10

7 minutes de lecture

Sur leur droite, les feuillées s’agitèrent. Tous deux rentrèrent en la forêt et s’accroupir pour se cacher. Un petit groupe d’hommes pénétra dans la clairière incendiée. Ils étaient grands et presqu’entièrement nus. Un étroit pagne rouge leur conférait le minimum de pudeur. Leur peau était certes cuivrée, mais leur pilosité était bien originale. Leurs cheveux et leur barbe, longues mais soigneusement peignées et attachées, étaient aussi blondes que l’or tant convoité.

— Je savais qu'il en restait ! chuchota l’officière, ébahie.

Son compagnon la gratifia d’un coup de coude, avant de lui intimer l’ordre, par un geste approprié, de se taire. Heureusement, les Oyacoulets ne l’avait pas entendue. Ils étaient trop occupés à constater péniblement les dégâts de l’expédition punitive. L’un d’eux, agenouillé auprès d’un cadavre carbonisé, pleurait et criait son désespoir. Deux autres examinaient avec interrogation des douilles brillantes ramassées au sol. Un dernier fut intrigué par le bras solitaire. Il héla finalement ses camarades et tous tinrent conseil.

De calmes, les échanges virèrent rapidement à l’affrontement. Tous se liguèrent contre un seul. Les doigts accusateurs et la grêle de propos absconds mais promptement prononcés d’un ton rageur ne pouvaient tromper. Aux mots, succédèrent les coups de lances et de poignards, donnés comme pour écraser celui qui les recevait. L’homme se débattait mais tomba prestement au sol en hurlant de douleur. Les autres s’acharnèrent. Eux aussi poussaient des cris, mais de fureur. Horrifiée par cette mise à mort et le souvenir qu'elle rappelait, Charlotte essayait de détourner le regard en se cachant contre son amant. Sa curiosité était cependant plus forte, de sorte qu’elle risquait, de temps à autre, un œil vers le pugilat. Les coups cessèrent enfin. Un des assaillants s’accroupit alors. Il sembla s’affairer sur le cadavre. Quand il se releva puis se retourna vers la rivière, les deux espions comprirent avec effroi de quoi il retournait.

Le chasseur, un couteau ensanglanté dans une main, tenait un morceau de chair sanguinolent dans l’autre. Il l’éleva, comme pour le présenter au ciel sombre :

— Derbyn yr offrwn hwn, o Tudh Huwh, Dduwies Hollalluog![1] scanda-t-il.

Il porta le bout de viande à sa bouche et arracha la chair avec ses dents puis la mâcha ostensiblement. Au même instant, un prodigieux coup de tonnerre retentit. L’éclair frappa la surface de l’Inini. L’espace d’un instant, toute vision disparut. Quand les rétines se furent remises du choc, le trophée passait de mains en mains, chacun prélevant sa part, s’essuyant ensuite à même la peau de son torse. Ce qui restait fut abandonné à côté de son propriétaire. Puis la demi-douzaine de guerriers poussa des hululements sinistres et effrayants, qu’accompagnait le grondement du ciel. Ce dernier s’ouvrir et un rayon lumineux descendit jusqu’aux amérindiens. Puis, tel le projecteur d’un mirador, il balaya la clairière désolée jusqu’à la cachette des deux européens. Interloqués, tous les témoins suivirent sa course.

— Berdi ! s’écria Charlotte, blême comme un navet.

— Sors ton arme ! commanda Tribois en armant sa carabine Marlin.

Le fusil tonna, le claquement sec sonnant comme un couperet. Atteint en pleine tête, le chef de la bande s’écroula. Mais il avait eu le temps de donner ses instructions. L’œil mauvais, ses hommes se ruaient vers l’emplacement indiqué par le pinceau lumineux. Le sinistre cliquetis du mécanisme de la Marlin tinta. Une douille brûlante et luisante sauta de la culasse ouverte, qui se revint ensuite en place en armant le percuteur. Puis une nouvelle détonation déchira l’air. Un nouvel Oyacoulet fut fauché et s’effondra. L’ancien légionnaire n’avait pas perdu la main. Mais alors qu’il s’apprêtait à occire un troisième, sa compagne le poussa : un des guerriers le visait avec sa sarbacane.

— Bouge, ent’ les tirs. T’es plus dans ta section, mon poulet !

Avec l’agilité d’un chat margay, elle se releva et envoya une bordée contre un quatrième brave qui en avait profité pour s’approcher. Puis, elle courut sur quelques mètres pour se plaquer derrière un tronc. Un regard sur le champ de bataille. Une flèche la frôla. Par réflexe, elle pivota pour l’éviter. Des feuilles se froissèrent. Elle voulut dégainer le sabre qu’elle n’avait pas emporté. Ces quelques secondes permirent à l’assaillant d’être sur elle. Une première balle tirée à bout portant l’arrêta net. Bénie fût la détente double action du sieur Lefaucheux ! D’un coup du plat de la semelle, l’officière fit basculer en arrière le corps agenouillé de sa victime. Mais un autre arrivait derrière. Le premier projectile le toucha à l’épaule et le déséquilibra. Ce n’était pas assez pour le raisonner et il se relevait. La haine défigurait son visage ensanglanté. Un nouveau tir, mieux ajusté, le cloua au sol. Charlotte haletait ; son cœur battait à tout rompre. Il ne lui restait que deux balles dans son barillet.

