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Ambroisine se retrouvait seule dans la luxueuse maisonnette de bois sombre. Elle avait fui lâchement devant le danger avec son hôte. Le devoir lui avait commandé de rester stoïque, malgré tout ce qu’elle venait d’endurer. Sur la piste, elle avait donc ravalé son chagrin et sa colère. Le retour s’était fait dans un silence lourd. D’abord nécessaire pour que les deux rescapés reprissent leur souffle, il s’était ensuite imposé comme inéluctable. L’aristocrate s’en voulait d’avoir abandonné ses deux compagnons. Certes, il n’était pas attendu qu’une femme de son rang prît part à la lutte, mais devant le courage manifesté par Charlotte, sa cadette se sentait si faible, comme indigne d’elle. Elle en voulait à Schlippendorf d’avoir retraité si rapidement, sans même essayer de combattre. En tant qu’homme de l’élite dirigeante, il se devait d’être courageux. Sur ce plan, il avait failli. Peut-être les indiens auraient-ils reculé s’il y avait eu une bouche-à-feu supplémentaire pour leur tirer dessus…
Recluse dans sa cage dorée, l’ara n’avait plus de raison de se parader. Elle se sentait sale, couverte d'une boue fétide de honte et d'infamie. Le dos appuyé contre la porte fermée, elle se sentit défaillir. Contrainte par les convenances, elle n’avait que trop résisté à ses émotions ; la lutte ne pouvait durer davantage. Un hoquet secoua d’abord son corps. Ses yeux, emplis d’humidité, débordèrent bientôt. Puis, poussés par les spasmes, sanglots et larmes s’échappèrent, incontrôlables. Ses jambes flageolaient : elles ne pouvaient plus la porter. La jeune aristocrate se laissa glisser le long des planches sculptées, jusqu’à se retrouver assise, les genoux repliés sous le menton. Dieu, Watt, pourquoi ? Pourquoi eux et pas moi ? Pourquoi ai-je été lâche ?
Au fond de la poche droite de sa culotte, son petit pistolet semblait son dernier allié. L’arme étincelante agissait sur elle comme un diamant sur une pie. Lui seul pouvait la soulager de ses tourments et l’aider à retrouver ses amis perdus. Ce n’était pas difficile. Le canon dans la bouche, incliné vers le haut. Une pression sur la détente et… PAN ! tout serait fini. Plus de réputation, ni de jeux de pouvoir à subir, plus de chagrin ni de charge insurmontable sur les épaules. Aucune infamie également, les Oyacoulets endosseraient bien la responsabilité de cette autolyse. Tout semblait tellement facile. Mais ces épreuves valaient-elle qu’elle tombât si bas ? La capitaine et Tribois ne pouvaient-ils encore être sauvés ? Ne devait-elle pas tenter l’impossible pour retrouver ses compagnons ? Le révolver rutilant maintenant la révoltait. S’il devait un jour servir, que ce fût pour sa survie. Elle se releva et sécha ses larmes. La vie continuait et les apparences devaient rester sauves. Il fallait à présent préparer la suite.
Pourtant cela restait plus difficile à réaliser qu’à souhaiter. Le soir, alors qu’elle soupait en compagnie de son « sauveur », Ambrosine n’avait toujours pas retrouvé, ni le moral, ni l’appétit. Elle fondit d’ailleurs en larmes de façon incontrôlée. Schlippendorf tenta de la consoler :
— Allons, mademoiselle de la Tour, il faut vous rendre à l’évidence et aller de l’avant !
— Mais comment pouvez-vous me demander d’oublier mes amis ?
— Ils n’étaient que vos serviteurs, ces gens-là se remplacent, railla-t-il, avec une légèreté insolente.
— On voit bien que vous n’avez pas bravé le danger à leurs côtés ! cingla-t-elle, la voix emplie de trémolos.
— Ja do ! Si notre bon docteur était ici, il serait intarissable sur les mille et une façons dont la mort peut venir vous saisir, en ces contrées abandonnées de Dieu. Mais il est bien trop occupé. Les serpents venimeux, les blessures qui s’infectent, la gale et la tuberculose sont son lot quotidien. Sans compter les crises de malaria, la dengue et la fièvre jaune… Croyez-le, ses journées sont bien remplies. Je vous ferais d’ailleurs bien volontiers visiter notre hôpital mais…
— Mais ?
— Ce n’est assurément pas un spectacle pour une jeune femme de votre condition. Je m’en voudrais de vous infliger pareille épreuve, après ce que vous venez de vivre.
— C’est bien aimable à vous, Maximilien, acquiesça-t-elle en reniflant.
