Chapitre 22 : L’heure du retour
Et voilà que je me retrouvais à nouveau dans les limbes de mon esprit, entourée de noirceur et d’ombres qui m’emportaient loin de Christoval, loin de tout. Je ne sentais toujours pas mon corps, seulement cette fois j’avais une conviction. Je savais que je n’étais pas morte et je voulais vivre à tout prix.
Je ne prêtais plus attention aux « Tic, Tac » qui me traversaient de part et d’autre et me concentrais sur les murmures au fond des ténèbres. La voix se faisait de plus en plus claire et je me dirigeais vers elle. Je voulais l’atteindre, l’entendre distinctement, comprendre ce qu’elle disait, la toucher, la palper, l’étreindre. Je connaissais cette voix, je savais maintenant à qui elle appartenait et je ne voulais pour rien au monde la laisser s’enfuir loin de moi. Je voulais l’attraper et ne plus jamais la lâcher.
C’est alors qu’un doux halo de lumière se dessina parmi les ombres et je me déplaçai dans sa direction. J’étais heureuse, oui, j’étais réellement heureuse. Je me glissai dans l’ouverture lumineuse et à peine l’avais-je franchi, que je pu ouvrir faiblement les yeux. Tout semblait flou au départ. Je distinguais des formes et des couleurs, mais pas encore le visage de la personne qui se tenait penchée au-dessus de mon corps immobile. Pourtant je l’entendais parler, je l’entendais m’appeler. « Aélys ! Aélys, réveilles-toi je t’en prie ! »
C’était une voix masculine et jeune que je connaissais bien. Ma vue revint peu à peu à la normale et je me redressai pour enlacer le garçon qui me faisait face. C’était mon petit frère Théo. J’étais de retour chez moi.
Je versai quelques larmes avant qu’il ne me repousse et me fixe dans l’incompréhension la plus totale, d’un regard terriblement inquiet. Il me prit par les épaules et sembla m’examiner sous toutes les coutures.
-Est-ce-que tu te sens bien ? s’exclama-t-il, très agité. Ça fait plus de trente minutes que tu ne bouges plus ! J’ai fini par croire que tu avais une attaque !
-Trente minutes… répondis-je d’une voix faible sans comprendre.
Cela faisait des semaines que j’étais partie. Comment était-ce possible ?
-Est-ce-que tu te rappelles de ce qui s’est passé ? me demanda-t-il en tremblotant.
-Oui… mais je ne comprends pas comment ça n’a pu durer que trente minutes… Je me suis retrouvée dans cette incroyable cité, Christoval. J’y ai vécu durant presque deux mois il me semble…
-Comment ? s’écria-t-il. Non ! Attends regardes.
Théo se leva et partit chercher quelque chose sur la table de la cuisine. J’étais assise au beau milieu du sol, entre le salon et la cuisine. Cependant, un détail me chiffonna. J’entendais toujours le « Tic, Tac » qui m’avait causé tant de souffrance. Je me mis alors à observer mon environnement, que j’avais l’impression de redécouvrir, comme si je n’y avais pas vécu depuis une éternité. Je balayais la pièce du regard, jusqu’à tomber sur la grande horloge en bois accrochée au mur du fond. Les aiguilles tournaient parfaitement normalement et le « Tic, Tac » régulier ne me posait habituellement aucun problème, mais pour une fois je le remarquai. Ce son surpassait tous les autres.
Je vis Théo revenir et s’accroupir, avant de brandir un objet devant moi. Une montre à gousset. Je m’en souvenais bien, c’était celle de papa, mais il y avait bien longtemps qu’il ne l’avait plus utilisée. Je fronçai les sourcils et la pris dans ma main. Théo me regardait attentivement et attendait manifestement une réaction de ma part.
-C’est la vieille montre de papa, et alors ? dis-je pour toute réponse.
Il parut très frustré et détourna la tête avant de reprendre la montre à gousset.
-Tu ne te souviens vraiment de rien ? essaya-t-il encore une fois, mais je fis non de la tête.
-Ça faisait des heures qu’on s’ennuyait et tu passais tout ton temps à la fenêtre à déprimer, alors j’ai eu une idée pour nous occuper. J’ai trouvé sur internet une méthode pour hypnotiser quelqu’un et j’ai voulu tester ! Au départ tu n’étais pas trop partante, mais tu as fini par accepter. Je ne pensais pas que ça marcherai aussi bien…
Je regardai mon frère d’un air outré et je me blâmai moi-même d’avoir accepté une telle expérience, surtout venant de Théo. Je n’arrivais pas à croire que depuis tout ce temps, j’étais en réalité sous hypnose.
-Oh mon dieu ! m’écriai-je. Je n’arrive pas à croire que je t’ai laissé faire ça ! Qu’est-ce-qui m’est passé par la tête…
Mon frère devait être quelque peu effrayé par ma réaction désapprobatrice, car je le vis se lever lentement et s’éloigner du salon.
-Attends ! lui criai-je. Je peux savoir ce que tu m’as demandé d’imaginer ou de faire exactement ?
