Chapitre 19 : Des heures difficiles
James était au chevet de la pauvre femme qui ne bougeait plus. Ses longs cheveux gris lui tombaient des épaules et pendaient dans le vide jusqu’à toucher le sol poussiéreux. Ses yeux étaient fermés et sa bouche ridée encore entrouverte, comme si elle avait tenté d’aspirer des bouffées d’air jusqu’au dernier moment.
Même en la voyant ainsi, j’eus le réflexe de me dire que tout n’était peut-être pas perdu. Je me créai un passage entre les voyeurs et m’approchai d’elle.
-Depuis quand est-elle dans cet état ? m’empressai-je de demander en m’agenouillant auprès de la femme.
-Pas plus d’une ou deux minutes, mais je crois que c’est terminé… me répondit James avec tristesse.
-Pas tant que nous n’aurons pas essayé de la sauver.
Il m’observa avec un air de désespoir, en serrant les lèvres. Je remontai alors en vitesse mes manches et me plaçai au-dessus d’Hernanda, le cœur battant à tout rompre. Si je me loupais, je risquais de la tuer pour de bon ; mais si je réussissais, il y aurait peut-être un espoir. Je posai mes mains sur sa poitrine et commençai un massage cardiaque, tel que j’en avais vu quand mon père l’avait appris à mon frère Théo. Il fut une époque où il s’intéressait tout particulièrement aux enquêtes policières et aux cadavres, mais mon père avait jugé plus utile d’utiliser cette passion temporaire pour tenter de lui apprendre quelques gestes et astuces de sauvetage. Je ne crois pas que ça l’ait vraiment intéressé. Moi non plus à vrai dire, cependant j’avais étonnamment bien retenu la méthode et je ne pensais pas que cela me fut utile un jour.
J’appuyais à intervalles réguliers sur la poitrine de la vieille femme, à l’endroit exact qui pourrait faire repartir son cœur.
-Est-ce-que vous auriez un peu d’électricité ? De l’adrénaline ou quelque chose de puissant ? m’écriai-je en me tournant vers les dizaines de personnes qui regardaient la scène sans bouger.
Les spectateurs firent passer la demande derrière, sans retour positif, ce qui me mis hors de moi.
-Je vous en prie, n’importe quoi ! Vous devez bien avoir quelque chose ?!
Soudain, un jeune homme avec une queue de cheval blonde et une petite barbe nouée, me faisant penser à un hippie des années soixante, s’avança avec un petit bocal remplit d’un liquide argenté.
-Euh… nous avions récupéré ça dans un hôpital avant de nous expatrier ici. C’est un produit au clarosfène. Je ne sais pas trop si ça peut être utile… mais il nous a déjà aidé à soigner des blessures, m’annonça-t-il avec une légère hésitation.
Je pris le bocal et examina la substance avec intérêt. Après tout nous n’avions plus rien à perdre. Il fallait tenter le coup.
-OK, vite une seringue à aiguille fine ! lançai-je. Vous avez une aiguille ? Il faut la désinfecter en urgence.
J’entendis un « oui » lointain pendant que je me concentrais sur le massage cardiaque pour garder un mouvement régulier, mais mes forces commençaient à diminuer. Enfin, une femme que je ne pris pas le temps de remercier ni même de regarder, m’apporta une seringue. Je me dépêchai de la remplir de la substance au clarosfène et la plantai d’un coup précis dans la poitrine d’Hernanda. Après y avoir déversé le liquide, je la retirai et repris le massage. J’étais à bout de nerfs et n’entendais même plus les commentaires affolés des réfugiés qui m’entouraient. Je continuais, encore et encore. Elle devait vivre ! Il fallait que ça fonctionne ! Je ne pouvais pas les décevoir… pas encore.
C’est alors que le miracle se produisit. La vieille femme reprit une grande inspiration et se mit à tousser bruyamment, haletante. J’avais réussi, je l’avais sauvée. Je relâchai ma prise, essoufflée et les bras tremblants et plaçai un petit pansement sur la zone où je l’avais piquée, après avoir épongé les quelques gouttes de sang.
Tout le monde criait et pleurait de joie en même temps, heureux de retrouver Hernanda en vie et me félicitait. J’étais sans le vouloir devenue leur héroïne. James m’envoya me reposer et m’aida à traverser les applaudissements de la foule, qui me donnèrent un terrible mal de crâne. Le fils et la fille de ma patiente avaient pris le relais pour s’occuper de son rétablissement. Robin nous accompagnait et nous nous enfermâmes tous les trois dans la tente et nous assîmes autour de la table de bois. James me servit à boire.
-Ce que tu as fait pour Hernanda… dit-il ému, c’était magnifique. Nous la pensions tous partie au ciel, mais toi tu n’as pas baissé les bras. Je te remercie. Tu as mon plus grand respect Aélys.
-Il n’y a pas de quoi, répliquai-je en souriant. Je dois vous avouer que c’est la première fois que je fais une chose pareille, c’était un coup de chance…
-Ne sois pas si modeste, m’interrompit Robin. Tu as un vrai talent c’est indéniable. Lorsque nous vivions dans la cité, elle m’a soigné admirablement après l’attaque des Syrus dans les tunnels, dit-il en s’adressant au second de son père.
