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Le convoi avait quitté la capitale aluku, située après les abattis Cottica, un long affleurement rocheux, parcouru de nombreux filets d’eau torrentielle. Comme au saut Bonidoro[1], il avait fallu jouer des muscles et se brûler les mains à force de tirer les pirogues à la corde. Mais ensuite, le Lawa était redevenu calme. Deux heures de navigation après, on arrivait à un point de contrôle français, situé sur l’île Assissi. Ce poste, le plus important de la Guyane occidentale, était installé au milieu d’un village bosch[2], dont les maisons étaient montées sur pilotis. Fort d’une douzaine d’agents, il abritait le chef du secteur. Lorsqu’Ambroisine se présenta, les trois voyageurs furent introduits auprès de lui :

— Mademoiselle de la Tour, je suis enchanté de recevoir la fille d’un brillant officier ! s’exclama-t-il en les accueillant.

— Vous me voyez ravie également, Monsieur Rougeraux. Puis-je vous présenter la capitaine Charlotte Levavasseur de la Compagnie des Indes Occidentales et monsieur Tribois, mon garde-du-corps ?

— Et quelle raison amène une jeune femme de la bonne société dans un endroit aussi reculé et hostile de notre empire colonial ?

— Le plus noble des sentiments, cher monsieur, l’amour. Je suis promise au duc de Solmignihac. Or, voyez-vous, ce dernier devait m’attendre à Saint-Laurent-du-Maroni ou nous devions nous marier, mais, à mon arrivée, il n’était pas rentré et ses employés ne se montraient guère rassurants !

— Lorsque monsieur le Duc est monté sur ses placers, nous l’avons bien sûr reçu avec touts les égards dus à son rang et sa fonction – sans lui, l’exploitation de l’or de l’Inini ne serait qu’anarchie. Mais, il n’est pas encore redescendu. J’imaginais qu’une affaire importante le retenait mais, dans ce cas, c’est étonnant qu’il ne vous ait adressé un courrier.

— Oui et c’est ce qui m’inquiète… concéda Ambroisine, avec quelque angoisse dans la voix.

— Cependant, s’il était arrivé malheur à votre futur époux, j’eus été informé. Je gage donc que rien de fâcheux ne lui est arrivé. Me ferez-vous l’honneur de ma table, ce soir, vous et vos amis ? Je suis certain que vous avez bien des aventures à raconter.

— Si je puis me permettre, mademoiselle, intervint Charlotte, il faut surveiller nos affé.

— Rassurez-vous, capitaine Levavasseur, je vais mettre à votre disposition quelques-uns de mes hommes pour ce faire. Vous pourrez même rester une journée supplémentaire si vous le souhaitez.

L’habitation du chef des postes n’avait rien d’extraordinaire. C’était une petite construction de bois comprenant trois pièces seulement : une salle à manger avec une grande table et, de part et d’autre, un bureau et une chambre. Le mobilier était de confection locale et purement utilitaire ; cependant quelques motifs sculptés venaient l’égayer. Les murs étaient décorés d’objets locaux : pagaie, arc et flèches.... La seule exception notable constituait en un panneau décoré d’un tembe quadrichrome. Sinon, l’endroit était sombre, à cause du bois utilisé. L’avancée du toit en tôle ondulée et les petites fenêtres ne laissaient pénétrer que peu de lumière. Des moustiquaires étaient également tendues aux cadres de toutes les huisseries. La faible lueur des lampes à huile laissait des pans entiers de la pièce dans l’obscurité, enserrant les hôtes dans un bulle réduite. Dans cet espace confiné, Ambroisine se sentait comme recluse dans un château fort.

Heureusement, les mets présents à la table du seigneur enchantaient le palet des convives. On retrouvait certes les classiques de la cuisine locale, seules denrées fraîches faciles à obtenir. Monsieur Rougeraux mettait un point d’honneur à vivre en symbiose avec la population autochtone. De son point de vue, les échanges commerciaux étaient une bonne façon de se faire accepter et un préalable à d’autres relations pacifiques. Toutefois, pour honorer ses invités, le maître de maison n’avait pas hésité à sortir quelques bonnes bouteilles de sa réserve. Dans cette contrée reculée, cela équivalait à partager un précieux trésor.

