Notre deuxième maman
✨ L’ADN ne fait pas la famille. ✨
Les cris fusaient de toute part, si bien que j’étais incapable de fermer l’oeil. Maman et papa se disputaient au rez-de-chaussée pour la troisième fois depuis le début de la semaine. Sans surprise, la voix de maman couvrait tout le reste, ça me rendait dingue. Pourtant, je m’étais barricadé dans mon lit, mon oreiller plaqué contre l’oreille.
― J’en ai plus qu’assez ! Tu ne fiches rien, je dois tout me coltiner. J’en ai ras-le-bol ! Je suis crevée, je passe déjà des journées de merde, et toi, tu rentres toujours ivre à des heures pas possibles. Tu n’es vraiment pas un exemple pour les garçons, tu devrais avoir honte !
Je n’entendais pas ce qu’il répondait, mais à chaque fois, elle haussait un peu plus le ton, rugissant de plus belle. Et puis d’un seul coup, une porte claqua et le bruit d’un moteur résonna. Les pneus crissèrent dans le gravier de l'allée, et ce fut le silence total. Elle était partie. C’était toujours comme ça. J’entendis la porte de chambre d’Elie grincer, nul doute qu’il n’allait pas tarder à me rejoindre. Je me relevais pour lui ouvrir et le retrouvais, les yeux rouges et épaules basses sur le pas de porte. Il pleurait en silence. Je lui attrapais la main pour le faire coucher dans le lit et me recroquevillais contre lui. Son dos tremblait, signe que ses pleurs s’accentuaient, mais aucun bruit ne perçait. Je lui caressais les cheveux pour le rassurer et bientôt son agitation se calma : son souffle se fit régulier et lent ; il dormait.
Je connaissais sa peur par cœur à force. Cinq ans que les vociférations de maman retentissaient, que les verres et les assiettes se brisaient, que les portes claquaient comme un orage dans la nuit. Que papa finissait par se servir un verre puis une bouteille, seul, dans le salon, jusqu’à s’endormir en attendant le retour de maman. Et qu’Eliott pleurait silencieusement dans mes bras, trouvant refuge dans mes draps avec l’angoisse au ventre de voir notre famille exploser.
Parfois les disputes démarraient dès le diner, on appelait alors Alice pour qu’elle nous récupère. Et quand elle ne pouvait pas, c’était Lise qui nous embarquait. On fuyait la fureur de maman et la détresse de papa. On fuyait parce qu’on savait qu’on ne pouvait pas s’interposer sans risquer les coups. Maman s’emportait vite et ne se contrôlait pas toujours. Elle s’en voulait après, une fois son coup de sang passé : elle pansait les plaies, s’excusait mais recommençait. Alors c’était comme ça, tacitement, on se réfugiait chez Alice qui nous recueillait sans rien dire. Nous n’avions pas le choix. La première fois que c’est arrivé, Elie a voulu se mettre entre eux du haut de ses dix ans, il s’est pris une gifle qui a retentit dans le hall et lui a laissé une cicatrice sur la mâchoire. J’ai voulu le défendre en m’interposant lorsqu’elle s’apprêtait à réitérer son geste mais dans sa rage, maman m’a donné un coup de poing dans l’estomac qui m’a laissé le souffle coupé de longues secondes. C’était la première fois qu’elle se montrait violente envers nous. Elie pleurait et hurlait en la traitant de folle. Il s’est repris plusieurs claques avant que papa intervienne à son tour et nous pousse vers la sortie. Il nous a jeté dehors en plein hiver avec la même impassibilité qu’on lui connaissait. On est restés longtemps devant la porte, en attendant que les cris s’arrêtent. Mais ils n’ont jamais cessé, alors on est partis. Sous un ciel étoilé, je me suis résigné à attraper la main d’Elie pour l’emmener loin de la maison. Loin des vagissements de maman qui faisaient trembler les murs. Il pleurait toutes les larmes de son corps, grelottant dans son t-shirt trop grand. On a erré le long de la Deûle sans un mot. J’ai appelé Florian parce qu’Elie devenait bleu et tremblait de plus en plus. Alice est passée nous récupérer ; elle a vu notre état et s’est décomposée. Je n’oublierais jamais le mélange de colère, de dégoût et de tristesse qui dansait dans son regard. Elle a voulu en parler à mes parents mais on l’a dissuadé de le faire. On ne voulait pas en rajouter une couche, ça risquait d’envenimer la situation.
La moindre tension, la moindre contrariété de maman nous mettait en alerte ; on surveillait son comportement, à l’affût du moindre signal qui nous ferait fuir. Au moins, Elie ne prenait plus les coups. Après cette altercation qui lui avait laissé des bleus sur le corps, maman s’était refusée à le toucher, tandis que moi… Je faisais le tampon quand je n’avais pas le choix.
