Chapitre 12 : B.G.C. (« Bureaux du Gouvernement de Christoval »)
L’immense temple grecque nous faisait face depuis son estrade et sa lignée de majestueuses colonnes, entièrement fait de clarosfène. Au centre de celles-ci se dressait une grande porte en arc de cercle où il était inscrit sur un écriteau « Bureaux du Gouvernement de Christoval ». Nous nous trouvions maintenant juste en face de l’entrée, mais Robin me stoppa avec son bras pour chuchoter à mon oreille.
-Sois prudente et la plus naturelle possible, me prévint-il. À partir d’ici, les contrôleurs sont partout et très vigilants. Il vaudrait mieux qu’ils ne nous voient pas entrer, pour qu’on puisse directement s’adresser à quelqu’un à l’intérieur du temple. Une fois entrés, ils n’oseront pas nous repousser devant leur petit personnel. Ce sont des gens qui tiennent à leur image.
-D’accord mais comment on peut les reconnaître ? Ils n’ont aucun signe distinctif, répliquai-je anxieuse.
-C’est ça qui est marrant, c’est impossible.
-Marrant ! Tu appelles ça marrant toi ? je lui reprochai.
-Bon ce n’était peut-être pas le terme à employer, je le reconnais, dit-il sur un ton sarcastique que je ne trouvais en aucun cas adapté à la situation.
Cependant je ne fis pas d’autres commentaires.
Robin me tapota le bras et pointa du doigt un homme grand au crâne rasé qui paraissait très rude.
-Regardes ! Il faut observer leur attitude. Celui en est un, j’en mettrais ma tête à couper.
Je me mis à regarder l’homme en chemise noire et jean plus attentivement. Il marchait lentement parmi les habitants, les mains jointes derrière le dos et son regard grave et froid parcourait les vas-et-viens de la foule. De toute évidence, il n’était pas là pour se promener ou prendre le soleil.
-Je crois que j’ai saisis l’idée, annonçai-je à Robin.
-OK, allons-y, suis-moi.
Sur ce, nous reprîmes notre chemin, feintant de faire demi-tour dès que nous apercevions une personne au comportement louche. Nous slalomions avec difficulté entre les centaines d’individus qui peuplaient la place du temple, ce qui complexifiait encore plus notre capacité à distinguer les contrôleurs du reste des habitants.
Nous étions pratiquement arrivés aux grandes marches qui précédaient la porte d’entrée, lorsque nous tombâmes nez-à-nez avec un homme portant une casquette et des lunettes de soleil, qui se dressait juste devant nous. Robin s’arrêta à temps, mais n’eut pas le réflexe de me tirer en arrière avant que je cogne l’homme de plein fouet. Quelle idiote ! Et voilà que les ennuis reprenaient. Je me reculai en vitesse pour m’excuser et vis mon ami ouvrir de grands yeux. Il ne s’attendait pas à une telle erreur de ma part, ne connaissant pas encore toute l’ampleur de ma maladresse.
-Pardon monsieur… je suis vraiment désolée…
L’homme à la casquette me regardait fixement à travers ses lunettes, sans rien dire, ce qui me mit très mal à l’aise. Robin se rapprocha et attrapa ma main pour m’entraîner lentement sur le côté. J’étais tétanisée. L’homme ne bougeait pas.
Lorsque nous commençâmes à nous éloigner, je sentis soudain une main forte m’empoigner par l’épaule droite et ne pu laisser échapper un cri de surprise.
-Attendez les gosses. Où allez-vous comme ça ? demanda-t-il avec la voix grave et impatiente de quelqu’un qui n’appréciait pas d’être contrarié.
Je regardais Robin sans rien dire, le suppliant mentalement pour inventer rapidement une histoire crédible au contrôleur qui nous retenait. Je pense qu’il sentit ma détresse et se décida à répondre.
-Nous… nous passions simplement nous promener un peu sur la place avant de rentrer chez nous. Il fait un soleil magnifique aujourd’hui… vous ne trouvez pas ?
Je le remerciais intérieurement d’avoir réussi à se montrer si assuré et confiant face à lui. Les excuses les plus basiques étaient toujours celles qui fonctionnaient le mieux. Si j’avais pu, je l’aurais félicité d’avoir agis selon cette théorie. Le contrôleur semblait réfléchir à ce qu’il pourrait nous demander d’autre, mais sans inspiration, il relâcha sa prise : moi.
-Mmm… allez-y, dépêchez-vous. Le couvre-feu ne va pas tarder.
-Oui monsieur, répondit Robin en s’éloignant.
Je pus enfin reprendre mon souffle et m’éloignai avec lui, soulagée de ne pas être tombée sur un contrôleur trop bavard et avide de questions. Robin soupira un bon coup et tira ses cheveux en arrière, laissant perler quelques gouttes de sueur sur son front.
-On l’a échappé belle, j’ai cru que s’en était fini de nous cette fois-ci, dit-il en attrapant de nouveau ma main et la serra fort. Maintenant tu restes bien avec moi et surtout tu ne me lâches pas, compris ?