-Eumm… pas grand-chose en vérité. Je t’ai juste dit de te rendre dans une ville futuriste et d’y rencontrer Robin… Je me suis dit que ça pourrait te faire plaisir. Mais après j’ai comme… perdu le contact… je ne sais pas pourquoi. J’ai tenté de te réveiller mais je n’y arrivais plus, jusqu’à ce que tu finisses par revenir à toi.
Théo fit à nouveau demi-tour en direction de sa chambre, après avoir posé violemment la montre à gousset sur un meuble du couloir, en marmonnant quelques mots :
-Plus jamais je retouche à ce truc moi…
Je m’étais installée à ma place habituelle, penchée au-dessus du rebord de la fenêtre du salon et observais la rue.
Je m’interrogeais. Comment avais-je pu vivre tant de choses en à peine trente minutes ? C’était impensable. Et pourtant c’était bien ce qui m’était arrivé si j’en croyais les dires de Théo. J’étais complètement déboussolée. Je me rappelai peu à peu ce que j’avais quitté avant mon voyage lointain. Nous étions bientôt à la fin du confinement. Cela faisait maintenant presque deux mois que toute la population française était invitée à rester chez elle, à cause de la propagation d’un dangereux virus que l’on nommait le Covid-19. Seuls les infirmiers et médecins étaient encore actifs et donnaient toute leur énergie pour sauver des vies. Avant, je n’en aurais sans doute pas eu grand-chose à faire, mais après l’expérience que je venais de vivre, j’avais l’impression d’être particulièrement touchée par leurs actions. Désormais, je savais que j’étais capable de mettre la main à la patte, même si les soins que j’avais apporté pendant mon hypnose n’avaient rien de réel. J’en avais la volonté et je me dis que ça suffisait.
Je regardais les quelques voitures restantes rouler tranquillement dans un Paris dépeuplé et absent du stress habituel. Soudain, mon regard se posa sur la fenêtre de l’immeuble d’en face. Un charmant jeune homme aux cheveux châtains et aux yeux bleu ciel venait d’ouvrir la vitre, sûrement pour aérer son appartement. Son visage exprimait une aura de douceur qui parvenait à traverser la rue pour m’atteindre. Il resta quelques secondes à la fenêtre pour prendre l’air, avant de rentrer sans m’avoir aperçu. C’était normal, nous ne nous étions jamais adressés la parole. Je savais cependant deux choses sur lui, deux seulement. Il s’appelait Robin et cela faisait un an qu’il était devenu étudiant en médecine. À cet instant, je me promis que dès le confinement terminé, j’irai lui rendre visite pour me présenter et lui demander des informations sur son école. En attendant, je retournais à mes pensées et mes nouveaux rêves.
Pendant des jours, les moments que j’avais vécu, ou cru avoir vécu dans la cité de Christoval me revinrent en mémoire. Je pouvais parfois y penser des heures durant, me remémorant des scènes entières, en restant sans bouger sur mon lit ou à la fenêtre du salon. Parfois je me surprenai à verser des larmes et me dépêchai de me reprendre avant que quelqu’un ne me voit dans cet état. J’avais l’impression que ce n’était pas qu’un simple rêve, mais un véritable souvenir qui me hantait sans cesse. Cependant, je ne pouvais plus m’enfuir dans mes rêves et mon imagination. J’étais revenue dans la vie réelle et je devais m’y faire.
Pourtant, j’y repensais avec acharnement et je savais que je ne pourrais chasser la nostalgie de cette folle aventure tant que je ne serais pas allée de l’avant. Lorsque fut sonnée la fin du confinement que tout le monde attendait avec impatience, je pris mon courage à deux mains et je vins frapper à la porte de la chambre de mon frère Charlie. Il fut d’abord très étonné de me voir et encore plus de la demande que je m’apprêtai à lui faire. Je lui proposai et finis par le supplier, de m’accompagner au petit parc en face de l’immeuble, celui où nous nous rendions tous les deux auparavant, afin de se rappeler le bon vieux temps. À ma plus grande joie, il accepta sans rechigner et nous nous y rendîmes dès l’après-midi.
C’était une journée de forte chaleur et le parc était rempli d’enfants et d’adolescents, qui profitaient d’une de leurs premières journées de sorties depuis la fin très récente du confinement. Mais c’était sans importance. Cette journée fut une des plus heureuses que j’avais eu depuis longtemps. Charlie et moi prîmes chacun une glace au camion de Giuliano, myrtille pour moi et citron pour lui. Il y avait certaines choses qui ne changeaient jamais. Nous traversâmes le parc et nous nous installâmes dans notre coin ombragé, sous les arbres. En réalité, si je l’avais amené ici, c’était parce que j’avais besoin de me confier. Aussi je lui racontai tout, tout ce qui s’était passé dans ma tête lorsque Théo m’avait mise sous hypnose. Au départ il s’était mis à rire, quand j’avais commencé mon histoire. Puis il n’avait plus ri. Il m’avait écouté avec attention jusqu’à la fin, comme autrefois. Quand j’eus terminé, je ne lui demandai pas de répondre quoi que ce soit. Je voulais juste rester là, à contempler les nuages vaporeux se déplacer dans le ciel bleu et sentir sa présence protectrice à côté de moi. C’était tout ce que je voulais.
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