Retrouver la civilisation européenne après bientôt quatre semaines de brousse remontait beaucoup le moral de la jeune aristocrate et de ses compagnons de voyage. Ils en oubliaient les douleurs dans leurs membres, la fatigue des nuits entrecoupées de tours de garde et un certain mal du pays qui, insidieusement, s’installait dans tous les esprits. Le vin, offert sans compter, aidait à la détente. Il coulait dans les gorges comme un torrent de réconfort et de bien-être. La vie, la vraie, renaissait par la joie du ventre.

— Ah, Monsieur Rougeraux, lança gaiment Ambroisine, comme j’aurais aimé que vos agents de Polygoudou nous accueillissent aussi diligemment que vous !

— S’ils avaient eu les mêmes facilités, je ne doute pas qu’ils se seraient exécutés. J’espère au moins qu’ils ne vous ont causé aucun tort, Mademoiselle de la Tour !

— Oh non, soyez pleinement rassuré. Mais il faut que je vous raconte l’incident qui est survenu juste avant et qui a failli nous coûter une pirogue…

Avec force détails et manifestation de sa désapprobation, la jeune femme raconta comment, les amarres ayant lâché, la frêle embarcation avait été emportée par le courant lors du franchissement du saut. S’en suivit toute une série de récriminations contre les piroguiers impassibles, puis les regrets qu’aucune ligne de chemin de fer n’existât, la mauvaise surprise de voir la colonie moins développée que celles plus récentes d’Afrique où son père avait guerroyé. De temps à autres, Charlotte ou monsieur Rougereaux venait tempérer ces critiques. L’environnement hostile avait certes longtemps freiné l’exploitation des terres mais la proche culture d’hévéa était préparée. De plus, on lui rappela les échecs du britannique McIntosh dans la construction d’une voie ferrée le long du Maroni et les problèmes rencontrés par le bagne pour celle reliant Cayenne à Saint-Laurent. Fort de son passé mouvementé, monsieur Tribois s’était joint à la discussion à ce moment-là.

Cependant, Ambroisine était toujours préoccupée par son futur mari. Après lui avoir renouvelé ces propos optimistes de l’après-midi, l’administrateur frontalier finit par se faire plus sombre. L’alcool aidait toutes les langues à se délier et le sujet des terribles Oyacoulets[3] fut évoqué :

— Qu’ont-ils de si « terrible », vos Eau-y-a-coulé ? Ils renversent les pirogues pour noyer leurs occupants ? se moqua l’aristocrate.

Pensant avoir fait un bon trait d’humour, elle ponctua son propos d’un rire aussi moqueur qu’affligeant. Sa tête cramoisie donnait l’impression de rebondir derrière la main immobile qui cachait sa bouche, ce qui accentuait le caractère pathétique de sa réaction.

— Hélas, vous ne croyez pas si bien dire ! C’est un peuple hostile, qui n’hésite pas à décocher ses flèches avant de poser les questions.

— Par la barbe de Watt ! Not’ cowboy Tribois aurait-y des frères à pleumes ? gloussa Charlotte, bien éméchée.

Son camarade lui donna un coup de coude dans les côtes alors qu’elle saisissait son verre pour avaler une nouvelle gorgée de Bordeaux. Surprise, elle sursauta et renversa son breuvage sur la vieille nappe blanche, qui n’en demandait pas tant pour prendre sa retraite.

— Je ne plaisante pas. On raconte également qu’ils sont cannibales !

— Oh vous savez, on dit ça de beaucoup de sauvages… mais en vérité, c’est pour effrayer les jeunes européennes un peu trop sensibles, voire augmenter le prestige de nos soldats chargés de mater ces hordes de barbares sous-développés, reprit l’aristocrate, avec la même légèreté.

— Beurnique ! C’est comme les légendes du Kraken ou c’te histoire d’baleine blanche maqueuse d’hommes… rien d’réel dans tout ça ! Juste bon pour les gobiers[4], ajouta tout aussi joyeusement la capitaine.