-Oui, aucun problème là-dessus, lui assurai-je, encore apeurée par cette altercation.
Lorsque nous n’eûmes plus le contrôleur en visuel et que les alentours apparurent sans danger, nous nous engageâmes dans les hautes marches du temple. À présent nous étions à découvert et devions nous dépêcher d’entrer à l’intérieur du bâtiment avant qu’un des contrôleurs sur la place ne nous interpelle. Je pouvais sentir mon cœur pulser contre ma poitrine aussi fort que le martèlement du « Tic, Tac » que j’entendais dans mes cauchemars. Je me mis soudain à ressentir la douleur du martèlement à l’intérieur même de mon corps et commençai à me replier sur moi-même, en plein milieu de l’ascension.
-Aélys ! Que se passe-t-il? s’inquiéta Robin, qui tenta alors de m’aider à avancer. On ne peut pas s’arrêter là Aélys, qu’est-ce qu’il y a ?
-Je…
La souffrance des pulsations était atroce et retentissait dans tout mon être, quand tout à coup elle disparut aussi vite qu’elle était arrivée et en moins de dix secondes je ne ressentis plus rien. C’était incompréhensible. Je me redressai aussitôt et me remis à monter les marches, devant le regard subjugué de Robin.
-C’est incroyable… j’avais terriblement mal et maintenant… plus rien…
-En effet… répliqua-t-il en fronçant les sourcils. Nous verrons ça plus tard, il faut y aller, vite.
Nous montâmes les dernières marches et arrivâmes enfin devant la porte du temple. C’était maintenant que tout allait se jouer. Mon ami prit l’initiative de passer devant comme à son habitude, sûrement dans une sorte d’instinct de protection envers moi. Il prit lentement la poignée et la tourna, puis poussa la lourde porte qui s’ouvrit sans un bruit, à part un léger cliquetis métallique.
Nous étions entrés dans le temple grecque, les bureaux du gouvernement, au cœur du système.
Nous avions débouché sur un grand hall, parfaitement symétrique. Tout était de la même couleur gris argenté que la façade extérieure. Deux lignes de fines colonnes s’étendaient le long des murs, avant de se séparer en deux couloirs au fond du hall. Un bureau d’accueil impeccable devançait la séparation entre les deux chemins possibles, un jeune homme de moins de trente ans posté derrière, qui était en train d’ordonner des papiers administratifs. Il ne nous aperçut pas immédiatement, mais nous n’avions d’autres choix que de passer par son intermédiaire. Robin et moi avancions en direction du bureau avec appréhension et ce ne fut que lorsque nous arrivâmes à environ trois mètres de lui qu’il nous remarqua, leva la tête de ses papiers et croisa les doigts, ses avant-bras étendus sur le bureau. Il nous regardait avec dureté et j’eus soudain un gros doute sur le fait qu’il nous accorde le passage dans les bureaux. Robin se recoiffa rapidement à l’aide de sa main et redressa le col de sa chemise toute froissée, puis se stoppa juste devant le bureau d’accueil. Le jeune homme se trouvant derrière ne dit pas un mot et nous observa avec attention.
Robin prit la parole :
-Bonjour…
-Nous allons fermer, le couvre-feu est dans quinze minutes jeunes gens. Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de revenir demain. Ce serait… préférable, le coupa-t-il avec arrogance, profitant de sa supériorité face à deux adolescents qui osaient se présenter au siège même du gouvernement, à l’heure de la fermeture qui plus est.
-On ne peut pas attendre demain matin, répondit fermement Robin. Nous avons une information de la plus haute importance à transmettre aux dirigeants.
-Aux dirigeants ? s’étonna-t-il en écarquillant les yeux. Et qui êtes-vous donc pour revendiquer une entrevue avec les dirigeants ?
-Peu importe qui nous sommes, il faut absolument que nous voyons quelqu’un de toute urgence. C’est… c’est une question de vie ou de mort ! se mit-il à improviser.
-Vous rendez-vous compte de ce que vous demandez? Les dirigeants sont des personnes très occupées ! répliqua le jeune homme de l’accueil, manifestement très irrité.
Je me décidai alors à intervenir et me rapprochai du bureau pour m’adresser à lui.
-Écoutez, ce que nous avons à leurs dire est vraiment très important. Si nous ne les mettons pas vite au courant, beaucoup de personnes pourraient en souffrir, vous y compris. Alors je vous supplie de nous conduire à eux, lui dis-je d’une petite voix d’enfant désespérée.
-Mais enfin… d’où sortez-vous bon sang…
Le jeune homme se gratta l’arrière de la tête en un réflexe de stress et hésitait manifestement à nous aider. Il finit par soupirer de lassitude et tendit sa main vers le couloir de gauche.
-Très bien… suivez-moi… finit-il par annoncer d’un air fatigué. La dirigeante Tarot doit encore être disponible il me semble.
-Merci beaucoup ! Je vous promets que vous ne le regretterez pas, m’écriai-je.
