Chapitre 2 : Le cimetière des souvenirs
Je mis un peu de temps pour m’habituer à la lumière, qui contrastait violemment avec la noirceur d’où je venais de m’échapper. Je retrouvais lentement la vue et parvins bientôt à distinguer les formes des nuages qui se mouvaient dans le ciel bleu. Celui-ci ressemblait étrangement à un cornet de glace. Ou peut-être était-ce simplement mon esprit qui divaguait encore.
Le sol était dur et inconfortable, ce qui me décida à me relever pour de bon cette fois-ci et à faire face à la douce voix que j’avais malencontreusement heurtée. C’était un garçon à peu près de mon âge, aux cheveux châtains et aux yeux bleus clairs magnifiques. Ils me rappelaient un doux ciel d’été, comme ceux que l’on pouvait observer pendant des heures dans le petit parc où nous sortions avec Charlie. Mais ce bleu là était encore plus beau, plus nuancé.
L’inconnu me dévisageait d’un air un peu gêné, en se massant l’épaule droite. Je réalisai alors que je lui avais peut-être fait mal avec mon réveil brusque, ce qui pouvait expliquer qu’il resta d’abord à une certaine distance, me faisant face, assis au sol.
-Eh bien… on peut dire que tu ne manques pas de force… Ce furent ses premières paroles.
Je l’observais, un peu confuse, ce qui le fit rire nerveusement.
-Ne t’en fais pas, ce n’est rien. Tu ne m’as pas fait mal si c’est ce que tu te demandes. J’ai seulement été surpris, dit-il gentiment.
J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais je mis plusieurs secondes avant de parvenir à en sortir des sons.
-Je… pardon… je suis désolée…. je ne sais pas ce qui m’a pris… j’étais perdue et d’un coup je… je suis sortie… , tentais-je d’expliquer sans parvenir à être claire dans mes propos.
-Sortie d’où ? me demanda-t-il en fronçant les sourcils. Tu te souviens comment tu as atterri ici ?
-Je ne sais pas vraiment où j’étais… il faisait noir… tellement noir… et je ne ressentais plus rien.
-Je vois… au fait, je m’appelle Robin. C’est quoi ton nom ? me demanda-t-il.
-Je m’appelle Aélys, je répondis d’une petite voix.
Redevenant de plus en plus lucide, je regardais autour de moi, espérant reconnaître l’environnement dans lequel je m’étais éveillée. J’espérais intimement avoir atterrie dans le petit parc parisien en face de mon appartement, mais quelque chose me disait que ça aurait été trop beau pour être vrai. Je n’y avais jamais vu ce garçon parmi les groupes de jeunes qui passaient tout leur temps là-bas. Cependant, d’une manière que je n’aurais pas su expliquer, il me paraissait étrangement familier.
Nous n’étions pas du tout dans le parc, mais dans un lieu qui m’était totalement inconnu. C’était une grande étendue désertique, dont le sol était d’une terre rougeâtre. J’en étais recouverte, comme si j’étais restée allongée dans la poussière durant des heures, voir des jours, tel un vieil objet abandonné dans la nature. Le jean de Robin était également plein de terre rouge au niveau des genoux et des mollets, mais il n’avait pas l’air de s’en soucier. Nous étions seuls au beau milieu de ce désert, dans lequel se distinguaient de gigantesques panneaux de métal, tous à égale distance les uns des autres. Ils formaient des lignes infinies, qui s’étendaient sur des kilomètres. En vérité, ils ressemblaient plus à de grands écrans plats, encastrés sur des piliers métalliques. Je m’interrogeais sur ces écrans et me décidai à poser la question à Robin, qui m’observait toujours comme une bête curieuse.
-Dis Robin, où est-ce que nous sommes ? Qu’est-ce que c’est que ces écrans et cet endroit ? Je ne me souviens de rien.
-Tu ne le sais pas ?! s’étonna-t-il en ouvrant de grands yeux. C’est le cimetière des souvenirs ! Habituellement on n’y trouve pas grand monde, mais personnellement j’aime bien venir consulter les savants de temps à autre. Ils peuvent être d’une grande aide.
-Comment ça ? Qui sont ces savants ? je lui répondis sans comprendre un mot de ce qu’il me racontait.
Robin me regarda fixement comme si je me payais sa tête, mais comprit vite à travers mon expression insouciante et perdue, que je ne connaissais réellement rien de cet endroit. Il leva la tête au ciel un instant, puis observa les écrans en se mordillant le coin de la lèvre, comme s’il réfléchissait à ce qu’il était bon ou non de me dire et quelle serait la meilleure manière de le faire. Enfin, il se tourna vers moi, se mis debout et me tendit la main pour m’aider à me relever, avant de simplement me dire :
-Viens. Je t’emmène en ville et nous discuterons en chemin. Je vais t’expliquer.
Il m’entraîna ainsi à travers le désert d’écrans, dans lequel nous marchâmes durant une bonne vingtaine de minutes, peut-être plus. Ma notion du temps avait été plutôt affectée par mon expérience dans les limbes. Pendant notre traversée, Robin me raconta l’essentiel qu’il me fallait savoir pour ne pas paraître une extraterrestre dans ce lieu, qui était indubitablement très différent de Paris et même de l’époque de laquelle je venais. J’écoutais attentivement tout ce qu’il me disait, de plus en plus étonnée, dans l’incompréhension la plus totale. Le monde n’avait plus rien à voir avec ce que je connaissais. J’avais l’impression d’avoir fait un bond dans le futur ou dans une autre dimension.
