Chapitre 16 : La faille
Robin et moi nous regardâmes les yeux pleins de joie et le sourire aux lèvres après avoir entendu ce que prévoyait James pour la suite. Finalement ce serait peut-être bien lui et son groupe de résistants qui parviendraient à empêcher les chasseurs de souvenirs d’arriver à leurs fins et si en plus de cela ils avaient accès à la faille, ils pourraient enfin achever le plan d’Edmond Coronas, pour le bien de la population.
Nous étions tous d’accord sur ce point, éliminer les plus faibles n’était en rien une solution satisfaisante, que l’on garde leurs esprits ou non. Comme n’importe qui, ils avaient besoin de contacts humains et d’objectifs. Dans la demi-vie qui leur était offerte après la dématérialisation, rien ne leur apportait de grande joie et ils pouvaient vite se sentir seuls et perdus, dérivant dans le néant. Je parvenais facilement à imaginer ce sentiment, me retrouvant moi-même dans cet état tragique pratiquement toutes les nuits, lors de mes cauchemars. Il n’y avait rien de plus terrible que d’exister sans réel but, d’être juste là, pour dire que nous n’étions pas morts.
Je repensai soudain aux centaines d’âmes du cimetière des souvenirs. Qui se souciait véritablement de leurs sentiments, de leurs apporter des attentions, de simplement partager une conversation légère et amusante avec eux ? La seule raison qui pouvait pousser les gens à leur rendre visite, c’était pour s’en servir comme de vulgaires livres d’histoire, des mémoires vivantes du passé. Mais peut-être auraient-ils envie d’autre chose, de se confier plus personnellement sur leur vécu, de parler de leur famille ou que sais-je. Personne ne leur offrait une réelle place d’être humain, pas même Robin qui aimait s’y recueillir. S’y recueillir, c’était la meilleure formulation. Après tout, comme le nom qu’il portait, c’était un cimetière et rien d’autre, une étendue de tombes exposées sous forme d’écrans. Des centaines de vies brandies devant un public comme les comédiens d’une pièce de théâtre. Plus j’y repensais, plus je trouvais cela affligeant.
Robin se rapprocha de James, posant également ses coudes sur la table et parla avec entrain.
-Alors, ne nous faites pas languir comme ça ! C’est quoi cette fichue faille ?
Ses beaux iris bleus avaient retrouvé leur flamme de fougue et de détermination. Il était impatient de connaître le fin fond de l’histoire et n’avait de toute évidence qu’une hâte, celle d’accomplir la digne œuvre de son père.
Cette fois, James prit un air plus sérieux.
-Écoutez attentivement et surtout gardez-le pour vous les enfants, c’est compris ? Beaucoup ne sont pas au courant dans le camp, nous préférons que ça reste le plus secret possible, question de sécurité.
Nous acquiesçâmes d’un même mouvement et attendions, immobiles, que le vieil homme reprenne la parole de sa voix rocailleuse dont il tentait de baisser le volume comme il le pouvait.
-Eh bien voilà, la faille comme nous l’appelons, en réalité… , il se mit à chuchoter, c’est une horloge !
Je demeurai interdite face à cette révélation des plus étranges.
-Comment ça… une horloge ? l’interrogea Robin, aussi étonné que moi.
-Ça vous intrigue n’est-ce-pas ? s’amusa James. Vous ne vous attendiez pas à ça hein ! C’est parce que vous ne savez pas tout sur le gouvernement de Christoval ; en vérité quasiment personne n’est au courant.
Il s’arrêta un instant pour se servir un verre d’eau et le but d’une traite avant de reprendre.
-L’horloge est un mécanisme qui renferme en son cœur un programme chimique très complexe, réalisé à partir de clarosfène. Il y a quelques années de ça, un scientifique a fait tout plein d’expériences en tous genres quand la matière a commencé à être produite. Il lui a découvert des propriétés inédites, qui allaient bien au-delà de ses espérances, notamment celle de contrôler partiellement l’esprit d’un homme sous une certaine forme.
Robin et moi étions complètement subjugués par cette nouvelle et ne disions pas un mot, fascinés par les explications de James.
-Les seuls au courant de cette découverte étaient les plus hauts dirigeants du gouvernement, qui ont passé l’information à leurs successeurs au fur et à mesure. Ils étaient tous avides de pouvoir et étaient persuadés que le seul moyen de structurer la société comme ils l’entendaient, était par le contrôle le plus stricte. Vous commencez à voir où je veux en venir ?
Je mis ma main devant ma bouche, effarée après avoir compris à quoi il faisait allusion.
-Oh mon dieu… lâcha mon ami, qui venait également de comprendre. Les contrôleurs.
-Et oui… répondit tristement le résistant. Tous les contrôleurs agissent comme des humains, mais mentalement ce sont des automates. D’une façon ou d’une autre, ils ont été mis en contact avec la substance et suivent aveuglément les ordres qui leurs sont donnés par leurs supérieurs. C’est là leur fonction principale.
