Ouverture du procès
1er jour du procès, 8h34.
La salle du tribunal de la Cour d’Assises du Nord est une impressionnante pièce rectangulaire bardée de longues colonnes romanes groupées par deux et entre lesquelles d’immenses baies vitrées déversent la lumière du jour, même lorsqu’il pleut comme aujourd’hui. Le plafond, à plus de six mètres de hauteur, en forme de dôme rappelle à Ren la nef d’une église, en un peu plus asseptisé, en beaucoup plus blanc aussi. Le reste de la pièce est à dominante boisée entre le parquet peu épais qui renvoit la moindre percussion qui le fait vibrer, les bancs qui accueillent le public, les lourdes portes par lesquelles les membres du jury, les avocats et les Juges arrivent, et leurs bureaux formant un arc de cercle cassé. Et puis il y a le box dans lequel Ren se tient, fébrile, les mains jointes derrière le dos, une sorte de prison de plexiglas qui l’isole comme elle l’expose telle une bête de foire. Le jeune homme se balance d’avant en arrière alors que la salle se remplit petit à petit. Il jette un coup d’oeil aux bancs du public sur sa gauche, ne reconnait aucun visage auquel s’accrocher : la plupart d’entre eux sont adultes. Son procès se déroule à huit-clos mais cela n’empêche pas aux professionnels qui travaillent avec des mineurs d’y assister. Il suit le ballet des avocats qui s’installent dont Maître Richard - le sien - qui prend place sur une des chaises bleues à mi-chemin entre les vieilles chaises de bureau d’entreprises et celles des salles de classes, celles bien inconfortables, devant lui. L’homme à la trentaine révolue, dans le mètre quatre-vingts, au visage d’un étroit oval, un bouc brun encerclant ses lèvres toutes deux très fines, un nez acquilain et des yeux bleus perçants surplombés par des sourcils broussailleux. Sa toge noire dissimule son corps peu corpulent, lui donnant vaguement l’air d’une chauve-souris. Serait-il Batman ? Son justicier dévoué ? L’adolescent se prend à l’espérer.
Ren dénombre un, deux, trois, quatre écrans plasma perchés entre les colonnes, chacun dirigés vers le public, lui, les avocats et les jurés. Il se demande un instant à quoi peuvent-ils servir ces écrans, se demande s’il le saura au cours de son procès. Son corps tendu, en état d’alerte ne parvient pas à se figer : il faut qu’il bouge, qu’il frictionne ses mains moites sur son jean, qu’il lisse les plis de sa chemise blanche, - il lui faut faire bonne impression - qu’il analyse chaque recoin comme un lion en cage. Il ne s’est jamais autant senti vulnérable qu’à cet instant. Les yeux des autres l’effraient car ils les voient bien, leurs yeux curieux, leurs yeux accusateurs se visser à lui et sa bougeote. Il éprouve l’envie irrépressible de fumer et regrette ne pas s’être servi un verre ce matin, avant de partir, juste pour se détendre.
Il note qu’il n’y a pas d’horloge dans la salle : la justice doit-elle prendre son temps pour statuer sur celles et ceux qui se présentent à elle ? De toute manière, cela fait des mois qu’il ne se soucie plus du temps qui passe, que le jour et la nuit se confondent, que parfois il s’endort ivre mort à l’aube et se réveille, une migraine pilonnant son crâne, en pleine nuit. Tout ce qui lui rappelle que dehors un monde tourne autour du Temps sont ses rendez-vous chez la psy et désormais le taxi qui passerait le prendre pour l’emmener à Douai pour son audition. Il aurait pu prendre le train mais avec l’émulsion médiatique que l’affaire engendre, c’est inenvisageable. De toute manière sa liberté sous contrôle ne le lui aurait pas permis non plus.
Son procès se déroulerait en trois jours, les trois jours les plus longs et décisifs de son existence. Et dire que ses camarades s’angoissent quant à leur orientation…Il en a un rictus amusé avant de se souvenir de sa propre situation ; le lieu ne se prête pas aux sarcasmes.
Une sonnerie rententit diffusée par les discrets hauts-parleurs greffés aux écrans, une sonnerie qui lui rappelle celle que l’on entend au début d’un opéra. Il étouffe sa conscience acide qui s’amuse des similarités entre justice et représentation théâtrale. C’est tout ce qui lui reste : une conscience costique avec qui il s’engueule silencieusement depuis des mois, à défaut de parler aux gens. De toutes manières que pourrait-il leur dire ? Ils n’en valent pas la peine, ils le jugent toujours avec pitié ou soupçons, ça l’énerve prodigieusement. Il n’y a que la psy qui le comprend alors c’est plus facile de lui parler. Elle est la seule à lui arracher les mots qu’il emprisonne en son for intérieur, qui dansent dans son crâne, qui alourdissent son coeur et le forcent à s’anesthésier.