— Ce n’est pas aussi simple que cela ! Mais écoutez plutôt cette histoire rapportée par le docteur Crevaux, au cours de son expédition effectuée il y a près de trente ans. Il la tenait d’un des protagonistes. C’était plus tôt dans le siècle, lorsque les Bonis étaient traqués par nos soldats et ceux des Hollandais. Ils remontèrent très haut sur le fleuve, jusqu’à l’Itany. C’est là, qu’ils rencontrèrent pour la première fois les Oyacoulets[5]. Cela se déroula très pacifiquement. Mais l’année suivante, lorsque quelques Bonis, hommes et femmes, se rendirent chez ces indiens, ces derniers leur tendirent un piège sournois. Ils reçurent d’abord les nègres en amis et partagèrent un repas avec eux. Mais à la fin des libations, leur chef frappa contre un tronc et une nuée de guerriers fondit sur les convives, pour les massacrer à coup de haches ! Certains tentèrent bien de s’enfuir mais… leurs perfides hôtes avaient tendu des lianes qu’ils ne virent pas dans l’obscurité. Beaucoup trébuchèrent et furent tués sur place. Il n’y eut que trois survivants sur la douzaine de visiteurs. Et depuis, la colère des Bonis n’est pas retombée : ils empêchent toujours les indiens de descendre l’Awa[6].

— Je ne vois pas trace de cannibalisme dans cette histoire, Monsieur Rougeraux, objecta Ambroisine. Qui nous dit que vos Bonis ont été dévorés ?

— C’sont vrai qu’ça ressemble à un conflit comme on en connait aux colonies, renchérit Monsieur Tribois. J’ont entendu des histoires similaires en Afrique.

— D’accord, je vous le confesse… Mais, il n’empêche que ces sauvages restent féroces et dangereux. Ils n’ont rien de commun avec ceux de la côte, assommés par l’alcool. On dit même que leur peau est claire, leurs cheveux et leur barbe blonds comme les blés !

— Qu’avons-nous à craind’ alors ? Quand y verront Mam’zelle Ambroisine, y creiront au r’tour d’une raîne, se moqua Charlotte.

— Des sauvages blonds à la peau claire, j’aurai tout entendu ! renchérit l’intéressée. Cette histoire était très divertissante, Monsieur Rougereaux, bravo ! J’ai failli marcher.

— Certains disent qu’ils descendent de marins gallois naufragés, il y a quelques siècles… Il n’empêche qu’ils ont été signalés dans la région des placers de la Compagnie, insista leur hôte.

— Oui enfin, si ce sont les mêmes qui racontent cela que ceux qui confondent des lamentins avec des sirènes, je pense qu’on peut oublier cette fadaise puérile.

— Allons, Mademoiselle de la Tour, je vous en prie, ne prenez pas ce danger à la légère ! Plusieurs Boschs se sont plaints que le gibier disparaissait à cause des chercheurs d’or. Je ne serais pas surpris que certains indigènes ne cherchent à le leur faire payer.

— Soyez rassuré, j’ai de quoi me défendre, répondit l’aristocrate en brandissant un petit révolver entièrement nickelé, sans chien et à la queue de détente cachée. Et je suis ravie de constater que vous n’avez pas lésiné pour rendre ces agapes des plus plaisantes : nous repartirons charmés par votre réception, soyez en assuré !


[1] Un saut est un passage de rapides. Bonidoro, dans la langue locale, signifie porte des Bonis, c’est-à-dire l’entrée du pays des Bonis, appelés plutôt Aluku, à présent.

[2] C’est par ce terme néerlandais que l’on désignait les descendants d’esclaves enfuis des plantations du Suriname. Aujourd’hui, on utilise plutôt le terme vernaculaire busi nenge.

[3] On trouve aussi parfois le nom Oyaricoulets.

[4] Terme normand désignant un sot, un crédule.

[5] Le nom viendrait d’ailleurs des Bonis, selon Jules Crevaux.

[6] Ancienne orthographe du Lawa ; on trouve aussi Aoua. Au niveau de Polygoudou, deux rivières se joignent pour former le Maroni : le Tapanahoni, venu de l’ouest, et le Lawa.

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