Malheureusement, la dispute de la veille se reconduisit une fois de plus, un peu plus forte encore. Cette fois-ci j’anticipais et donnais à Elie la consigne de faire son sac le plus discrètement possible. J’en fis de même, appelant Alice qui n’eut aucun mal à comprendre le motif de mon coup de fil en entendant les cris qui résonnaient jusque dans ma chambre. Je chopais mes dernières affaires, rejoignant Eliott dans la sienne. Il avait ouvert sa fenêtre en grand afin qu’on puisse s’échapper par l’arrière-cour en passant par le toit de la véranda qui était quelques mètres sous sa fenêtre. Il passa par-dessus bord, réceptionna son sac qui s’était logé dans la gouttière et sauta du toit pour atterrir avec souplesse sur les graviers de l’allée. Je lui balançais mon propre sac et entrepris de faire de même. On s’accroupit pour longer le mur de la cuisine où les cris et le fracas de la vaisselle retentissaient en dépit du double vitrage. Lorsqu’enfin on fut éloigné, on se mit à courir pour nous réfugier près du pont de l’Avenue de Dunkerque. Alice nous récupéra au feu, nous accueillant comme si de rien n’était, un large sourire dessinant des parenthèses au creux de ses joues. Elle nous fit la conversation sans doute pour nous rassurer, nous ramenant à Haubourdin où ils vivaient depuis une bonne dizaine d’années.
Lorsqu’on s’immobilisa, Elie sauta hors de la voiture, son sac déjà dans son dos, prêt à rentrer dans la maison pavillonnaire des Hanotte. Il dégainait déjà une cigarette quand la porte s’ouvrit. Florian l’accueillit comme à son habitude, lui retirant sa clope d’un air accusateur. Je restais un instant paralysé dans mon siège tandis qu’Alice me jetait un coup d'œil dans le rétroviseur intérieur.
― J’ai préparé des gnocchis pour ce soir, vous aimez bien ça j’espère ?
De sa voix chantante, elle continua de me sourire.
― Merci de nous accueillir encore une fois… Je sais que vous êtes de nuit en plus.
― Ne tire pas cette tête voyons, ça me fait plaisir de vous avoir à la maison ! Franck ne sera pas là, il a encore du boulot, vous aurez la maison pour vous tout seuls.
J’acquiesçais. Combien de fois nous avait-elle récupéré ? Combien d’appels lui avais-je passé parce que je craignais qu’Elie se fasse rétamer ? Si cela n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais rien dit. J’aurais encaissé les coups jusqu’à ce qu’elle se calme. Mais je ne voulais plus voir la mine déconfite d’Eliott, le voir paniquer à chaque coups de poings et de pieds que je me mangeais, le voir essayer de s’interposer pour finalement être bousculé jusqu’à ce qu’il cède. Je ne voulais plus qu’elle le touche, je ne voulais plus qu’il s’inquiète pour moi.
Sans un mot, je descendis les rejoindre en tentant de refouler les larmes qui montaient malgré moi. Florian nous fit entrer et nous présenta la nouvelle venue : Lily avec un “y” nous avait précisé Alice, un chiot Saint Bernard qui nous accueillit en grandes pompes. Elie la couvrit de câlins et de caresses, les yeux brillants d’amour. J’eu également droit à un léchouillage de joue en bonne et due forme lorsqu’il me la confia pour se délester de ses affaires. Elle pesait déjà son poids pour une boule de poils de cinq mois !
Son élan d’affection me fit retrouver le sourire. On joua avec elle, nous amusant de ses petits jappements cristallins.
Lorsqu’on eut terminé de ranger nos affaires, Alice nous fit un câlin et déposa sur nos joues un baiser chaleureux avant de s’en aller travailler.
Elie prit aussitôt ses aises dans le salon avec Lily, tandis que je restais dans la courette entourée d’une haute clôture et de thuyas, bientôt rejoint par Florian qui s’assit à même le bois de la terrasse.
A travers la baie vitrée qui donnait sur le salon et la cuisine, j’observais un instant les cadres photos sur les murs : il n’y avait aucun doute sur le fait que les deux frères tenaient de leur mère. Cheveux châtains raides, nez retroussé et lèvres pleines étaient des traits héréditaires que les deux Hanotte partagaient avec elle. Seuls leurs yeux clairs s’accordaient aux iris ambrés de leur père. Quoique Florian ait décidé d’en changer, arborant des couleurs plus ou moins excentriques.
Alice était la bienveillance et la douceur incarnée et Frank un blagueur hors pairs. Florian avait tellement de chance d’être né dans pareille famille, une qui le choyait, une qui le laissait vivre en lui accordant pleine confiance. Son père rentrait peu, mais il s’arrangeait toujours pour passer du temps avec lui. Chaque portrait de famille donnait à voir l’évolution des deux frères, le sourire aux lèvres, et l’amour qui inondait le regard de leurs parents. Je les enviais.
Pourtant, lorsque mon ami prit la parole, la réalité me gifla plus douloureusement encore que n’importe quel coup de poing de ma mère.
― Maman est malade.
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