Son compagnon n’était qu’à quelques mètres d’elle, en position derrière un tronc. Il continuait à faire feu à un rythme effréné. Des traits fusaient de son côté. Pourtant, il semblait calme et tranquille, comme habitué au danger. Il alternait les positions, debout puis agenouillé, et interdisait tout débouché à l’ennemi. Mais la fumée devait l’aveugler. Il ne vit pas que deux individus rampaient vers lui. L’officière essaya de l’alerter. Son cri fut couvert par un nouveau coup de feu. Les deux serpents se dressèrent simultanément. Elle en abattit un en pleine extension. Mais elle ne pouvait avoir le second. Un nouveau projectile feula devant son front et l’obligea à se cacher. Elle se plaqua à terre et chercha celui qui l’avait visé.

Surpris par l’attaque, Tribois recula en levant le bras. Il faillit buter dans le corps étendu au sol, qui lui saisit une jambe. Par chance son assaillant était du bon côté. Un coup de crosse dans la mâchoire l’arrêta. La plaque de couche vint ensuite cogner dans ses dents et le fit chanceler. Mais le baroudeur fut alors jeté au sol par son complice. D’un coup de talon, il l’assomma. Puis il reprit sa carabine et neutralisa l’autre combattant par un tir à bout touchant qui le projeta à quelques mètres de là. Un troisième porta sa sarbacane aux lèvres. Tribois roula pour s’éloigner, se mit à genoux et lui lança sa Marlin au visage. Il profita du flottement pour dégainer son révolver et l‘armer avant d’abattre le guerrier puis l’archer qui l’avait rejoint. Le silence s’abattit enfin.

— Marcel, mon chou, tu n’as rien ?

— J’ont ren ! Et toi ?

— Pourquoi, qu’ils ont voulu nous escoffier ? Pourquoi cette violence ?

— D’la, tu t’ souviens qu’ils ont voulu nous bouffer. Mais ! Qu’est-ce qu’arrive à ta musette ? T’es blessée ?

D’un air inquiet, il montra une tache rouge sur la sacoche écrue de l’officière. Celle-ci passa sa main sous sa vareuse. Son cœur s’emballa. Elle défit rapidement les boutons et souleva le rabat du sac à pain. La souillure semblait provenir de la statuette. Avec prudence, la capitaine la sortit et l’observa. Sa face avant était recouverte d’un liquide poisseux, couleur du sang. Effrayée et surprise, la jeune femme lâcha prise et laissa tomber l’objet au sol.

— C’est quoi, c’ bardou !

— D’la, c’est pas toi ?

— Mais nan ! C’est la statue, agade !

— Arrête de berdiner, Marinette !

À moitié hilare, Tribois ramassa le fétiche. Il constata lui aussi la présence du fluide écarlate qui en recouvrait une partie. Charlotte lui montra sa vareuse immaculée. Il n’eut même pas le loisir d’être soulagé. Son sourire narquois disparut alors pour laisser place à une mine totalement déconfite. Le couple s’échangea un regard médusé, où se mêlait stupeur et terreur. Au-dessus de leur tête, les nuages s’étaient refermés et continuaient de s’illuminer et de gronder.

— Tu crois que… ?

— J’ chais pas, mon chou, mais je vais pas la garder ! T’imagine l’effet qu’elle fera sur ta patronne !

— J’ vont aller la poser enconte le premier macchabée, en c’ cas. Tiens mon fusil.

— Nan, j’y vais ! Mais couvre-moi quand même, j’ai plus qu’une balle dans mon barillet !

Anxieuse, Charlotte s’avança avec précaution, revolver à la main. Du bout du pied, elle vérifiait que les amérindiens étaient bien morts. Elle approcha ainsi du corps sans vie du sacrifié et déposa avec respect le petit objet en bois à ses côtés. Dans le ciel, la couverture nuageuse se déchira en ronronnant. Un nouveau rayon de Soleil perça jusqu’au sol. Le temps se figea un instant. La capitaine aperçut avec horreur le trou béant dans la poitrine du cadavre ; l’origine de l’épanchement sur le fétiche correspondait en tout point à la blessure. Son regard se posa alors sur le visage de bois et ses yeux s’écarquillèrent. Elle revint en trottant, le visage blême.

— Tu m’ croira jamais ! Quand euj l’ai posée, sa bouche ont bougé.

— Au mort ?

— Non, patouf ! À la statue ! Elle a fait un genre eud sourire gêné… comme si elle voulait me remercier… J’ vais encore pas arriver à ferme l’œil de la nuit !

— Oh, arrête de berdiner ! C' sont ta caboche qui travaille trop.

La nuit… elle allait bientôt tomber. Et aucun d’eux n’était équipé pour la passer en sécurité ! L’endroit n’était pas pour les rassurer. Avant de repartir, ils ramassèrent qu’ils purent trouver sur les cadavres. Ils se jurèrent qu’ils ne reparleraient jamais de cette histoire.

[1] Accepte notre offrande, Tudh Huwh, déesse toute puissante !

Annotations

Vous aimez lire Romogolus ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0