- Écoute, je ne sais pas non plus comment tu t’es retrouvée au beau milieu du cimetière des souvenirs et je t’avoue que ça m’intrigue beaucoup ; mais quoi qu’il en soit, tu ne peux pas rester seule ici, ni t’intégrer à la société sans connaître son fonctionnement. Ils risqueraient de vouloir te faire disparaître pour de bon, dit-il d’un ton grave qui me fit un peu peur.
-Attend, qui voudrait me faire disparaître ? Qu’est-ce que tu entends par là ? je répondis avec une pointe d’anxiété.
-Les contrôleurs du travail. Ce sont eux qui surveillent le bon fonctionnement de la ville et vérifient que chacun réalise bien ses heures de travail et est affecté au secteur dans lequel il a le plus de capacités. Si un citoyen devient « inutile » à notre évolution, dit-il en mimant des guillemets avec ses doigts, les contrôleurs s’occupent de le faire disparaître, considérant qu’ils n’a plus sa place ici. Il termina sa phrase en adoptant un air triste, ce qui m’entraîna à le relancer.
-Quand tu dis « disparaître »… est-ce que tu veux dire… tuer ? lui demandai-je en déglutissant, redoutant sa réponse.
-D’une certaine manière, mais pas forcément celle dont tu l’entends. Toutes les personnes qui ne sont plus aptes à travailler sont dématérialisées. Je parle en particulier des personnes âgées ou très handicapées, qui ne sont plus en mesure d’aider la société et de participer au développement de la technologie. C’est à dire qu’ils ne sont plus présents physiquement, mais ils peuvent demander à être conservés mentalement. Leurs esprits restent ainsi intacts et deviennent immortels. La plupart des familles décide de garder chez elle les esprits de leurs ancêtres disparus, pour leurs parler de temps en temps ou leurs demander conseil.
Je buvais les paroles de Robin, en même temps impressionnée et effrayée par ce qu’il me racontait, avec un naturel déconcertant. Se pouvait-il qu’un tel endroit existe vraiment ? Soudain j’eus une pensée pour ma grand-mère, qui habitait non loin de chez nous à Paris, à quelques rues de notre appartement. Je l’imaginais, sans corps, flottant dans l’air comme un tourbillon de poussière. Puis je la voyais ensuite dans le vide, un vide sombre et silencieux, où l’on ne ressentait plus rien.
Robin s’était arrêté et me regardait divaguer avec une expression d’inquiétude qui était assez touchante.
-Est-ce que tout va bien ? me demanda-t-il avec douceur. Tu as l’air complètement à l’ouest.
Je me retournai alors brusquement vers lui, un peu gênée, et lui souris du mieux que je pus.
-Oui, oui. Ne t’en fais pas. Je pensais juste à autre chose, excuses moi. Tu me parlais des esprits conservés par les familles. Ça fait longtemps que vous effectuez ce… processus ?
-Un bon moment oui. Du plus loin que je m’en souvienne en tout cas, mais l’idée a été mise en place bien avant ma naissance.
-Et ce « cimetière des souvenirs ». C’est bien ça ? Je n’ai pas trop saisit ce que c’était, le questionnais-je.
-Mmm… oui… c’est un étrange hasard que tu sois débarquée là-bas tu sais, commença t-il d’un air mystérieux. C’est un endroit que j’aime bien, malgré la peur que les gens en ont parfois. Ces écrans que tu as vus, sont l’une des formes de réceptacles pour les esprits des morts. Ils renferment les pensées et les connaissances des plus grands de notre monde, Albert Einstein, Sigmund Freud, Charlie Chaplin, Van Gogh, Beethoven !
Je pouvais sentir l’enthousiasme de Robin et l’admiration immense qu’il avait pour ces hommes célèbres, qui étaient exposés comme des objets de collection ou des œuvres d’art vivantes dans ce désert rouge. Dans un sens, je trouvais ça fascinant, d’avoir trouvé le moyen de mettre à profit des telles intelligences sur la longue durée, mais d’un autre côté, je me disais qu’ils devaient parfois en avoir marre de cette vie d’exploitation. Ils ne pouvaient accéder à leur famille, ou même à de simples contacts humains. Comment pouvait-on vivre ainsi ? Je ne fis pas part de mes questionnements au beau jeune homme qui m’accompagnait, n’ayant pas envie de lui gâcher sa joie lorsqu’il commença à me décrire les conversations passionnantes qu’il avait pu avoir avec Freud ou Baudelaire. Il était de toute évidence un garçon intelligent, qui se passionnait à écouter les histoires de ceux qui avaient vécu tellement plus de choses que lui.
C’est ainsi que fonctionnait le monde ici. On se servait des jeunes pour les tâches qui demandaient une présence physique quotidienne et des anciens pour transmettre leur savoir à ceux qui le désiraient. Je me dis alors que j’irai bien discuter un peu avec Oscar Wilde un jour prochain si j’en avais l’occasion.
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