Je me souvins de l’expression de froideur et de rudesse que j’avais observé chez le contrôleur aux lunettes de soleil que j’avais croisé à deux reprises la soirée précédente.
-Seulement, seulement ! s’écria-t-il avant de redescendre d’un ton. Il y a la faille. L’horloge est censée protéger la substance qui approvisionne le temple pour en redistribuer continuellement aux contrôleurs. C’est essentiel pour qu’ils restent bien dociles, car sinon l’effet finirait par se dissiper. Ils doivent se servir de longs tuyaux ou je ne sais quoi pour relier le temple à l’horloge.
-Dans ce cas ça signifie que l’horloge n’est pas au temple ? l’interrogeais-je.
-Oh non, loin de là ! Il fallait la cacher à un endroit où personne n’irait chercher. Je suppose que vous avez déjà dû aller au cimetière des souvenirs ?
J’échangeai un regard interloqué avec Robin. C’était là-bas que j’étais apparue et qu’il m’avait découverte par hasard. Ça ne pouvait pas être une coïncidence. Quelque chose me reliait à ce lieu et à cette horloge, j’en étais persuadée. Je ne savais pas encore comment ni pourquoi, mais je me promettais de le découvrir.
-En effet nous nous y sommes déjà rendus, répondis-je à voix basse.
-Un endroit assez… mystique hein ? Personnellement il m’a toujours fichu la chair de poule. Ce n’était pas le cas d’Edmond. Il aimait bien discuter avec les morts lui et il avait un ami qu’il appréciait particulièrement, Frédéric Chopin ! Rien que ça ! Et devinez quoi, ils ont si bien papoté tous les deux que le petit Chopin lui a révélé l’existence de l’horloge. C’est comme ça qu’il a su ce qu’il fallait faire. Le musicien est la clé, il est l’ultime barrière qui bloque l’accès à l’horloge.
James s’exprimait comme un vieux conteur de légendes fantastiques qui voulait remplir d’étoiles les yeux des enfants qui l’écoutaient. Cependant, toute l’histoire était vraie et nous concernait tout particulièrement.
-Et comment pouvons-nous accéder à elle alors ? s’impatientait Robin. Vous dites que Chopin est la clé, mais comment est-ce-que ça marche.
-Doucement, doucement mon gars, on n’y est pas encore et à vrai dire je ne sais pas trop comment ça fonctionne, avoua le vieil homme. C’est un point qu’Edmond n’a pas eu le temps de partager avec moi, dit-il tristement.
Robin serra les poings de frustration et se recula de la table. James finit par se lever et s’étira bruyamment.
-Merci beaucoup pour nous avoir accordé votre confiance, c’était très important pour nous, le remerciai-je.
-Je m’en doute bien, y’a pas de quoi. Allez je pense que ça suffit pour ce soir. Vous pouvez dormir ici, prenez des matelas au fond et installez-vous comme vous pouvez. Oh et j’allais oublier ! Marina a dû terminer de préparer son fameux ragoût, je vous conseille d’y goûter !
Sur ces paroles, il sortit de la tente en nous faisant signe de la main, auquel nous répondîmes.
Robin et moi avions dépoussiéré comme nous le pouvions les vieux matelas qui traînaient et en avions mis deux à terre côte à côte. Nous étions allé chercher deux bols de ragoût, qui s’avérèrent aussi délicieux que James nous l’eu promit. Nous nous remplîmes la panse avec le plus grand plaisir du monde. Quand nous eûmes fini de manger, nous nous allongeâmes sur les matelas peu confortables, mais un point continuait de me tracasser et je décidai d’en faire part à mon ami.
-Au fait… je peux te demander quelque chose sans que tu t’énerves ? dis-je d’une petite voix.
-Pourquoi voudrais-tu que je m’énerve ? me répliqua-t-il avec douceur.
-Tu es très distant depuis… ce qui s’est passé au temple et même avant d’ailleurs… Je m’inquiète pour toi ; si j’ai fait quelque chose de mal tu peux le dire…
-Chut, me coupa-t-il en posant son index sur ma bouche et prit un air désolé. Ça n’a rien à voir avec toi, c’est moi qui me perds tout seul. Excuses-moi pour la manière dont je t’ai traité, ce n’était pas ce que je voulais.
-D’accord… mais je vois bien qu’il y a quelque chose que tu ne me dis pas.
Il tenta de s’éclipser en me tournant sur le dos et en fixant le plafond de la tente.
-Ne t’en fais pas pour ça, finit-il par me dire pour clore la discussion. Maintenant tout ira mieux, je te le promets.
Je me tournai alors dans le sens opposé, un sentiment de tranquillité mêlé aux doutes que je nourrissais toujours envers Robin.
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