-Eh bien, nous aurions bien besoin de quelqu’un comme toi au camp ! répondit-il. Il faut dire que notre savoir médical est très limité. Cet enseignement a toujours été rejeté par la société. Les dirigeants préfèrent endoctriner des jeunes valides plutôt que de soigner ceux qui ne leurs servent plus à rien. C’est infâme.
-Oui je comprends… c’est pour ça que nous devons les arrêter !
-Ouais ben… commence donc par te reposer.
Sur ces paroles, il se leva et me laissa avec Robin dans la tente. Nous restâmes longtemps ainsi à discuter de tout et de rien, simplement contents de nous retrouver. Je me mis à repenser à la poudre que Robin avait jeté au feu le matin même.
-Tu sais, pour la drogue…
Il se renfrogna à l’évocation de la substance qu’il avait détruit avec rage il y a à peine quelques heures.
-Je crois que si je m’inquiétais autant c’est à cause de mon frère, dis-je tristement.
-Ton frère ? m’interrogea-t-il intrigué.
-Oui… Charlie et moi étions très proches auparavant. Et puis il a rencontré ses amis quand il est arrivé au lycée… Ils ont eu une très mauvaise influence sur lui et il s’est mis à se droguer, pour leur ressembler je pense. Depuis, il n’a plus jamais été le même et le pire était que j’étais la seule au courant dans la famille. Je l’avais découvert par hasard, quand il cachait ses doses dans un tiroir de sa chambre. Après ça je l’ai perdu… Avant que je n’arrive ici, on ne s’adressait presque plus la parole.
-Je suis navré, je l’ignorais… dit-il avec compassion, en posant sa main sur la mienne. Ne t’en fais pas, je t’ai dit que ça ne se reproduirait pas et je tiendrai parole.
-Je sais, répondis-je, en proie à un profond chagrin.
Je faisais confiance à Robin et je le croyais quand il me disait qu’il ne replongerait pas. Cependant c’était à Charlie que je pensais. Je ne pouvais plus rien faire pour lui et de simples paroles ne suffiraient pas à le résonner. Et c’était sans compter sur le fait que je ne le reverrais peut-être jamais. Il n’y avait plus rien à espérer dans son cas et c’était ce qui me faisait le plus souffrir en réalité.
Il faisait nuit noire et tout le monde avait fini par retourner se coucher. Nous n’entendions plus un bruit et le feu de bois demeurait l’unique source de lumière du camp. Le sommeil allait être difficile à trouver et laisserait certainement place à mes pires cauchemars.
Le matin suivant, ce fut la voix affolée de Robin qui me réveilla. Je crus tout d’abord qu’il parlait tout seul, avant que j’aperçoive encore à moitié endormie, l’oreillette qu’il venait de mettre dans son oreille. Il avait reçu un appel d’Enora. Je me redressai en vitesse et fus à l’affût de la moindre réaction de mon ami. Il semblait très concentré sur ce qu’elle lui disait, mais je ne pouvais pas l’entendre.
-Non c’est vrai ? J’y crois pas. C’est ce qu’elle t’a dit ?! s’écria-t-il avec joie.
Je l’observais avec attention sans comprendre.
-Merci Enora ! Merci infiniment !
Il retira l’oreillette et me regarda avec un immense sourire et des yeux bleus pétillants comme des feux d’artifices.
-Alors ? m’impatientai-je.
-Viens, il faut trouver James ! Je sais comment révéler la faille.
Nous courûmes à travers le camp, cherchant sous toutes les tentes et finîmes par le trouver près du grand brasier en train de se réchauffer les mains. Il parut très étonné quand il nous vit et ses yeux parurent sortir de leurs orbites quand Robin lui annonça ce qu’Enora venait de lui rapporter.
-Ma sœur est allée parler à l’esprit de notre mère et voilà ce qu’elle lui a dit. C’est Chopin lui-même qui détient le pouvoir sur l’horloge. Pour y accéder, nous devons le convaincre de ressortir un souvenir dans lequel il joue sa musique « Nocturne n°13 ». C’est le seul moyen de révéler la faille.
-Mais Robin, l’interrompis-je, si Chopin garde l’horloge, le gouvernement doit pouvoir lui faire confiance. C’est un des leurs ! Il n’acceptera jamais de nous aider.
-C’est aussi ce que je me suis dit, mais Enora m’a aussi précisé que ses conversations avec papa l’avaient adouci et qu’il aurait fini par approuver le combat qu’il menait avec les résistants.
-Mmm… si je comprends bien nous allons devoir nous fier à un gars mort il y a des centaines d’années et en plus nous ne sommes même pas sûrs qu’il soit de notre côté, s’amusa James. Je suis partant ! s’écria-t-il.
Je le regardai, ébahie par sa détermination et son optimisme. À peine quelques minutes plus tard, tous les habitants du camp avaient été mis au courant et tous les volontaires se rassemblèrent pour préparer la grande expédition au cimetière des souvenirs, qui fut prévue pour le lendemain. Le temps était compté et maintenant que nous avions obtenu la clé manquante, il ne fallait plus perdre un instant.
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