Tout le monde se tient debout alors que la Juge et ses assesseurs font leur entrée. La corpulente femme d’une cinquantaine d’années, à la peau noire, est vêtue d’une toge rouge à l’encolure blanche douveteuse, en V. Son visage très rond adoucit la dureté de son statut. Lorsqu’elle ordonne à l’assistance de s’asseoir, Ren note son accent martiniquais reconnaissable après des années passées à grandir avec une nourice d’outre-mer. Il se demande qu’est devenue Inaya une fraction de seconde, puis, le silence régnant, la Juge le sollicite :
― Ren, tu te lèves s’il te plaît.
Il s’éxecute docilement, cela fait longtemps qu’il n’a pas reçu d’ordre aussi poliment adressé. Il ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre la chorégraphie de la messe et celle qu’il aurait à exécuter pendant les trois prochains jours. Quoiqu’il advienne, il se promet de respecter les ordres, de faire preuve de bonne foi. La Juge, en dépit de son air sévère, lui inspire de la sympathie sûrement parce qu’elle lui rappelle sa nounou d’antan.
Son coeur palpite, ses mains ne s’assèchent toujours pas, il a trop chaud, mal au crâne, les yeux cernés enfoncés dans leurs orbites et pourtant il devrait se montrer irréprochable. Son estomac se noue lorsqu’un éclair de lucidité le frappe de plein fouet : il prend conscience de l’ampleur de la situation dans laquelle il baigne. La simple idée qu’on gratte la pellicule de sa vie, de leur vie à Eliott et lui, le terrifie. Et si on le condamne ? Que deviendra-t-il ? Pourira-t-il en prison ? Y mourra-t-il ? Il se voit déjà extradé par les deux flics dans son dos, lui passant les menottes comme dans les films. Le sol sous ses pieds est trop présent, trop dur, les oeillades de l’assistance bien trop réelles pour que cela soit un cauchemar. Mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Il ne peut pas être là à comparaître, du haut de ses 16 étés, devant un putain de tribunal à cause de sa mère ! Ce n’est qu’un cauchemar, ce n’est qu’un cauchemard, ce n’est qu’un cauchemar… Les yeux clos, il tente de s’en convaincre mais en les rouvrant rien n’a changé : il est encore dans sa prison de verre, scruté par autant de visages inconnus qui le soutiennent ou le condamnent. Et parmi eux, les représentants de la Loi suprême qui le détaillent avec attention. C’est effrayant !
Il en a eu des instants de lucidité éprouvants entre ses comas éthyliques mais celui-ci est d’une violence inouïe qu’il ne peut même pas assomer en buvant.
― Bien, tu seras jugé sur ce que tu as fait ou ce que tu n’as pas fait, sur qui tu étais au moments des faits et sur ce que tu es devenu. Nous instruirons donc ce procès en deux phases : la première se penchera sur les faits qui te sont reprochés, la deuxième sur ta personnalité. Commençons par les faits ; je vais te dire ce qui t’es reproché et nous commencerons l’instruction. Il t’est reproché l’homicide involontaire de ton frère jumeau Eliott, d’avoir proféré des menaces et commis des faits de violence aggravées à l’encontre de la personne de Anne-Marie Kimiko, ta mère, dont il a résulté une incapacité de travailler de 9 jours.
Il peine à soutenir le regard, s’y oblige ; pas question de ressembler à son lâche de père. La liste de ses crimes supposés est lourde, très lourde et il perçoit déjà dans la salle un murmure horrifié. Que peuvent-ils penser tous ces gens ? Sûrement qu’il est la pire ordure, encore un gosse qui s’est pris pour ce qu’il n’était pas, encore un qu’il faut placer derrière les barreaux au plus vite. Comment peut-il être innocent ? Vous vous rendez-compte ? Déjà 16 ans qu’il tue son frère et s’attaque à sa propre mère ! Mais où va le monde mon bon monsieur ou ma belle dame, mais oui, où va ce foutu monde ? Et cette pauvre femme, quelle tristesse : elle perd un fils et est obligée de livrer bataille contre l’autre ! Mais que fait le père là-dedans ? J’ai entendu dire que c’était un alcoolique, remarquez les fruits ne tombent jamais bien loin de l’arbre.
Oui, il les entends d’ici ces ignorants, ces simples d’esprit qui avalent les couleuvres médiatiques.
― Monsieur le Procureur, je vous laisse rappeler à ce jeune homme ce qu’il risque.
― Oui, Madame la Présidente. Madame, Monsieur, en application de l'article…
Il n’écoute déjà plus. Les mots se plantent dans son âme comme autant de flèches acérées. Il jete des coups d’oeil à la porte côté public, la seule issue de cette salle, en espérant qu’Eliott apparaisse, déboule au milieu du tribunal et se fiche de lui et de sa “tronche de cake”. Il compte les secondes, les minutes, mais rien, la lourde porte gardée reste close. Ren oscille entre résignation et horreur, tandis que l’homme en toge noire qui le jauge énonce des articles de lois. Il compte en lui-même le nombre d’années qu’il pourrait passer derrière les barreaux d’une cellule. “23 ans de prison…23 putain d’années…Je sortirai à 39 ans !” Un quart de vie lui sera volé. Ses épaules s’affaissent un peu plus, il se sent quitter son corps encore une fois.
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