouvait pas saisir l’importance qu’avait la musique pour moi : c’était un besoin aussi vital que celui de respirer. Le temps de quelques heures, je pouvais me lâcher, me défouler comme si le monde n'existait plus et qu’il n’y avait que nous. Galvanisé par la montée en puissance du tempo qu’Elie imposait, j’entamais notre chanson.
Deux lumières scintillant dans le ciel étoilé,
Frères liés, leur lien est un fil d'amitié,
Au-delà des murs, à travers nos rêves,
Un amour profond, pur comme la neige.
Elie prit le relai pour le refrain en japonais qu’il connaissait par cœur. Je poursuivis :
Dans les profondeurs de l'obscurité,
Rires et larmes tissent la même mélodie,
Ensemble, nous braverons la tempête,
Notre fraternité, une force infinie.
Avec la même aisance, il entonna à nouveau le refrain et le bridge de sa voix modulée qui emplissait le garage. Il se donnait à fond, comme toujours. Je le rejoignis pour l’outro dont on avait décidé de la conserver en japonais.
Kono ai towa ni, musubareta kyoudai,
Itsu made mo zutto.
Lorsque la chanson mourut, Elie fonça sur Flo et Julien pour les féliciter.La mélodie était parfaite, nous étions prêts à l’enregistrer. L’idée de maman avait fait son chemin dans mon esprit ; c’était l’occasion de garder une trace de notre composition. Les gars étant d’accord pour nous suivre dans notre délire, on se paya le luxe d’un studio d’enregistrement pour obtenir la meilleure qualité sonore possible. Cela nous coûta une petite fortune mais à quatre on parvint à nous offrir une session d’une demi-journée. Notre carte SD en main, on s’empressa de la glisser dans l’ordinateur d’Elie pour écouter le rendu. J’en eu le souffle coupé tandis qu’Eliott était au bord de l’implosion : je percevais son agitation du coin de l'œil. Florian et Julien, plus mesurés, se concentraient sur les percussions de la batterie électronique, sourcils froncés et la tête dodelinante d’un seul mouvement.
― Vous en pensez quoi ?
Le cœur battant, je sondais mes comparses en attente de leurs remarques. C’était une première pour nous tous, je craignais que Julien ne soit pas satisfait du résultat comme il n’avait pas utilisé son instrument habituel. Pour nous, cela avait été plus simple comme nous avions embarqué nos guitares et basse.
― J’suis impressionné, se lança Flo, je ne m’attendais pas à un tel rendu.
― Elle est fantastique ! poursuivit Elie qui ne tenait plus en place, Elle déchire ! Cette harmonie, et putain la batterie électro j’avais peur au début mais wow ! Ça rend super bien ! On va cartonner au concert !
― Et toi Ju, tu en penses quoi ?
Silencieux depuis la fin de l’écoute, il semblait cogiter. Tous les trois nous l’observions dans l’attente de son appréciation.
― Je rejoins Elie, j’avais très peur de ce que ça allait donner surtout que j’ai eu un peu de mal à la maîtriser. Il y a quelques notes que je trouve faibles mais pour une première je suis aussi surpris de l’harmonie qu’il s’en dégage. Et vos voix à tous les deux, ce mélange de français et de japonais c’est original, unique. On a toutes nos chances cette année ! Imaginez si on enregistrait ce morceau avec des musiciens pros, ce serait incroyable.
Un soupir de soulagement nous parcourut ; Ju était difficile à satisfaire, peut-être autant si ce n’est plus que Florian ; le voir si confiant me rassura. Sentiment qu’Elie et moi semblions partager au vu du large sourire et de l'accolade chaleureuse qu’il lui adressa, à sa grande surprise. Je leur promettais de leur envoyer la copie afin que l’on puisse avoir une base de travail pour progresser. Dans les semaines qui suivirent, nous passions le plus clair de notre temps à l’écouter avant de répéter. Plus nous la jouions, plus la conviction qu’elle serait notre morceau phare s’établit. Nous devions en composer et en jouer d’autres pour le concert mais nous décidions d’un commun accord d’en faire notre morceau de clôture, celui sur lequel nos camarades se défouleraient. Elie poussait tellement sur son jeu qu’il terminait régulièrement les mains en sang. Cela ne l’arrêtait pas pour autant, malgré notre inquiétude, il continuait, passant un simple coup de chiffon sur ses cordes pour ne pas en mettre partout. Maman s’en était rendue compte et lui préconisait de freiner un peu mais pour autant, il rentrait toujours avec ses doigts rouges qu’elle s’appliquait à soigner du mieux possible. Papa en plaisantait en disant que c’était comme ça qu’on devenait un grand de la musique. Mais bientôt, les mains ruisselantes de sang d’Eliott furent le cadet de nos soucis.
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