— Hop la, ìsch güet ![1] éructa-t-il, avec un revers de la main. Je suis certes un homme de science, mais je n’en reste pas moins sensible à votre peine.
L’ingénieur plongea sa cuillère en argent dans son assiette de porcelaine. Il la porta ensuite à sa bouche et se délecta du jus du ragout. Son visage s’illumina de plaisir. De son côté, la jeune aristocrate ne parvenait pas à resentir le moindre intérêt pour ce plat. La disparition de ses deux accompagnateurs et l’aspect mal engagé de la conversation lui avaient coupé l’appétit.
— Notre cuisinier a fait des merveilles. Vous avez tort de ne pas y goûter. Le plaisir aiderait plus que certainement à vous consoler.
— Ce n’est pas cela qui me rendra mes compagnons.
— C’est une attente sans fin. Les Oyacoulets les ont emmenés, je ne vais pas vous expliquer pourquoi.
Malgré sa détresse, Ambroisine repensa soudain à ce que l’ingénieur leur avait dit dans la clairière. Si le sort de ses compagnons ne l’embarrassait pas, il était davantage préoccupé de voir les ouvriers déserter ou cesser le travail.
— Je le sais bien, Maximilien, et j’ai compris vos arguments. Mais, ne pensez-vous pas que, si la rumeur de leur présence venait à circuler sur les placers, cela serait dangereux.
— Vous croyez que nos employés vont vouloir s’enfuir ?
— Vous nous avez dit vous-même, ce matin, que les orpailleurs refusaient de travailler sur le placer où monsieur le duc fut tué, que vous en étiez rendu à devoir exhiber un cadavre de serpent pour les tranquilliser.
— Oh ja ! Oui, c’est vrai. Gott verdàmmi ! se morigéna-t-il.
— Il serait donc heureux de lancer une expédition punitive afin de chasser ces horribles sauvages et assurer notre tranquillité, vous ne croyez pas ?
Schlippendorf se sentit bien embêté. Il n’avait pas prévu que la grande blonde fût si perspicace, malgré son jeune âge et sa peine. Lui-même comptait bien envoyer des mercenaires. Il voulait cependant laisser le temps aux cannibales de festoyer, afin d’être sûr qu’ils le débarrassassent des deux acolytes de l’aristocrate. Or, comme cette dernière revenait à la charge avec acharnement, nul doute qu’elle ferait de même pour que la mission démarrât plus tôt. Il n’était pas dupe de ses motivations. Il décida de lâcher du lest :
— C’est d’accord, je donnerai des ordres dès ce soir. Maintenant, il faut penser à vous, à votre avenir. Qu’allez-vous faire ?
— Je ne sais pas. J’imagine que je vais devoir rentrer. D’abord à Saint-Laurent, ensuite en métropole.
— Il n’y a peut-être pas nécessité d’entreprendre un tel voyage de retour, la corrigea son hôte, après avoir avalé une nouvelle bouchée.
— Que voulez-vous dire, Maximilien ? sursauta Ambroisine.
Schlippendorf puisa à nouveau dans son assiette et prit le temps de bien mastiquer sa portion. En même temps qu’il savourait le mets délicieux, il jouissait de son effet et de l’attente provoquée chez sa partenaire. Voir l’exhortation et l’impatience dans son regard de jouvencelle le ravissait. Quand enfin il eut tout avalé, il consentit à briser le silence qui s’était installé. Il prit toutefois le temps d’essuyer délicatement ses lèvres et de boire une gorgée de vin avant de poursuivre :
— Et bien, il y a l’héritage du duc. Vous pouvez toujours demander à sa majesté notre roi un mariage posthume. J’imagine que vos deux familles se sont échangées un nombre suffisant de missives pour justifier qu’il vous l’accorde. En outre, votre père étant un brillant général, le conquérant du Strahl qui plus est, que pourrait-on lui refuser ?
— Je ne connaissais pas l’existence de cette procédure.
— Comme bien peu de monde, en vérité. Mais c’est très long et quelque peu incertain ; personne n’est à l’abri d’un esprit malfaisant qui fera échouer le dossier. Il nous reste une autre carte à jouer.
— Je ne comprends pas !
— Je vous montrerai bientôt. En attendant, faîtes-moi plaisir, je vous prie, mangez de ce succulent ragoût. Vous avez besoin de reprendre rapidement des forces pour le voyage. La saison des pluies approche et notre départ ne saurait tarder, si nous ne voulons pas être bloqués ici pendant de nombreux mois.
[1] Expression alsacienne signifiant, allez, c’est bon.
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