Robin m’adressa un sourire et acquiesça d’un mouvement de tête, fier de ma prestation.
L’homme de l’accueil et son costume bleu foncé parfaitement lisse et droit nous conduisit à travers le couloir. Nous n’entendions pas le moindre écho ou bruit de pas, les sons semblant complètement anesthésiés par le clarosfène qui recouvrait la moindre particule du bâtiment. De larges baies-vitrées nous entouraient de part et d’autre, donnant sur l’extérieur, qui se vidait de plus en plus. Le plafond était très haut, si haut qu’on se serait crus dans un palais royal, nous apprêtant à participer à une grande réception ou un bal donné en l’honneur de sa majesté. Cependant, nous n’arrivâmes pas dans une grande salle de bal, mais dans un dédale de petits couloirs qui donnaient sur de nombreuses portes de bureaux. Notre guide s’arrêta devant l’une d’elles et se retourna vers nous.
-J’espère pour vous que c’est réellement important ! nous dit-il comme une forme de menace.
Il leva le poing et frappa trois coups sur la porte. Un écriteau indiquait le nom : Claire Tarot. Il attendit, jusqu’à entendre un « Entrez ! », auquel il répondit en ouvrant la porte.
-Madame Tarot, je suis navré de vous déranger mais… deux jeunes gens sont venus avec une information très importante à vous transmettre. Je leur ai dit de repasser plus tard, mais ils ont insisté…
-Eh bien faites-les donc entrer ! Si cela est si important je vais les recevoir, annonça une voix féminine.
-Très bien. Vous pouvez y aller, dit-il à notre attention cette fois-ci.
Il sortit du bureau et nous tint la porte, pour la refermer derrière nous lorsque nous fûmes à l’intérieur.
-Je vous en prit, asseyez-vous.
Quand je vis la femme qui nous faisait face, j’eus un sursaut de panique. J’avais reconnu son tailleur noir et ses longs cheveux lisses et bruns, qui lui donnaient l’allure d’une grande femme d’affaires. Je ne pus retenir un cri de surprise, ce qui intrigua fortement Robin.
-Oh ! Très intéressant… tu es la jeune fille qui m’est rentrée dedans dans la rue il y a quelques temps, n’est-ce-pas ?
-Oui, oui c’est bien moi. Je ne m’attendais à ce que vous soyez… si haut placée.
-En vérité ça tombe très bien que tu sois ici. J’aurais un mot à te dire après que vous m’ayez exprimé la raison de votre venue, répondit-elle avec une satisfaction que je n’appréciais pas du tout.
Robin resta perplexe face à notre petite conversation et finit par s’asseoir dans l’un des sièges se trouvant devant le bureau de Madame Tarot et je m’installai dans le deuxième. Celle-ci nous observait attentivement, plissant ses petits yeux aussi noirs et opaques que les plumes d’un corbeau.
-Si nous sommes là, commença Robin, c’est pour vous prévenir que toute la société court peut-être un grave danger madame. Je crois que… enfin il est possible que le gang des chasseurs de souvenirs m’ait volé un souvenir capable de détruire le système.
-Oh ! Vraiment ? répliqua-t-elle avec plus de curiosité que de peur. Et de quoi s’agirait-il ?
-En réalité, nous ne le savons pas exactement. C’est un souvenir où mon père mentionnerait une certaine faille, qui permettrait de prendre le contrôle de Christoval et je crains que les Syrus ne s’en servent pour monter un coup d’état.
Il attendit une réaction de la part de la dirigeante, mais elle ne fit que le questionner dans un calme parfait, en jouant avec ses doigts.
-Ceci est très honorable de votre part de venir me dire tout ça jeune homme, mais vous vous doutez que je ne peux pas ordonner un état d’alerte sur des « peut-être ». Vous avez été attaqués par les chasseurs je présume ?
-Oui… ils m’ont pris… , il hésita à aller plus loin dans sa phrase. …certains souvenirs de mon père.
-Qui est votre père ?
Un silence soudain s’installa dans le bureau. La femme avait posé la question que Robin et moi redoutions.
-Eh bien ? Qui est votre père ? insista-t-elle.
- « Était », précisa-t-il. Il s’appelait Edmond Coronas.
La dirigeante qui avait entamé un verre d’eau manqua de s’étouffer en entendant le nom et se mit à tousser dangereusement. Elle mit un peu de temps à se reprendre et écarta les mèches de cheveux qui lui tombaient devant le visage.
-Vous êtes donc le fils d’Edmond Coronas! Mon dieu, voilà qui explique bien des choses et surtout d’où vous tenez de telles informations.
Elle paraissait à présent beaucoup plus méfiante.
-Néanmoins, il m’est impossible de faire quoi que ce soit si vous n’avez pas de preuves de ce que vous avancez.
Robin se tourna vers moi et serra les lèvres, ce que je pris comme une demande de soutien. C’était à moi de jouer, il ne pourrait pas la convaincre autrement qu’avec mon aide.
-Nous en avons une, annonçai-je avec détermination. Elle se trouve dans ma tête.
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